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Les variations Burroughs ou l’équation de Dieu : suivi de Espaces potentiels et archive fictionnelle : la boîte au cœur du voyage

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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Les variations Burroughs ou l'équation de Dieu

suivi de

Espaces potentiels et archive fictionnelle : la boîte au

cœur du voyage

Mémoire

Sylvie Nicolas

Maîtrise en études littéraires

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

©Sylvie Nicolas, 2013

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Résumé

La partie création des Variations Burroughs ou l'équation de Dieu emprunte à l'autofiction comme genre et, par sa structure, à la pratique du fragment. C'est sur le mode de la confidence que la narration offre deux voix qui s'entrelacent ; la première dans un glissement intimiste et vulnérable vers l'enfance, le passé et ses traces archivées, la seconde dans un présent qui témoigne, à travers la rupture amoureuse, de son rapport au langage et au monde. L'une et l'autre se soudent autour de l'indéfectible fil qui lie la vie à l'écriture.

La partie réflexion aborde ce qui du lien mère / fille a pu engendrer le désir d'écrire et de quelle manière ce phénomène s'articule au fil des Variations. Dans cette perspective, livres, lecture et écriture sont perçus comme des espaces potentiels de rapprochement et / ou d'éloignement, et l'archive poétique Ŕ en l'occurrence la boîte et ses variantes au cœur des Variations Burroughs Ŕ comme un puissant élément générateur de sens. L'ensemble trouve sa résolution autour des notions de territoires identitaire et littéraire.

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Table des matières

Résumé ... iii

Table des matières ... v

Remerciements ... vii

Les variations Burroughs ou l'équation de Dieu (création) ... 1

I – Variations pour une femme et son petit bagage ... 3

Ce visage au fond d'une valise, c'est le mien ... 5

Un chien d'aveugle au coin de l'œil ... 9

Il manque deux doigts à l'homme du voyage... 11

L'étrange territoire : première leçon ... 15

II – Variations pour une femme / deux chaises et un soulier ... 19

Des miettes et des hommes ... 21

Césures et autres espacements ... 25

La bave de veau est un mets délicat ... 27

Le banc des Elizabeth ... 31

III – Variations pour une femme / une chaise et une table ... 33

Un lac de café sur la table ... 35

Une main dans le froid ... 39

Des corneilles et du sel ... 41

Les chaussures d'Einstein ... 45

Le parapluie de Galilée ... 47

IV – Variations pour une femme / une fenêtre et une nuit ... 51

Le sourire myosotis ... 53

Une lune de papier dans la gueule : deuxième leçon ... 57

V – Variations pour une femme et un fusil ... 61

Marcher sur les corps ... 63

Les enfants de Caïn... 67

Le zoo humain ... 71

VI – Variations pour une femme et son silence ... 73

Bénissez mon cœur mais pas ma tête ... 75

Le silence est un accident de parcours ... 79

Le parchemin d'origine : troisième leçon ... 83

VII – Variations pour une femme / un écran et une bande défilante ... 85

L'ADN de Burroughs ... 87

Un galet dans le ciel ... 93

VIII – Variations pour une femme et une contrebasse ... 97

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Pourquoi Dieu ne viendra pas ce soir / pourquoi ma mère ne viendra pas non plus ... 103

Ce visage et ce petit bagage, ce sont les miens... 107

Espaces potentiels et archive fictionnelle : la boîte au cœur du voyage ... 113

L'étrange territoire ... 117

De mer et de terre : le littoral et la résurgence des fonds sablonneux ... 123

I L’archive poétique : la boîte au cœur du voyage ... 123

II L'itinéraire littéraire et territorial ... 129

III Mer-mère : vagues et tremblements vers le territoire ... 134

Entre les hanches du fleuve : l'écriture comme quête de territoire ... 137

ANNEXE I – BÉBÉ MARIE ... 139

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Remerciements

Je dois à mon directeur, Alain Beaulieu, d'avoir insisté pour que la voix intimiste et personnelle de la narration, qu'il désignait comme la « voix de nuit », se fasse entendre dans sa plus vulnérable authenticité. Je dois également à ma codirectrice, Madame Marie-Andrée Beaudet, de m'avoir fait découvrir l'univers de l'archive littéraire, et en particulier celui de l'archive fictionnelle qui marque désormais mon approche de la littérature. Je leur suis reconnaissante pour leur disponibilité, leurs encouragements, leurs commentaires éclairés, et cet accompagnement de tous les instants qu'ils m'ont prodigué.

Merci à ce frère qui m'a offert cette première boîte de trésors littéraires, et qui n'a jamais cessé de croire que l'écriture constituait la voie à suivre, et à cette merveilleuse grand-mère gaspésienne qui, sans le savoir, irriguait d'eau salée un premier territoire fertile à l'éclosion de mon imaginaire. Mes remerciements s'étendent à Jovette Marchessault, dramaturge et écrivaine décédée le 31 décembre dernier qui, à une autre période de ma vie, m'a enseigné à considérer les mots et le langage comme des entités vibrantes et vivantes.

