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Je ne sais pas où commence la passion des mots, le désir de les porter en moi, de capter leur écho dans ma tête ou de les avaler en silence, de me laisser éblouir par leur force d’évocation ou troubler par leur sens obscur. Reste que des mots et du fleuve, du rituel de la lecture ou de l'excès de sel de mer soudé à ma peau, émerge une sensation de bonheur et d'innocence qui s’ouvre sur l’encore possible d’un début de quelque chose. Chaque page tournée l'est à la manière dont ma paume glisse sur les flots pour libérer le mystère de ce qui autrement risque de m’échapper : le monde, l'ailleurs, le lointain, l'inconnu, le sacré, l'horizon sans fin ou alors ce qui se terre, tout près, vraiment près, en soi, à deux doigts du mystère lui-même. D'aussi loin que je me souvienne, le rapport que j'entretiens avec les livres se marie à celui qui me rattache à la mer gaspésienne de l'enfance. Devant l'un et l'autre, je laisse monter le vertige, convaincue que j'ignore l'ampleur de ce qui s'amorce, prête à affronter les vents contraires, à me laisser fouetter, déstabiliser, ballotter, à m'abandonner au mouvement, à la toute-puissance d'un souffle. Je ne crains ni les courants qui remuent les profondeurs, fouillent les abysses et délogent ce qui témoigne de la fragilité de l'existence, ni les fragments épars recrachés sur la grève au retrait des vagues.

Mon corps de lecture, pour emprunter le mot-mana de Barthes, s'apparente au fleuve, à ses évasements, ses resserrements, ses marées, et à l'émergence de ses écumes. Les intrigues, les anecdotes des récits dérivent lentement à la surface avant d'être aspirées par les brumes ou de se fondre dans le flou de l'horizon. Seuls les personnages, leurs égarements, leurs errances et les lieux qu'ils traversent poinçonnent le paysage.

ce livre chéri1Ŕ qui mettait en scène une fillette perdue, recueillie par des Roms, et la longue errance qui les

séparait d'un lieu prêt à les accueillir Ŕ, pour ne nommer que ceux-là, sont des livres qui ont creusé en moi leur nid. Des toutes premières lectures à celles qui récemment s'inscrivaient dans la cohorte, il existe une seule et même constante : une longue itinérance, un parcours sans balises, une continuelle incursion de l'inconnu. Chacun des livres qui m'ont marquée constitue un fragment de cet infini trottoir qui bifurque, se redresse, et réinvente sans cesse le trajet. J'aspire chaque fois à me retrouver « dans l'intimité des choses en [me faisant] infiniment petit[e]2 , et jamais je ne demande « [mon] chemin à qui ne sait pas s'égarer3 ». Déjà,

enfant, j'avais saisi qu'on n'entre ni dans le fleuve ni dans les livres avec des bottes de géant. On laisse l'un et l'autre déposer ses « cailloux blancs dans nos forêts obscures4 ». On les laisse bercer tous les langages qui

sont les leurs dans le corps de lecture.

L'écriture n'a jamais fait partie du paysage.

Je m'y suis d'abord aventurée sans réfléchir comme si, à l'instar des marées fluviales, elle montait vers moi pour ensuite se retirer. Elle s'est imposée, tenace, et je n'ai plus su m'en détacher.

Dans Être une femme et autres essais, Anaïs Nin dit : « Écrire doit être une nécessité, tout comme la mer a besoin des tempêtes, et j'appelle cela respirer5 ». Profondément possédée par la nécessité de l'écriture,

soulevée telle la mer par ses tempêtes, il me faut admettre mon échec à respirer et me résigner à avouer la longue lutte menée pour éviter l'étouffement. Alors qu'en lecture je ne connaissais aucune frontière, aucune limite, aucun frein, que le monde se soulevait, propice à toutes les avancées, dans une infinie spirale sans début ni fin, imperceptiblement, sans que j'en sois consciente, l'écriture commandait que j'établisse en moi sa genèse et son « pourquoi ». J'en étais venue à souhaiter sa disparition jusqu'à ce que je me retrouve face au projet de création Les variations Burroughs ou l'équation de Dieu.

