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Le temps était clément, le crépuscule n'allait rien assombrir avant une bonne heure et demie, et les fourmis que j'avais dans les jambes s'impatientaient. Les amis avaient déjà deux tours de maison d'avance dans la course effrénée à laquelle j'allais me joindre. Ils y étaient tous, et j'avais vu l'un d'eux s'accroupir, coller son visage à la fenêtre au-dessus de l'évier de la cuisine, les mains en visière pour tenter de vérifier si j'avais fini mon repas. Ma dernière bouchée avalée, l'élan au corps, je me précipitai vers le tambour quand je fus brutalement freinée. Interdite, je sentis ma gorge se nouer. J'attendais, immobile, jusqu'à ce que je saisisse qu'il me fallait grimper sur la chaise postée devant l'évier, plonger mes mains dans l'eau savonneuse et faire la vaisselle du souper.

À cet instant précis, je n'aurais su décrire la perte ressentie, proche parente de la petite mort dans l'âme et du je marche à côté d'une joie que je découvrirais dans les années à venir dans la boîte aux trésors que, toi, mon frère, tu me destinerais. Sentir mon corps s'alourdir, mes jambes flageoler, mes yeux se voiler, ne pas lever la tête pour éviter d'apercevoir le bas du corps des amis filer devant la fenêtre ou la poussière de gravier se soulever sous leurs pas, fixer les bulles de savon, les regarder se détacher en grappes, se ressouder autrement et s'affaisser, me retourner pour constater que toi, mon frère, tu glissais doucement dans ton siège, absorbé par le mouvement régulier de tes pieds sous la table, entendre les voix amies s'éloigner, suivre leur jeu à distance, craindre que la grande horloge du temps opère un décompte auquel il me serait impossible d'échapper. La tête inclinée au-dessus de l'évier, mes larmes sillonnaient lentement mes joues, plongeaient une à une dans la mousse, et je commençai à compter leurs plocs qui se perdaient dans l'eau savonneuse.

Pleurer chez nous n'était pas permis. Genoux écorchés, disputes avec les amis, menton heurtant un calorifère, nous avions appris à serrer les dents, à nous mordre les lèvres, à nous isoler, à nous cacher, à étouffer ce qui demandait à hurler. Je m'appliquai tôt à effectuer chaque geste en sourdine, refermer la porte de ma chambre, m'étendre sur mon lit sans que les planches ne craquent, fourrer ma tête sous l'oreiller, coller mon visage au matelas, et étouffer la peine sous l'amas de couvertures. Plus tard, quand j'aurais une chambre

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avec une penderie, une fois la porte refermée, je me réfugierais là, repliée sur moi-même, la face dans l'oreiller, un de ses coins dans la bouche et, de façon à éviter un éclatement trop soudain, je libérerais les eaux du chagrin par vagues successives, leur permettant d'envahir mon corps et de secouer mes épaules de soubresauts qui, une fois libérés, me laisseraient pantelante, l'oreiller avec son cercle mouillé retourné sur mes cuisses. Adulte, je transformerais le rituel et je sortirais sous la pluie pour y mêler mes larmes, me laisser mouiller sans bouger ou, parapluie fermé à la main, je marcherais jusqu'à ce que je sois au bout de mes pleurs. Quand le fleuve serait à ma portée, j'adopterais d'autres variantes et j'irais chialer dans ses eaux, y délester mes sanglots en relâchant l'air de mes poumons, la langue sortie pour en retenir un sel semblable à celui des larmes.

Il faisait encore clair et même si les amis s'étaient éloignés, le son de leurs voix étouffées m'indiquait qu'ils devaient être dans la cour arrière chez R., au coin de la rue. Ma tâche accomplie, je m'apprêtais à descendre de la chaise quand je me retrouvai avec un linge dans les mains pour entreprendre l'essuyage. Devant la montagne de vaisselle, de casseroles, d'ustensiles, je sus que je devais renoncer à l'insouciance du jeu, de la course folle et des cris partagés. L'obligation aux tâches et aux règles venait de s'imposer.

La chaise fut décalée avec moi dessus ; ses pattes de caoutchouc émirent une suite de rots sourds, et le déplacement provoqua dans tout mon corps un tremblement qui se serait sans doute terminé par un long claquement de dents si ma bouche eût été ouverte. Je dominais la cuisine, et je manquais de mots pour définir la sensation de dérive qui m'emportait.

Où étaient les mots qui soulevaient le sentiment d'être au monde. Le mot camisole qui me faisait rire en pleine classe quand on révisait le vocabulaire. Le mot Coke sur un grand panneau publicitaire que je pointais du doigt, avant même de savoir lire, quand je prenais le bus avec notre mère et que montait la joie d'avoir compris que nous étions sur le bon chemin. Le mot plume que je chuchotais en secret, que j'étirais entre mes lèvres pour qu’il devienne pelume, afin d'en faire une chatouille secrète. Où étaient ceux que je craignais : le mot épine qui me semblait pointu, dangereux, le mot peau dans Peau d’Âne, lourd à porter, douloureux et qui cachait la véritable beauté, le mot clé qui me ramenait l’épouse de Barbe bleue, la terrible porte de l’histoire, la

frayeur qu’elle m’inspirait presque autant que la perle de sang qui n’avait de cesse de refaire surface sur la clé accrochée à la ceinture de la septième épouse.

Je ne savais pas encore à quel point les mots, tous les mots, auraient le pouvoir de me bouleverser, de me troubler, à quel point ils seraient de véritables porteurs de mystères qui me pousseraient à chercher ce qu’ils possédaient de force et de puissance sur mon imaginaire et, il faut bien l'admettre, sur ma propre vie.

Le linge entre les mains, j'essuyais machinalement une assiette, et alors que le crépuscule avalait les dernières lueurs du jour, les mots dans ma tête étaient sombres et inquiétants. Je me retournai pour voir notre mère te redresser avec aplomb et je me demandai, les yeux posés sur le bébé-frère qui allait un jour devenir notre frère mort, si j'avais rêvé ou vraiment entendu ces mots qui, dans les semaines précédant sa naissance, évoquaient la possibilité de le donner.

La terre était ronde, elle tournait sur elle-même. J'avais appris cela au cours de l’année d'école qui s'achevait. Sans pouvoir l'exprimer, j'apprenais ainsi que les chagrins cachent des vents, que les vents montaient parfois du dedans de mon corps, qu'ils poussaient les mots à tourner, comme la Terre, sans fin sur eux-mêmes. J'étais debout et ma chaise était plaquée sur un radeau fragile qui pouvait à tout instant sombrer au milieu d'un océan.

IV –