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Cette première phase de l’étude nous a permis de caractériser l’activité d’un groupe d’opérateurs dans une « ligne modèle » regroupant les caractéristiques du lean. Notre analyse s’est tout particulièrement centrée sur la gestion de différentes formes de variabilité par les opérateurs et les collectifs, sur les marges de manœuvre dont ils disposent et les conditions nécessaires au déploiement de ces stratégies.

Nos données soulignent des formes de réélaboration des règles par les opérateurs et les collectifs nécessaires pour réaliser la production demandée. Nous avons notamment pu observer que la façon dont sont conçus les standards de travail, et plus spécifiquement les standards de début et fin d’opérations ne sont pas tolérants à la variabilité. L’apparition par exemple d’un incident à un cycle de travail peut avoir des répercussions sur plusieurs cycles après. Dans certaines situations nous avons montré que c’est l’écart à la règle qui permet une meilleure performance. Dans d’autres situations, les opérateurs se trouvent confrontés à des situations dans lesquelles certains éléments dans leur situation de travail étant en 152

contradiction, les conduisent à réaliser des arbitrages souvent au détriment de leur santé. En fait, les compromis établis par les opérateurs peuvent être équilibrés ou non équilibrés (Rabardel et al., 2010). Dans les situations étudiées les opérateurs prennent de l’avance dans la réalisation de leur travail pour prévoir les cycles de travail plus lourds qui risquent de les faire couler mais cette prise d’avance se fait souvent au détriment de leur santé, par exemple en les conduisant à adopter des postures contraignantes. Ainsi, nous avons montré les formes de coût pour les opérateurs comme pour les collectifs que peuvent engendrer ces stratégies mais surtout les formes de coût engendrées par une conception des postes de travail « au plus juste ». De plus, la diversité dans la production (dans la logique d’une production à la demande), introduit de la variabilité des actions et la nécessité de contrôler sa propre activité (Faye, 2007). Or dans la logique du lean, ces tâches n’apportent pas de valeur ajoutée au produit, les temps qui leur sont alloués sont réduits au minimum. Pourtant, nos données confirment la proposition selon laquelle les travailleurs désirent, naturellement, accomplir un travail de qualité.

Cependant, tous les compromis ne sont pas réalisables, leur mise en œuvre dépend des espaces des compromis possibles pour l’opérateur c'est-à-dire de marges de manœuvre dont il dispose (Rabardel et al., op.cit.). Cet espace de liberté offert par l’organisation du travail, pouvant être investi par les opérateurs permet au-delà de la réalisation de la production, de construire des savoirs, d’élaborer des gestes (Chassaing, 2010). Cependant, ces compromis ne sont pas reconnus par l’organisation du travail, au contraire ce sont des violations aux règles qui empêchent l’amélioration en masquant les problèmes. Du point de vue de l’organisation du travail, ces stratégies des opérateurs ne sont pas reconnues comme efficientes pour le système de production mais plutôt comme un frein à l’amélioration continue. Ces données vont dans le sens d’une séparation entre activité productive et constructive. Pour le lean, l’opérateur doit travailler au nominal c'est-à-dire en suivant le standard, jusqu’à ce qu’une meilleure façon de faire ne soit trouvée. Autrement dit, de ce point de vue, les régulations chaudes, c’est-à-dire réalisées en situation de production, empêcheraient les régulations froides au sens de de Terssac et Lompré (2002), réservées aux chantiers d’amélioration en masquant les problèmes et les difficultés rencontrées par les opérateurs. Cependant, il semble que les opérateurs régulent à chaud tout en mettant en œuvre des stratégies de signalisations multiformes qui pourraient favoriser les régulations froides.