1Un livre dont le titre et le nom de l'auteur m'échappent et qui m'a tenue enfermée dans la pénombre de ma chambre

alors que le soleil de l'été de mes douze ans se gavait de cris d'enfants.

2 Roland Giguère, Forêt vierge folle, Montréal, Hexagone (Typo), 1988, p.84. 3 Ibid, p. 86.

4 Titre d'un roman de Jovette Marchessault.

Dire que je comprenais ce vers quoi j'avançais serait mentir. Je croyais sincèrement explorer une nouvelle forme d'écriture, expérimenter une structure hybride à la fois théâtrale et prosaïque, effectuer une traversée de l'autofiction comme genre, pousser davantage une réflexion qui me tenait à cœur sur la marge, son effacement, sur ce qui dans la vie comme dans l'écriture me confère l'indéracinable sentiment de marcher « à côté d'une joie6 ». Pas un seul instant n'ai-je songé que ce projet allait me pousser à éclairer

l'énigme de cette nécessaire tempête dans ma vie. La lecture m'avait offert la libre errance. L'écriture resserrait son emprise, exigeait que je secoue les zones d'ombres qui voilaient son surgissement, que j'en saisisse l'itinéraire, que je définisse la destination qui était la sienne. Une première percée allait se manifester en cours d'écriture du mémoire de création :

« Je ne sais pas pourquoi j'écris. Je cherche le territoire. » « Le territoire, quel territoire ? » as-tu demandé.

« Je ne sais pas », ai-je répondu en me retenant de pleurer.

Le mot venait de franchir mes lèvres, d'y déposer une vérité, obscure encore, mais pleine de tout ce qui fait qu'on n'oublie jamais une première caresse7.

Cet aveu tout simple, spontané, embrouillé encore, portait pourtant une vérité essentielle : l'écriture chez moi tendait vers une quête de territoire dont la topographie demeurait informe, et l'itinéraire morcelé.

La structure pressentie pour les Variations Burroughs relève du fragment, du tableau, d'une suite de moments-clés qui déjouent la linéarité du récit et se présentent davantage comme un manifold d'à-coups, semblables à ceux de ce train qui me menait, enfant, de la ville au fleuve. Chaque variation porte l'empreinte de ce qui allait façonner l'écriture à venir dans son désir et sa résistance tout autant. Constituées de fractures, de ruptures, les Variations esquissent mon rapport à l'écrit. Disloquées en apparence, elles ne peuvent être envisagées que sous la forme d'un groupement, d'un assemblage qui, pour moi, rejoint la définition qu'en donne Louise Bourgeois :

6 Hector de Saint-Denys Garneau, Regards et jeux dans l'espace, Montréal, Boréal (Compact), 1993, p. 79. 7 Les variations Burroughs ou l'équation de Dieu, p. 60.

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Assemblage is different than carving. It is not an attack on things. It is a coming to terms with things. With assemblage or the found object you are caught by a detail or something strikes your fancy and you adjust, you give in, you cut out, and you put together. It is really a work of love8.

Cette façon de voir s'ouvre sur le rapport à la forme. Le fond, lui, allait en partie surgir d'une lecture, et c'est à Margaret Atwood, pour qui j'ai le plus grand respect intellectuel, mais dont l'écriture ne suscite jamais chez moi l'émotion recherchée, que je dois une des étincelles à l'origine du projet d'écriture.

J'achevais la lecture de Negociating with the Dead / A Writer on Writing, j'avais triché Ŕ ce qui m'arrive occasionnellement quand tout me semble trop sage et que l'impérieux besoin de rompre avec la sensation pressante de « droit chemin » prend le dessus Ŕ, et j'avais lu le dernier chapitre en me réservant comme lecture finale l'avant-dernier chapitre intitulé Communion : Nobody to Nobody / The eternal triangle : the writer,

the reader, and the book as go-between. Atwood annonçait son intention de s'écarter un tant soit peu de son

propos principal (l'auteur) et déclarait qu'il était temps de passer du côté du lecteur. Cela établi, je me retrouvai à la phrase suivante secouée au-delà de tout ce que j'aurais pu imaginer.