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Au frère qui m'a offert le monde

dans une boîte trouvée aux ordures

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Les variations Burroughs ou l'équation de Dieu

(création)

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I –

Variations pour

une femme et

son petit bagage

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Ce visage au fond d'une valise, c'est le mien

Tu as simplement dit « Ils sont encore à l'œuvre », et je savais que tu disais vrai. Il n'était pas question de malédiction, de démons ou de mauvais sort. Ta voix était lisse, calme, le ton, sans blâme, exempt de toute récrimination. J'ai reconnu le silence qui a suivi. C'était celui qui nous liait l'un à l'autre, petits, dans le tumulte des jours. Une grande surface miroitante où pencher nos visages, fermer les yeux jusqu'à ce que nos deux fronts ridés par les eaux de l'enfance se confondent, jusqu'à ce que nos lèvres retiennent le même sourire complice, aussitôt ravalé pour éviter que la tempête n'éclate. Sourire du dedans, ne rien laisser paraître qui pouvait embraser le feu qui couvait, car dans ces sous-sols où nous avons grandi, nos sourires avaient le pouvoir de faire claquer les portes, de déterrer les haches de guerre, de faire trembler les murs et soulever une fureur plus grande que nous. Puis avant de raccrocher, tu as ajouté : « C'est une constatation. »

Nous n'avons pourtant pas été battus, malmenés, privés de nourriture, enchaînés à nos lits, nos corps n'ont jamais été couverts de meurtrissures, et nous ne portons aucune marque de maltraitance ou cicatrice susceptible d'être exhibée. Nous sommes à l'image de la chambre à fournaise, cette pièce à débarras du premier sous-sol familial, encombrée, grise et ruminante dans les grands froids, avec sa corde de fortune où pendaient pêle-mêle linges à vaisselle, habits de neige, mitaines, foulards, son sol jonché de boîtes de carton, d'objets épars, récents ou anciens, tous en sursis, avant que le destin qui était le leur ne trouve son aboutissement dans la gueule édentée du camion à ordures.

Tu es le gardien de la mémoire. Tu te souviens du moindre détail. Toi, mon frère, si tu pouvais dessiner, tu esquisserais les zones d'ombre et de lumière, ferais surgir du papier chaque instant du passé. Moi, j'ai tout jeté au fleuve, et ce qui subsiste est à l'image du sol encombré de la chambre à fournaise, ou plus précisément de la très orpheline mallette de toilette que nous appelions la valise. C'était un petit bagage carré avec sa poignée de cuir rigide, beige à l'origine, sali, usé, taché, et qui avait connu bien d'autres usages que l'initial complément de la jeune mariée en voyage de noces. Il avait servi, tour à tour, de coffre à outils, d'accessoire à nos jeux, de rangement pour les Lego qui avaient échappé à la furie de l'aspirateur, et à mes innombrables Barbie aux multiples habits. Puis un soir d'Halloween, un sac de papier brun sous le bras, tu

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avais empoigné la valise. Je n'avais pas saisi pourquoi tu partais seul, sans amis, si piètrement déguisé. Je n'ai compris que plus tard l'intelligence du subterfuge que tu avais orchestré. Tel un « pauvre petit », tu te présentais aux portes avec le grand sac d'épicerie pratiquement vide. Une fois sorti de l'immeuble, tu transvidais les bonbons dans la valise, t'assurais de n'en garder que quelques-uns au fond du sac et, avant de pénétrer dans l'immeuble suivant, tu dissimulais la mallette et recommençais ton stratagème. Ce soir-là, tu es revenu deux fois à la maison décharger ton immense récolte de friandises dans deux autres grands sacs de papier brun, bec ouvert, sagement adossés au mur du corridor. C'est ce soir-là que j'ai senti monter en moi la certitude de ta vivacité et de ton intelligence, une certitude qui n'allait jamais se démentir et allait faire naître cette admiration que je te voue depuis. Toi, le frêle enfant aux yeux cernés, au visage creux, toi, le palot, le fluet aux dents inégales, aux rosettes de cheveux rebelles, tu avais l'air qu'ont ces garçons au crâne rasé sur les photos d'après-guerre, ceux qui ont survécu aux camps, ceux qui ont, dans le regard, la poussière des chars d'assaut et au bout des doigts, les stigmates encore visibles des barbelés. Mais ce soir-là, exhibant la fierté du héros, tu étais celui qui avait accompli, dans le plus grand secret et l'aussi grand silence, l'exploit du moment.

