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Je n'aime pas les grosses valises bien propres qui sentent le neuf et la croisière. Pas non plus celles qui ont l'air d'une famille unie, groupées par ordre de grandeur de la plus grosse à la plus petite, avec un sac appareillé ajustable à l'épaule, son contenu sécurisé et repérable en un claquement de doigts : passeport, clés, pochettes pour téléphone cellulaire et petite monnaie, agenda intégré, miroir inclus et autres usages utilitaires. J'ai horreur des valises métalliques aux allures de coffre-fort, conçues pour accompagner le voyageur intergalactique. Je n'aime que les petites valises usées, écornées, salies et ternes qui ont l'air d'avoir vieilli à l'ombre d'un placard, d'une chambre à fournaise, ou dans un grenier parmi une masse de vieilleries ; celles que les gens abandonnent et laissent tomber sans se soucier de les abîmer. Elles sont de plus en plus rares, semblables à ces gares, grugées elles aussi par le temps, érigées entre deux villages traversés distraitement. J'aime ces petits bagages aussi anonymes que leurs propriétaires qui donnent l'impression d'avoir survécu à une catastrophe.

La plupart du temps, ceux à qui ils appartiennent ont en commun d'être hors de toute modernité, d'avoir l'âge, la réserve et l'effacement de leur bagage, de voyager en solitaire, et de ne pas chercher à entrer en contact avec qui que ce soit. Quelquefois, il s'agit d'une vieille dame, étonnamment élégante, dont le manteau, les gants (peu importe la saison) et le chapeau semblent tout droit sortis d'un film des années quarante. D'autres fois, c'est un vieil homme aussi plissé que son paletot et qui entre dans la catégorie des « maganés de la voiture », pour reprendre les termes de ma mère.

Quand j'étais enfant et qu'on me mettait sur le train en route pour le bas du fleuve, c'est dans cette catégorie que se retrouvaient ceux qui avaient l'air d'avoir souffert, ceux qu'elle ne trouvait pas particulièrement beaux, de même que ceux qui semblaient n'avoir pas dessoulé depuis des lunes.

Je ne cherche pas à imaginer leur histoire, c'est leur présence qui m'intéresse, la posture de leur corps, leur façon de bouger ou de rester immobiles, l'angle de leur tête, la découpe de leur silhouette projetée au sol, les jeux d'éclairage, les contrastes qui en résultent, le regard qu'ils posent sur ce qui les entoure ou ce qui se lit dans leurs yeux. J'aime croire que leurs vêtements, que leur valise fatiguée, et les rares objets auxquels ils

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s'accrochent, portent le secret de ce qu'ils sont, que la réaction qu'ils ont, quand des enfants ou de jeunes marginaux s'agitent autour d'eux, parle tout autant. Pas tellement d'eux, mais du monde et de sa traversée.

Je ne possède que deux valises : une petite rouge à roulettes, et une de ces vieilles choses, lointaine cousine de celle qui avait accueilli les poussins de l'enfance dans la chambre à fournaise. La première sert à transporter mes livres, et la seconde a connu plusieurs destins. J'y range des dessins, des carnets, des cailloux aux formes particulières, des clous rouillés, des éclisses de bois flottant recrachées par la mer gaspésienne. Plus d'une fois, elle m'a servi d'écritoire, de table à dessin, de desserte, et même de marchepied pour me permettre d'atteindre un objet dans le haut du placard.

Si j'avais à choisir entre la rouge et la mallette, je n'aurais aucune hésitation ; je trouverais bien le moyen de transporter mes livres autrement. Mais je ne peux pas me départir de la « petite maganée de la voiture » qui me vient d'une connaissance, et dont le contenu originel ne m'était pas destiné. Je ne connais rien de son parcours, je l'ai faite mienne pour éviter qu'elle ne prenne le chemin des déchets.

Je l'aime pour ce lien qu'elle noue entre la boîte de livres trouvée dans les ordures, et cette valise de la chambre à fournaise du sous-sol de nos enfances. Je la tiens, comme la cicatrice à mon pied, loin des regards. Je ne l'ouvre que rarement et quand je le fais, je m'assois par terre, je l'installe entre mes cuisses, et j'en revisite le contenu. J'évalue ce qui reste en place, ce qui en sort, j'en soupèse chaque élément, j'ouvre les carnets au hasard et je prends le temps de me relire, souvent dans l'étonnement que soulève une phrase, ou une amorce de poème écrit en toute hâte sur un bout de papier déchiré, glissé entre les pages, avant d'ajouter quelques lignes, d'en rayer ou d'en transformer un passage.