Contrairement au point de vue selon lequel les régulations en situation empêchent l’ « amélioration continue », nous avons montré que les opérateurs font remonter les difficultés, les dysfonctionnements tout en régulant en situation. Cette régulation n’est pas contradictoire avec l’idée d’amélioration continue et en plus elle est nécessaire car l’environnement (par exemple les contraintes des RU ou de la Direction) ne permet pas de respecter la prescription qui voudrait que l’opérateur signale et arrête son travail dès qu’il trouve une difficulté. Il existerait trois raisons majeures qui empêchent du point de vue des opérateurs l’instauration d’une démarche d’ « amélioration continue ». Premièrement les difficultés sont remontées mais elles ne sont pas traitées. Deuxièmement les difficultés sont remontées, elles sont traitées mais les transformations ne correspondent pas aux besoins des opérateurs. Et troisièmement les difficultés sont remontées, elles sont traitées mais au niveau des transformations s’il y a une amélioration au niveau des conditions de réalisation du travail alors des tâches supplémentaires sont ajoutées. Ces trois raisons constituent un frein pour la remontée des informations et conduisent à ce que les opérateurs ne remontent plus leurs difficultés mais les gèrent en situation notamment en s’organisant au sein du collectif.

Daniellou (1983) avait déjà mis en évidence dans des postes d’assemblage d’une usine automobile, ne requérant a priori pas de qualification, une série de mécanismes complexes d’identification et de contrôle, mais cette activité n’était pas été reconnue car elle ne se voyait pas (Daniellou, Laville & Teiger, 1983). Ainsi, les salariés sont confrontés à des injonctions auxquelles il est difficile de faire face dans la mesure où l’organisation leur fournit peu d’outils pour y parvenir (Coninck, 2005). Le développement de stratégies individuelles pour faire face aux situations de travail non prises en compte par l’organisation a été souvent mis en évidence en ergonomie (par exemple, Daniellou, 1983 ; Gaudart, 1996 ; Vézina et al.,

1999 ; Faye, 2007). Comme le souligne Faye (op.cit.) qui a étudié dans des organisations de type « Qualité Totale » le développement de stratégies de récupération des erreurs, le développement de stratégies opératoires malgré le peu de marges de manœuvre existait déjà dans les organisations tayloriennes-fordiennes « mais elles sont d’autant plus nécessaires que le travail dans le néo taylorisme [le TPS] est contraignant et plus intense » (p. 59). Ces stratégies reposent sur des savoirs concernant les « principes d’utilisation de leur corps au travail pour anticiper, atténuer et donc prévenir la douleur et/ou la fatigue » (Chassaing 2004, p. 151). Ces stratégies sont le reflet de l’expertise de l’opérateur (Gaudart, op.cit).

En adoptant les principes de production lean, l’organisation vise une stabilité du système de production intégrant la flexibilité en lien notamment avec la diversité de la demande. Cependant, il semble qu’actuellement la prise en compte par l’organisation de la variabilité dans la conception des situations de travail soit faible, ce qui impose aux opérateurs la réalisation de compromis pour intégrer la variabilité afin d’une part de répondre aux objectifs de performance et de production, réalisés dans certains cas au détriment de leur santé et, d’autre part, d’éviter par là même des situations d’empêchement. Les faibles marges de manœuvre laissées aux opérateurs conduisent à des situations contreproductives du point de vue de leur santé et de la performance de l’entreprise

La mobilisation du concept d’activité empêchée (Clot, 2008 ; 2010) permettrait d’expliquer en partie les effets négatifs du lean sur la santé et la performance de l’opérateur. Nous nous appuyons ici sur une vision de la santé et de la performance au travail dans laquelle le respect du « travail bien fait » est essentiel (Clot, 2010). Dans ce sens, le travail de l’intervenant pourrait être de favoriser l’institution d’un conflit sur la qualité du travail. Il convient alors de s’interroger sur la place que prennent ces stratégies opératoires dans le processus d’amélioration continue du lean. Notre deuxième campagne de recueil se centre alors sur l’étude des chantiers d’ « amélioration continue ».

Chapitre 9 : Analyse du fonctionnement des

chantiers lean

Présentation de l’étude et des objectifs de recherche

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