Dans sa plus étrange utilisation, la mallette avait servi de pouponnière aux poussins de Pâques qu'une tante nous avait offerts. La chambre à fournaise était alors devenue autre chose qu'une pièce à débarras. Elle avait pris des allures de fête, de mystère, de grandeur, et nous avions appris, réellement appris, à ouvrir et à en refermer la porte sans bruit, à y pénétrer en retenant notre souffle pour entendre les délicats piaillements de vie qui montaient du carton, enchâssé dans le ventre de la mallette. Bien sûr, nous savions qu'il ne fallait pas en refermer le couvercle, soucieux que nous étions de frôler, de humer ces minuscules boules de plumes jaunes aux odeurs de pistache, et de s'assurer qu'elles ne manquaient ni d'eau ni de grains. Assis sur le sol de ciment, nous regardions ce qui me semble aujourd'hui avoir été une sorte de prière.

Je ne t'ai jamais demandé ce qui était advenu des poussins. La dernière image qui m'en reste c'est qu'ils sont tassés les uns sur les autres dans un coin de leur carton d'origine, à côté de la mallette et, après, ils ne sont plus nulle part. Toi et moi, on n'a rien pu faire pour les poussins. Rien non plus pour empêcher l'un des

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frères de mourir. Quand, le mois dernier, on a failli perdre le plus jeune dans un incendie, on ne savait toujours pas ce qu'il fallait faire pour sauver un frère.

Dernièrement, je me suis dit que tu ne te souvenais peut-être pas qu'avant de vivre dans des sous-sols, nous avions habité, dans l'ancien quartier chinois disparu depuis, un appartement sous les combles, et que notre chambre, celle que nous partagions avec le bébé-frère qui, un jour, deviendrait notre frère mort, je te prenais par la main, j'ouvrais la porte qui donnait sur le toit, je t'entraînais dans le petit escalier qui nous ramenait chez les voisins d'en bas où nous entrions tout naturellement pour prendre place au salon, sur le banc de piano, afin d'entendre une mélodie surgir de sa mécanique.

Il m'arrive de songer que les sous-sols qui nous ont vus grandir sont des boîtes qui se sont refermées. Quelqu'un les a portées près du chemin, à côté des ordures. La mallette a finalement abouti là aussi. La surface intérieure était couverte d'un tissu grenat et des pochettes en bordaient les côtés. J'y glissais souvent mes mains, à la recherche de quelque magie, de quelque trésor qui aurait pu s'y retrouver, et quand mon regard croisait le miroir encastré dans le couvercle, étonnée, je fixais mon propre visage et je me souriais.

Les poussins ont-ils été relâchés dans la nature, ou simplement mis aux poubelles comme le reste ? Toi, tu as grandi sans autre armure que ton sourire. Moi, je ne saurais dire. Je crois que je suis un peu de tout ce qui s'est refermé. Dernièrement, je me suis arrêtée en plein soleil, troublée à l'idée que le père de mes enfants, pendant ce long temps de nos amours, m'ait si tendrement appelée mon petit poussin. J'ai cru que je n'étais qu'un visage oublié au fond de la valise, mais je suis également cela : la chambre à fournaise et l'un des poussins forcés de trouver son chemin ou de côtoyer la mort.

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Un chien d'aveugle au coin de l'œil

Je n'ai aucune photo de ces regards graves que je tentais de camoufler quand la foudre s'abattait sur nos jeux. Ils ont pris la fuite et je n'ai rien fait pour les retenir. Mais au fil du temps, dans les moments les plus inattendus, je les ai reconnus dans une scène de film, un instant de théâtre, un dessin d'enfant, le visage d'une étrangère et, dernièrement, entre les pages d’Alchimie de brocante, l'art de Joseph Cornell.

Je suis là, telle que j'étais, sauf pour le chapeau de paille. Je suis cette poupée recouverte de branchages, au fond de la boîte. On ne distingue pas tellement le tissu de ma robe, sans doute du lin ou du coton qu'on peut supposer être froissé. Mais mon visage, malgré les branches sèches qui le recouvrent, est totalement visible. Pas de doute sur la rondeur de la figure, la grandeur des yeux, la toute petite bouche. Toi, mon frère, tu accordes peu de foi aux signes. Moi, je crois que le talent des uns est le chien d'aveugle qui guide les autres vers ce qui leur a échappé. Sinon, comment aurais-je pu me retrouver page 49 du livre de Charles Simic ?

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Il manque deux doigts à l'homme du voyage

Avant de mettre le pied sur la marche escamotable, Georgette Saint-Louis m'avait soulevée pour me déposer à bord du train. Une fois à l'intérieur, elle m'avait prise par la main et m'avait assise au fond d'une banquette. Puis elle m'avait retiré ma veste de coton blanc aux boutons nacrés, l'avait repliée, déposée sur l'appui-bras, pour ensuite déployer les volants de ma robe bleue. Notre mère et elle avaient grandi ensemble et, après avoir habité chez nous l'année durant, Georgette s'en retournait dans le bas du fleuve avec son petit bagage et la promesse de veiller sur moi jusqu'à destination. Je fixais mes chaussettes blanches et mes chaussures noires, neuves, en cuir verni, ce faux cuir miroitant qui, dans les jours suivants, se métamorphoserait, dans la bouche de grand-mère, en cuir patent ; un mot que je chérirais sans en comprendre le sens, intimement lié à cet ailleurs que je découvrais et que, de retour en ville, j'enfouirais au fond de ma mémoire dès que le scapulaire et la médaille, tendrement agrafés à ma camisole par l'aïeule, prendraient aux mains de notre mère la voie de la chasse d'eau de la salle de bain familiale.