La dernière fois que j'ai procédé à l'inventaire de la valise, je n'ai retiré qu'une seule chose : la photo de Charles que j'avais glissée dans une des pochettes latérales. Je suis redescendue à l'étage pour l'envelopper dans une pellicule plastique. Je l'ai glissée dans le congélateur, derrière le sac de pois surgelés.

Une fois remontée, je suis restée debout au milieu de la pièce et, après une courte hésitation, j'ai récupéré cette unique photo que je possède de notre mère, assise dans ce chaland que lui avait fabriqué grand-père, et grâce auquel elle se faisait de l'argent de poche en conduisant les marins du quai de

débarquement du port aux abords du centre-ville de l'autre côté de la rivière Matane. L'embarcation lui servait surtout à pêcher en compagnie de Jean-Claude, son aîné de quelques années que grand-mère était venue chercher à la Crèche de Québec, après que le curé de la paroisse eût raconté en chaire que l'enfant de dix ans n'avait aucune chance d'être adopté.

Sur cette photo, elle a le chic des jeunes femmes de son époque, et avec sa jupe ample, serrée à la taille, ses chaussures noires et son élégant corsage, on la dirait tout droit sortie d'un magazine de mode. Elle sourit pour la caméra et ne se doute pas encore qu'un jour son cœur battra de l'aile.

Je me suis rassise par terre et j'ai replacé la valise entre mes cuisses, traversée par la sensation que le fleuve et les vents gaspésiens possèdent le troublant pouvoir de remonter jusqu'à moi, peu importe où je me trouve. J'ai déposé la photo de notre mère sur la pile de fragments épars.

« Raconte-moi, ma sœur », c'était là la demande initiale que tu m'adressais.

J'achève d'écrire ces pages qui tentent de retracer le trajet des sous-sols familiaux à aujourd'hui. Tu n'y trouveras pas de réponse, pas non plus de continuité, car je suis issue d'une suite de variations qui, comme les vagues des hautes mers gaspésiennes, s'entrechoquent et recrachent des fragments tapis dans leurs profondeurs.

Chaque mot, chaque phrase, me conférait le sentiment de réduire l'espérance de vie de notre mère. J'éprouvais la sensation que ce qui s'écrivait provoquait l'affolement de son cœur, que ce texte était responsable du battement fantôme que les médecins décelaient sans parvenir à l'identifier. Plus je progressais, plus la superstition gonflait et se transformait en une sorte de marée montante qui au moment de son retrait aspirerait dans ses eaux le dernier souffle de notre mère. J'en étais venue à croire qu'au terme de cette écriture, le martèlement du point final résonnerait dans son corps, que sa tête retomberait sur le côté, doucement, que les derniers vacillements de son cœur épouseraient les oscillations d'un verre vide sur un plancher de bois et qu'elle s'éteindrait.

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Le cœur de notre mère n'a pas cessé de battre.

Dernièrement, elle a recommencé à sourire, et elle a cessé de me répéter qu'elle déteste les intellectuels. Ce commentaire, fréquent pendant un temps, montait comme ces vents du large qui soulèvent le sable du littoral et vous forcent à fermer les yeux.

Nous sommes là, mon frère, sur le quai, alors qu'elle amorce sa dernière traversée. Avant de refermer la valise, j'ai pris soin d'y ranger un nouveau carnet :

Page un de ma vie sans ma mère.

J'ai rangé la mallette que je n'ouvrirai qu'après sa mort.

D'ordinaire, mes effets personnels voyagent dans des sacs noirs, mous, informes. Dans cet « après » de notre mère, il est possible que je prenne le train en direction du bas du fleuve avec pour seule valise, ce petit bagage.

Note : L'équation reproduite en page 88 dans le tableau L'Équation de ma mère/l'équation de Dieu renvoie à la source suivante : Extrait du livre d'Al-Khawarizmi, l'un des fondateurs de l'algèbre, tel que cité dans le net, à l'adresse : http://fr.wikipedia.org/wiki/Équation.

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