« For whom does the writer write ?9 »

Je n'avais lu que ces quelques mots que j'éclatais en sanglots. J'aimerais implorer la naïveté et me ranger sous une bâche d'ignorance. Ce n'est pas le cas. J'avais déjà réfléchi, sans l'approfondir, à la question du lecteur (potentiel, imaginé, réel), impuissante, dans mon cas, à cibler une réponse, et je ne m'en portais pas plus mal. Alors que j'étais en proie à un tremblement, une hypothèse se frayait un chemin : à force, enfant, d'avoir vu ma mère lire, était-il possible que j'aie cru que l'amour d'une mère se trouvât entre les pages d'un livre ?

8 Louise Bourgeois, Destruction of the Father / Reconstruction of the Father, Writings and Interviews 1923-1997,

Massachusetts, The MIT Press, 1998,p. 142. Traduction libre : « L'assemblage diffère de la découpe. Ce n'est pas une agression menée contre les choses. C'est une façon de se réconcilier avec les choses. Dans l'assemblage, ou l'objet qui émerge, vous vous laissez happer par un détail ou soulever par un élément, et vous vous ajustez, vous cédez, vous retranchez et vous assemblez. C'est véritablement un ouvrage d'amour. »

9 Margaret Atwood, Negociating with the Dead / A Writer on Writing, New York, Cambridge University Press, 2002, p.

Ma mère détestait les intellectuels et j'en étais devenue une. Elle avait le théâtre en horreur et je m'y abreuvais jusqu'à plus soif. Elle ne semblait avoir aucun attachement à cette Gaspésie qui l'avait vue grandir, alors que je sentais intensément l'eau salée palpiter dans mes veines. Elle lisait des romans-fleuves, des sagas, des histoires d'amour qui n'auraient jamais suscité chez moi le moindre intérêt. Je m'étais accoutumée à l'absence de points communs entre elle et moi. J'avais même encaissé comme une libération inespérée sa très hésitante, mais résolue affirmation : Toi, toi, je ne sais vraiment pas d'où tu sors. J'avais pourtant à une certaine époque tenté de trouver des ponts susceptibles de nous rapprocher (je songe entre autres à la sortie du très louangé Ma mère mon miroir de Nancy Friday10) pour conclure qu'outre sa recette de cretons et un

goût commun pour la lecture, rien d'autre n'émergeait.

Je refermai le livre d'Atwood sans terminer ma lecture du chapitre. Une première piste, dont je ne percevais que les contours flous et probables, venait de se manifester et son germe d'authenticité se confirmait par la soudaineté et la brutalité de ma réaction. Il y avait, enfoui dans les livres, même éloignés, différents, diamétralement opposés, un lien d'amour indissoluble. Mais qu'en était-il de l'écriture en moi ? Que signifiaient sa présence et ce sentiment persistant qu'écrire ne me menait nulle part ? Si je devais envisager Ŕ ne serait-ce que par la nature même des secousses qui m'agitaient Ŕ que l'écriture avait un lien avec ma mère, pourquoi alors écrivais-je des choses qui, de toute évidence, ne l'intéresseraient pas et qu'elle ne lirait jamais ?

Dans ces Variations, les miennes, ce qui a infiltré les galeries souterraines du mémoire et de la mémoire rejoint cette « sacralité du don quand glisse vers d'autres mains le territoire morcelé de l'écriture. Cœur tendu vers la dérive, la migration, le partage des eaux, le partage des mots ; cœur tendu tout simplement vers la transcription de l'amour11. »

Le fragile territoire d'amour de [dans] l'écriture des Variations, et son assemblage comme work of love trouvent ici leurs assises communes.

10 Nancy Friday, Ma mère mon miroir, Paris, Robert Laffont (Réponse), 2003. 11 François Paré, Théories de la fragilité, Ottawa, Le Nordir (Essai), 1994, p. 7.

De mer et de terre : le littoral et la résurgence des fonds