Le train filait et le crépuscule barbouillait ses ombres aux vitres de notre wagon. Assise en face d'un couple souriant, je fixais le bout de mes chaussures jusqu'à ce que l'idée me vienne d'examiner les leurs. La dame portait une robe à marguerites dont les pétales s'étiraient pour épouser les replis d'un corps façonné comme un pain de ménage. Sa robe, légèrement relevée, dévoilait un genou qui avait l'air d'un chou. Elle portait des gants de dentelles, semblables à ceux de Georgette, et ses souliers étaient du même beige que le sac qu'elle pressait contre son ventre fleuri.

Ceux de l'homme étaient bruns et l'usure sur les bouts aurait pu être l'œuvre d'une vorace petite souris. Un des lacets pendouillait. Mes yeux remontèrent le pli fatigué du pantalon pour s'arrêter sur ce qui allait retenir mon attention tout au long du voyage : il manquait deux doigts à la main qui reposait sur sa cuisse. Un bref instant, je sentis s'insinuer en moi une sorte de malaise. Je cherchai sans doute Georgette du regard. Je songeai sans doute aussi à quitter la banquette pour tenter de la retrouver. Je sais seulement que je fermai les yeux.

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Les secousses, leurs vibrations, le fracas métallique du roulis, montaient et redescendaient dans mon corps. S'ajoutait à cela un sursaut contraire, chaque fois que l'oscillation du wagon imposait son léger balancement latéral. Je sentis que je risquais de perdre l'équilibre, de tomber tête première, de rouler sur moi-même et de glisser entre les bancs, aux pieds des inconnus. Inquiète, fébrile, je rouvris les yeux. Je me redressai et, refermant partiellement mes paupières, feignis de me laisser emporter par le sommeil. Rien n'était plus faux. Je n'avais aucune intention de dormir. Je voulais voir la main et, même si j'étais terrifiée à l'idée que l'homme me touche, je brûlais d'envie de lui demander où étaient passés ses doigts.

La tête appuyée contre le dossier, je glissai mes mains sous mes jambes.

La locomotive fonçait. L'obscurité, dehors, était totale. Je m'abandonnai mollement aux tressautements réguliers du wagon. Tout baignait désormais dans un éclairage avocat, comme si le vert des bancs cherchait à confondre le vivant et l'inanimé. L'homme venait de lever la main pour lisser sa couronne de cheveux. Dans la lumière verdâtre, l'absence du majeur et de l'annulaire se fit plus manifeste encore. Je ne tenais plus en place et Georgette n'était toujours pas à mes côtés. Elle avait peut-être rejoint une connaissance en route pour Mont-Joli ou Cap-Chat, ou s'était enfermée dans le cabinet de toilette pour replacer ses cheveux, raviver son rouge à lèvres Ŕ qu'elle portait très rose Ŕ ou laver ses gants de filet dans l'étroite cuve métallique.

Dans ce train qui déchirait le noir absolu, ce n'est pas la peur d'être seule qui me tenaillait. C'était la crainte de ne pouvoir pénétrer ce nouveau mystère : où donc allaient les doigts que l'on perd ?

Longtemps, j'ai cru que j'étais seule dans le train, sans personne pour m'accompagner, abandonnée aux deux étrangers qui, visiblement, étaient loin de croire que je dormais. J'avais totalement rayé Georgette de mon esprit et, avec le recul, je me dis que c'était là la douce revanche qu'avait opérée ma caboche d'enfant.

Quelques semaines plus tôt, la belle Georgette m'avait emmenée chez Pollack et, alors qu'elle se penchait au-dessus d'un comptoir pour récupérer des gants de dentelles qu'elle s'apprêtait à payer, elle s'était raidie et avait échappé un cri de désespoir qui avait fendu l'air. Quelqu'un lui avait chipé son portefeuille. Du

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coup, elle s'était mise à courir, m'abandonnant parmi la foule qui se pressait pour profiter des soldes du printemps.

Je ne me rappelle plus être sortie du magasin, avoir longé le boulevard Charest, traversé la rue Dupont, et être rentrée à l'appartement du carré Lépine. Je conserve toutefois le souvenir de ma minuscule personne au pied de l'interminable escalier, l'image du corps de notre mère, debout sur la marche du haut, la main agrippée à la corde lui permettant de tirer et d'ouvrir la porte sans descendre, de son visage qui m'échappait à cause du manque d'éclairage. Veux-tu bien me dire où est Georgette ? Tonnait-elle. Georgette, elle ? Georgette ?

C'était donc moi qui avais perdu Georgette.

