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3.2. Un intérêt important dans le monde de la recherche

3.2.1. La vision des chercheurs

Nous l’avons vu, ces archives sont un moyen de faire une histoire de la délinquance ou de la justice, mais elles regorgent de bien d’autres richesses. Ce sont « des sources sur le sociabilité des classes populaires tout à fait extraordinaires »230. Jean-Jacques Yvorel et David Niget mettent en avant la même idée : les archives des tribunaux pour enfants sont une des rares sources où l’on trouve la parole de ceux qui ne l’ont habituellement pas. Ce ne sont pas seulement les archives d’une institution judiciaire ou d’une jeunesse délinquante, hors-normes. Ce sont aussi les archives de la jeunesse des classes populaires. Ce sont le lieu de témoignage des « silencieux de l’Histoire »231 qui ont moins souvent accès à l’écriture et moins d’occasions d’être visibles socialement. Leur richesse tient également à leur niveau de détail sur les habitudes et le quotidien de la jeunesse populaire : « on va retrouver des morceaux de leurs conditions d’existence matérielle, on a là des détails parfois très très précis de leurs conditions matérielles de vie, de leurs loisirs, de ce qui les intéresse »232. « Les archives judiciaires nous disent beaucoup de choses à la fois sur les normes sociales, des pratiques culturelles, des populations et ne sont pas simplement des archives de la déviance ou qui concerneraient des pratiques hors normes, au contraire »233.

Tous nous ont fait remarquer l’importance de croiser les dossiers de la justice et des autres institutions prenant en charge des mineurs. Il est intéressant de s’attarder sur les décisions prises par le tribunal pour enfants et parmi ces décisions, beaucoup débouchent sur un placement. Est aussi soulignée par les chercheurs la redondance entre les dossiers (évoquée précédemment), mais également les différences entre eux. Les recoupements entre ces derniers sont un moyen de consolider les informations obtenues, mais aussi de suivre le parcours des jeunes. Ce suivi peut s’opérer entre les institutions, mais également au sein même du corpus des archives judiciaires. C’est une façon de s’intéresser à la problématique de la récidive.

230 Annexe 1, entretien avec Jean-Jacques Yvorel, chercheur à l’École nationale de la Protection judiciaire de la jeunesse, du 16 avril 2020, p.92

231 Ibid.

232 Ibid.

233 Annexe 1, entretien avec David Niget, enseignant-chercheur en histoire à l’Université d’Angers, du 20 avril 2020, p.92

Les parcours ne se poursuivent pas toujours dans la même ville. Une dimension géographique existe dans la délinquance : « un jeune ne va pas toujours commettre un acte délinquant à Angers parce que c’est son tribunal. Il bouge et beaucoup décident de partir à l’aventure, de monter à Paris ou de se rapprocher des grandes zones portuaires, Nantes, le Havre, voire aller en Angleterre, traverser l’Atlantique et aller en Amérique »234. Retracer ces parcours est un véritable défi lié à la nécessité de croiser les fonds de différents ressorts judiciaires. Néanmoins, il se justifie par le véritable éclairage qu’il apporte lorsque l’on souhaite étudier la délinquance dans sa dimension géographique.

Ce recoupement n’est pas toujours rendu facile, notamment par les instances privées de placement qui refusent parfois d’accepter le statut public de leurs archives et donc leur libre communicabilité. « Par exemple à Angers, on a le cas très clair du Bon Pasteur d’Angers qui a estimé longtemps que ses archives lui appartenaient et que c’étaient des archives strictement privées là où en réalité, me semble-t-il, la loi des archives et même la loi tout court des données personnelles nous signalent que ces archives de jeunes filles placées par le juge des enfants dans une institution, même si elle est privée, restent des archives publiques et doivent être accessibles comme des archives publiques »235.

Jean-Jacques Yvorel nous met en garde face aux différences de discours entre les différentes institutions.

Pour nous permettre de bien comprendre l’idée, il prend l’exemple d’un ouvrage réalisé par Philippe Artières et Dominique Kalifa intitulé Vidal. Le tueur de femme. Ils tentent de faire une biographie de ce criminel. Pour l’écriture de cet ouvrage, les auteurs ont utilisé les archives produites à partir de son arrestation jusqu’à sa mort. Ces archives comprennent bien sûr des documents issus de la procédure judiciaire, mais également des journaux car c’est une affaire médiatisée. On se rend alors compte, en comparant toutes ces archives, qu’il est possible de raconter une multitude d’histoires différentes. Il ne s’agit pas d’un mineur, mais le mécanisme est le même pour les dossiers de jeunes. Dès qu’un dossier est un peu conséquent, plusieurs versions de l’histoire d’un seul enfant apparaissent. Si nous prenons les dossiers des établissements et celui du tribunal, « on a un véritable kaléidoscope de la vie du gamin »236. Les versions différentes concernent tous les aspects de sa vie : sa petite enfance, sa scolarité, son adolescence. Les récits divergent également entre les différents établissements par lesquels peuvent passer le mineur. À titre d’exemple, Jean-Jacques Yvorel fait une comparaison entre un foyer d’hébergement et un service de milieu ouvert : « il va être insupportable dans le foyer, ingérable, tout ce qu’on veut et puis un petit garçon ouvert et sympathique pour l’éducateur du milieu ouvert »237.

Jean-Jacques Yvorel nous avertit également à propos du contenu même des dossiers et sur la nécessité de bien connaître le fonctionnement de la justice des mineurs pour comprendre ce contenu. Il souligne à cette occasion un paradoxe : pour comprendre les archives des tribunaux pour enfants, il faut bien 234 Ibid.