J'apprenais ainsi que la perte et l'oubli avaient le pouvoir de trafiquer la réalité, d'en imprimer les modulations au cœur même de ce que nous sommes, petits, ou de ce que nous deviendrons une fois grands. Ce cri du haut de l'escalier, suffisamment puissant pour ébranler les morts de la maison funéraire d'à côté, allait me déposséder de tout sens de l’orientation et inscrire en moi la constante sensation d'être responsable de tout ce qui risquait de se perdre. L'épisode précède l'infernal cycle des sous-sols et marque le début de cet étrange désir d'escaliers ou de chemins qui mèneraient au visage de notre mère.

Au terme du voyage, j'allais passer des bras de Georgette à ceux du grand-père, petite chose endormie, déposée sur la banquette arrière de la voiture, doigts repliés et poings fermés. Au réveil, je découvrirais le logis qu'occupaient les grands-parents, la grande chambre, qui donnait sur la rivière, partagée avec la cousine et le métier à tisser, la cuisine, immense, bordée par le chemin de terre qui menait à la baie, l'ancienne écurie désaffectée derrière le bâtiment, l'entrée principale qui donnait sur la maisonnette des Thibodeau, ses escaliers extérieurs qui menaient aux deux autres logements du second, et l'odeur saline qui allait s'inscrire dans mon sang. Une fois sur L'Île Ŕ cette langue de terre argileuse léchée sur toute sa longueur par la rivière Matane, ouverte sur une baie qui aboutissait dans le fleuve Ŕ un mot ignoré des Surlilois tant à cette hauteur l'horizon maritime adoptait l'élégance, la puissance et la grandeur de la mer Ŕ, l'expérience allait

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se répéter. Après les doigts manquants de l'homme du train viendraient, le même été, le bras coupé de Phirin, les jambes inexistantes du Cordonnier-pas-de-pattes et l'ouïe qui avait, en son jeune âge, déserté la Sourde.

Mais pour l'heure, alors que le train dans son fracas de métal frôlait les paysages engourdis qui nous séparaient de notre destination, Georgette tardait toujours et le couple, parfaitement conscient de ma simulation, échangeait clins d'œil et commentaires. Puis dans une ultime tentative de me sortir de ma feinte, l'homme du voyage, encouragé par les sourires complices de sa compagne, allongea sa main aux doigts envolés pour me tendre un carré de chocolat.

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L'étrange territoire : première leçon

Mars avait resserré son emprise et l'allée de ciment devant la résidence où, moins d'une heure plus tard, le deuxième de mes trois frères rendrait son dernier souffle, s'était transformée en miroir. Il était deux heures trente du matin. La Dame-de-Nuit Ŕ je l'avais baptisée ainsi Ŕ avait insisté : je devais rentrer me reposer. Quand la mort se tient tout près, certains mots, certains gestes, se vident de leur sens. Le temps s'enroule sur lui-même, le cœur ne reconnaît plus ses propres battements, la pensée s'égare dans le moindre bruissement des choses. J'avais mis un temps infini à enfiler mon manteau, à nouer mon foulard. Un temps aussi long à descendre à l'étage, chausser mes bottes et refermer la porte derrière moi.

La Basse-Ville n'était qu'un chapelet de feux colorés, et les Laurentides semblaient appartenir aux découpes cartonnées des théâtres d'ombres. Chacun de mes pas faisait crisser la glace, et il me vint à l'esprit que ce crissement constituait un alphabet issu du froid et de la nuit.

Je progressais avec une lenteur désespérante. Mon hésitation avait peu à faire avec la prudence. Certains évoqueraient l'instinct, d'autres, l'intuition. Je crois plutôt que j'étais dans un état second. Cinq nuits avant, le soir de mon anniversaire, j'avais rêvé à grand-mère Murray. Jamais elle n'avait habité l'un de mes rêves, pas même du temps de son vivant. Nous étions toutes deux dans un espace que je qualifierais « d'absence de lieu » ; une bizarrerie, j'en conviens, mais cela était et demeure la seule expression qui me vienne pour décrire le vide autour de nous. Sans émettre le moindre son, elle pencha légèrement la tête et je sus qu'elle me demandait si j'étais consciente qu'elle était morte. J'acquiesçai. Ses yeux, à deux soupirs des miens, me fixèrent intensément. Je restai sans bouger : les mots vendredi, treize, trois heures trente, résonnèrent en moi. Je me réveillai du coup, assise dans mon lit avec la sensation d'être couverte de sel et de larmes, persuadée d'avoir entendu ces mots s'entrechoquer dans le ressac des flots gaspésiens.

Les yeux au sol, alors que je m'apprêtais à franchir la dernière dalle qui me séparait du trottoir, je me trouvai face à un homme.

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Je levai la tête. Son regard était franc, son sourire, réel. Étonnée, sans peur aucune, je ne saisissais pas ce qu'il faisait là, dans la nuit, dans ce froid. J'allais passer mon chemin quand il ajouta :

« Vous êtes magnifique. Avec ce foulard. Magnifique. »

Le foulard rose à motif slovaque, habituellement noué autour de mes épaules, je n'avais plus conscience que je le portais sur ma tête. Magnifique. J'avais oublié qu'il était magnifique. Krásna était le nom du motif et « krásna » signifiait aussi cela : magnifique. D'ordinaire, je le lui aurais dit. Mais les mots restèrent collés au fond de mon cerveau.

Je ne me souviens pas avoir souri, mais je sais que je lui fis un léger signe de tête avant d'amorcer ma descente vers la Basse-Ville. Je n'avais pas fait plus de trois ou quatre pas que je l'entendis lancer :

« Vous avez l'air d'une madone ! » Je ne me retournai pas.

Je l'ai déjà dit, quand la mort se tient tout près, les mots, les gestes égarent leur sens. Je n'avais pas l'air d'une madone. D'une figurante anonyme dans une brève séquence de rue, en Slovaquie ou ailleurs, d'une sœur qui vient de quitter un frère à deux doigts de la mort, d'une jeune maman qui ne sait pas encore comment expliquer la mort d'un frère à ses enfants, d'une femme qui, une fois rentrée, laisserait choir ses vêtements au pied du lit pour se glisser entre les draps et retrouver la chaleur du corps de son amour, peut-être. Mais d'une madone, non. Les madones ne marchent pas la nuit sur la glace dans le froid de mars, elles n'essaient pas de déchiffrer le langage crissant du givre sous leurs pas, elles ne regardent pas mourir un frère. Elles flottent au-dessus d'une roche, dans des pays lointains ou sur des écrans de cinéma, s'évertuent à sourire avant de révéler à d'innocentes créatures des mystères qui dépassent l'entendement et nécessitent d'avoir en soi le genre de foi qui déplace des montagnes. Ma foi était à l'image de cette grange bancale, à quelques pas de la maison des grands-parents, derrière laquelle ma cousine et moi nous nous cachions. La foi, chez moi, était en dégandole, une expression qu'utilisait grand-mère chaque fois que quelque chose croulait ou menaçait de s'effondrer.

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Je venais de me coller contre le corps chaud de l'homme aimé que déjà le téléphone sonnait. Je décrochai, certaine qu'au bout du fil j'entendrais la Dame-de-Nuit me chuchoter la mort du frère. C'était bien son murmure, mais elle se borna à dire :

« Je crois que vous devriez revenir. »

On ne revient pas vers la mort. On va comme un automate, une forme qui traverse le froid, ouvre une porte, pénètre dans une maison, abandonne ses bottes, remonte à l'étage, laisse retomber son manteau et dénoue un krásna rose. On revient vers ce que la mort dépose dans le regard d'un frère, un bleu gris singulier avec des éclats de mer, de ciel. Et on s'assure de ne jamais dévoiler ce qu'on y a cueilli, de le taire à jamais, de le préserver dans ces étranges territoires que sont le silence et l'absence de lieu, afin d'être la seule au monde à pouvoir revenir à l'innommé, à cela.

Quelques semaines plus tard, j'allais me retrouver avec une amie au lac Souris. À notre arrivée, la nuit s'installait déjà. Nos effets étaient à l'intérieur, le feu s'embrasait dans le foyer, les provisions pour le souper, temporairement rangées. Il était temps d'aller marcher.

Les autres chalets étaient inoccupés et pour éviter de nous enfoncer dans les sillons boueux du sentier commun, nous progressions vers le quai en marchant sur les bandes de neige étroites, ces franges de résistance déterminées à défier la fonte.

Une fois sur place, je laissai Brigitte s'avancer au bout du quai et je m'étendis sur les lattes de bois. Les étoiles couvraient la voûte, la nuit était peuplée d'odeurs. Je respirais l'humidité de l'eau, j'entendais ses clapotis et, dans le mystère le plus complet, les rainettes de mai entonnèrent leurs chants d'amour. Je me mis à pleurer, totalement secouée. Brigitte revint sur ses pas avec empressement.

« Ton frère ? » demanda-t-elle, sans plus.

Ce n'était pas sa mort qui provoquait mes sanglots. C'était la honte.

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Lui voulait vivre.