235 Ibid.

236 Annexe (mettre numéro annexe), entretien avec Jean-Jacques Yvorel, chercheur à l’École nationale de la Protection judiciaire de la jeunesse, du 16 avril 2020, p.92

237 Ibid.

connaître l’histoire de la justice des mineurs ; or c’est avec ces mêmes archives que l’on fait cette histoire. Concernant l’avertissement à propos du contenu des dossiers, il prend un exemple : celui des procès-verbaux d’audition. Il nous dit qu’au XIXe siècle, le contenu du procès-verbal est une transcription mot à mot de ce qu’a dit le jeune, parfois même un recueil de la langue vernaculaire. Par la suite, les propos des jeunes sont de plus en plus reformulés dans les procès-verbaux d’audition. Il nous confie alors avoir vu le silence reformulé. Cette connaissance lui vient de son expérience en tant qu’éducateur, avant sa carrière d’historien. Avoir conscience de ce phénomène permet de prendre une certaine distance vis-à-vis des dossiers et de ne pas se fier uniquement à ce que dit ou retranscrit le juge.

Dans la suite de cette idée, David Niget nous met en garde contre une autre forme de discours qui est le

« discours d’autorité » : les discours de la justice ou de la médecine se présentent comme des discours d’autorité sur les enfants déviants alors qu’en croisant les dossiers, « on se rend compte qu’il y a une dimension assez variable dans la façon de qualifier la déviance. Parfois des discours très stigmatisants, très jugeants sur le plan moral peuvent être contrebalancés par des analyses au contraire beaucoup plus compréhensives utilisant les science sociales naissantes dans les années d’après la Seconde Guerre mondiale dans le champ du social, en particulier la psychologie »238. Le recoupement des sources est donc un moyen d’analyser l’aspect subjectif du discours sur la déviance et plus particulièrement sur la jeunesse déviante.

Les fonds des tribunaux pour enfants, au même titre que la plupart des fonds judiciaires, sont composés de beaucoup d’archives sérielles. Un des dangers est de rentrer dans un rapport routinier à ces archives, en raison d’une consultation qui peut vite devenir répétitive entre tous les dossiers. Cette routine peut aussi être due à une certaine habitude dans la consultation de ces dossiers pouvant mener à un autre danger qui est celui de ne plus s’étonner de rien. Adélaïde Laloux souligne même que « le fait de voir autant de dossiers se succéder entraîne ensuite une certaine forme de banalisation qui [l]’a mise mal à l’aise »239. Guillaume Périssol nous dit que, heureusement, certaines choses permettent de prévenir ce rapport et d’éviter de tomber dans cette routine qui ferait prendre trop de distance par rapport aux documents et aux histoires qu’ils racontent. Il nous fait part de l’existence d’histoires très

« savoureuses », « extraordinaires » ou au contraire « très difficiles » qui permettent de capter de nouveau l’attention240, lors de recherches devenues monotones.

Une difficulté qui revient souvent est le manque de détails des instruments de recherche. Adélaïde Laloux rappelle leur anonymisation qui a rendu difficile son échantillonnage des dossiers et complexifié encore sa démarche. Guillaume Périssol et David Niget ont, quant à eux, eu recours à des fonds qui n’avaient jamais été exploités par d’autres chercheurs.

238 Annexe 1, entretien avec David Niget, enseignant-chercheur en histoire à l’Université d’Angers, du 20 avril 2020, p.92

239 Annexe 4, p.95

240 Annexe 1, entretien avec Guillaume Périssol, enseignant-chercheur en histoire à l’École nationale de la Protection judiciaire de la jeunesse, du 17 avril 2020, p.92

Toutefois, face à ces difficultés, les chercheurs ont pu trouver de l’aide auprès des archivistes qui les ont guidés dans leurs recherches et dans la consultation des instruments de recherche. Ces relations se sont toujours bien déroulées.

David Niget nous a fait part de son expérience à Montréal où la consultation des archives fut bien différente de la France : il a consulté les archives dans des locaux où il n’y avait pas d’archiviste et où tous les dossiers étaient à sa disposition. Il avait bien évidemment pris un engagement écrit de respect de la sécurité et de la confidentialité. L’ouverture des archives était donc totale et il souligne une certaine liberté qui contrastait avec son expérience angevine très procédurière. Il avoue toutefois que cette liberté n’aurait pas été si appréciable à Angers et que la présence des archivistes l’a vraiment aidé dans ses recherches. Il a en effet fait face à une difficulté archivistique liée à la spécialisation pas encore totale du tribunal pour enfants pour sa période d’étude. Entre 1912 et 1945, le tribunal pour enfants et adolescents d’Angers n’avait pas encore de greffe spécifique. Ses archives sont donc fondues dans le corpus des archives judiciaires. Une grande difficulté a été de retrouver les dossiers dans un fonds qui, nous l’avons vu, est très conséquent. Il nous fait part de l’existence d’un registre très précieux classé en sous-série 2 U, pourtant consacré à la cour d’appel. C’est un registre des affaires de mineurs jugés au tribunal correctionnel d’Angers. Il lui a permis d’identifier les dossiers de procédures et les cotes. Le dépouillement des dossiers fut ensuite « un travail assez fastidieux parce qu’il fallait sortir beaucoup beaucoup de cartons pour trouver un dossier à une époque, 1912-1945, où il y a peut-être on va dire 5 % des affaires en correctionnelle qui concernent des mineurs »241. Il nous fait part d’une certaine frustration en raison d’une démarche qui demande beaucoup de travail, un temps de dépouillement assez conséquent pour ne trouver qu’une ou deux fois par jour un dossier assez important.