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II –

Variations pour

une femme /

deux chaises et

un soulier

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Des miettes et des hommes

Un des voisins du rez-de-chaussée est mort. Charles l'avait surnommé « La tête d'ahuri ». Pas par mépris, simplement parce que l'homme avait l'air d'ignorer que nous habitions le même bâtiment et semblait inconscient de sa propre présence au monde. Quand on a loué dans Saint-Roch, les putes reluquaient le client au coin des rues et les désinstitutionnalisés, mêlés aux pigeons, avaient massivement envahi le quartier. Armés de gants, on faisait la chasse aux seringues souillées sous l'escalier. Dès que les amis exprimaient de l'inquiétude, je m'empressais de dédramatiser et, malgré la sensation de malaise, je ripostais, d'un ton que j'espérais léger, que certains louent avec vue sur la mer, d'autres, dont j'étais, avec vue sur la misère. En basse saison, les putes déambulaient comme si une fulgurante danse de Saint-Guy avait élu domicile dans leur corps tout entier. Le reste de l'année, on aurait juré qu'elles sortaient d'un catalogue saisonnier, chacune postée sur son coin jalousement gardé. Dès qu'on remontait la rue de La Chapelle, on croisait l'un ou l'autre des dépossédés de cette étrange faune urbaine. Un homme tournait inlassablement sur lui-même en pointant un doigt vers le ciel. Un autre, avec des jambes très arquées, plutôt petit, un chapeau à hélice sur la tête, portait une veste de suède à longues franges et une jupe de coton bleue ou rose pastel. Il suivait un itinéraire précis, n'y dérogeait pas, et progressait une canne à pêche tendue devant lui décorée de cartes de crédit, au bout de laquelle pendouillait un jambon ficelé, une babiole de plastique, une orange ou un os en résine, un choix d'objets qui dépendait du temps qu'il faisait, de son humeur, ou de toute autre variation occulte dont il était le seul à détenir le code. Rue Saint-Joseph ou du Roi, il n'était pas rare qu’une dame très âgée, toujours la même, m'accoste pour me demander si j'avais vu sa maman. Un certain automne particulièrement froid, une femme sans manteau, assise sur un des blocs de béton qui longent les appartements de la Chancelière, deux sacs débordant de vêtements à ses pieds, m'a dit sans frissonner attendre l'hiver. Cette femme, j'allais l'apprendre plus tard, après une carrière d'infirmière-chef à Robert-Giffard, était devenue itinérante au lendemain de sa retraite. Celle qui me bouleversait le plus avait, malgré son âge, l'aspect d'une petite fille attardée. Ses vêtements étaient sales et froissés, mais toujours de saison. On la voyait souvent lécher une grosse sucette en forme de soleil ou d'arc en ciel, et il lui arrivait de pousser un landau, de se pencher

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dessus, et de s'adresser aux petits qu'elle promenait. Un jour, alors qu'elle venait de se redresser avec les bébés langés dans les bras, j'ai vu que ce qu'elle berçait avec tant de tendresse était deux singes en peluche. Des années à la côtoyer avant d'apprendre qu'elle était l'unique survivante d'un incendie qui avait emporté mari et enfants. Il m'arrive encore de la croiser, et parfois elle accourt vers moi pour m'avertir du danger de traverser une rue sans regarder.

L'Ahuri faisait partie du paysage. Sous son pas, les trottoirs tanguaient.

Des premiers jours du printemps aux derniers jours d'automne, il sortait du sombre deux-pièces qu'il occupait, à reculons, tirait un diable lourdement chargé, fermait sa porte à clef, restait un moment dans la cour arrière, immobile, à scruter les alentours, avant de cheminer, pataud, en direction de la rue du Pont. Les premières années, je risquais un bonjour ou un bonsoir. J'ai fini par renoncer pour ne plus voir l'affolement s'emparer de ses yeux, ses lèvres se déformer, ses épaules et ses bras tressauter d'effroi.

J'ai longtemps ignoré ce qu'il transportait, où il allait, et ce qu'il faisait.

Puis un jour, Charles est rentré en disant l'avoir vu « performer » sur la terrasse Dufferin. Et on a fait le lien. C'était lui, le demeuré dont on avait entendu parler qui, beau temps mauvais temps, attirait sa masse de curieux. On accourait pour l'entendre fausser. Le ridiculiser. Lui lancer des sous et réclamer à grand renfort de « hourras » et de « bravos », qu'il entonne Le train du Nord de Félix Leclerc, éclairé par un fanal accroché à son diable, ou L'incendie à Rio, coiffé d'un casque de pompier surmonté d'une bricole qui faisait office de gyrophare et de sirène. Je n'y suis jamais allée. Et je me suis longtemps privée de la terrasse pour éviter, ne serait-ce que quelques secondes, d'être témoin ou, comme le disent les Anglais, guilty by association.

On m'a dit que ça le rendait heureux. Que c'était toute sa vie. Qu'il n'y avait pas de mal à s'amuser un peu ou encore que le phénomène mérite qu'on s'y attarde. On m'a dit la même chose à propos de la petite Chanteuse de dix-huit pouces en tournée dans les marchés aux puces, les Wallmart et les Zellers du Québec. L'idée qu'on se plaise à rire des gens, ou qu'on prétende en tirer une réflexion féconde sur l'intérêt que soulève ce genre d'exhibition humaine, m'écorche. Le malaise est, en moi, physique, réel, total. Il abolit toute distance entre la situation et ce que je ressens. J'en deviens l'ensemble et chacune des composantes : je suis

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la foule et leurs yeux rivés sur le personnage, leurs rires étouffés, le pitre qui s'agite au son de sa boîte à musique, le fanal, le casque, la robe et les jambes, la table ou le diable, le visage de l'atrophie, la chanson déformée, la voix éraillée, les lèvres et tout ce qui fait qu'on magnifie la chose et la vomit. Ce n'est pas par grandeur d'âme que je me tiens loin, mais pour éviter d'éveiller le monstre qui me gobe et me dissout : ce sentiment tenace de porter le gène défectueux de l'humanité.

Je n'ai donc jamais parlé de lui, et il m'est arrivé de feindre l'ignorance quand, au hasard d'une conversation, on me demandait si le voisin d'en bas n'était pas celui-là même qui s'exhibait sur la terrasse. À défaut de le tuer, je l'ai tu. Je l'ai encagé dans une zone informe où je n'ai cessé d'entasser les débiles et les perdus, les bêtes de foire, les clowns involontaires du grand cirque de nos jours ordinaires, destinés malgré eux à nous conforter dans notre si rassurante normalité.

L'Ahuri est mort un mercredi de mai.

Le dimanche suivant, je me suis réveillée en entendant claquer des portières et s'élever des voix. Je suis sortie du lit et j'ai discrètement écarté le rideau de bambou. Véhicule et gens inconnus. Je me suis recouchée et rendormie.

Je ne savais pas encore qu'il était mort.

Plus tard en journée, je suis sortie, et j'ai vu les caisses, les sacs à ordures, les meubles, de larges contenants de plastique, s’entasser le long du mur donnant sur l'entrée de la cour et celui jouxtant la porte de son logis. Tout était cordé, empilé. Le lendemain, tout avait été éventré, saccagé, éparpillé. La cour arrière s'était métamorphosée en dépotoir.

Le ciel était sombre, les nuages chargés. Il tombait des cordes sur les monceaux de partitions musicales, de papiers divers, de vêtements, d'éclats de vitre, de meubles, de cassettes et de vaisselle. Les pilleurs continuaient d'affluer, de fouiller les décombres de sa vie, de piétiner ses restes. J'ai détourné le regard et contourné les débris en me demandant si cela faisait de moi « l'alliée des fossoyeurs », pour emprunter ses mots à Kundera.

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L'Ahuri était un enfant de Duplessis.

Ça ne répare rien. Mais ça fait de lui autre chose qu'un pantin désarticulé. Ça le replace au cœur de l'Histoire.

La cour a été nettoyée.

D'ici, on voit une partie du clocher de l'église, mais pas la statue du saint qui donne son nom au quartier. Quand je passe devant le parvis, je lève la tête. J'imagine non pas la supplique de Saint-Roch, mais le cabot à ses pieds en train d'aboyer : « Nous sommes tous des chiens. » Ça monte en moi comme une prière, un rappel de l'impérieux besoin que nous avons tous d'éviter les coups, d'espérer une caresse du revers de la main, et de retrouver notre chemin.

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Césures et autres espacements

Page 19 de ma vie sans Charles.

Pas de trace des ciseaux. Il m'a fallu une bonne heure pour me rendre compte qu'il avait dû les emporter. Il disait pourtant ne pas avoir l'intention de garder quoi que ce soit. Pas le goût de m'étendre là-dessus, mais ça lui ressemble. Il est tout de même parti avec le chat, le portemanteau du hall d'entrée, la reproduction de Pollock, le fer à repasser1 et, de toute évidence, les ciseaux. En revanche, j'ai retrouvé ses

livres de Burroughs et la biographie non autorisée sur la vie et l’œuvre de l’auteur beat que je lui ai offerte. Page 19 de ma vie sans toi, Charles.

Je viens de traverser chez la voisine de palier, celle que tu surnommais « Le beau silence d'à côté », pour lui emprunter les siens. Dès qu'elle a ouvert la porte, je lui ai balancé ma requête en ajoutant que je venais de me séparer et que, visiblement, tu étais le type d'homme qui pouvait se passer de l'amour, mais certainement pas d'une paire de ciseaux. J'essayais de rigoler. Elle est restée sans rien dire, l'air plutôt décontenancé. Puis mes yeux dans les siens, je lui ai demandé si elle savait pour le voisin d'en bas. Elle a secoué la tête pour m'indiquer qu'elle l'ignorait et m'a prié d'attendre un instant. En me tendant la paire de ciseaux, elle a baissé les yeux et fixé mes pieds. Je ne portais qu'une seule chaussure. J'ai vu s'esquisser sur ses lèvres un sourire fuyant et je n'ai rien su dire d'autre que la vérité : j'ignorais où était l'autre.

Elle a refermé sa porte et je suis rentrée.

J'ai déposé les ciseaux sur la table, récupéré la bio de Burroughs et claudiqué jusqu'à la salle de bain. Je me suis assise par terre, les yeux fixés sur ma chaussure au pied et j'ai pleuré.

Dans les jours qui ont suivi ton départ, j'ai repêché mes gants rouges au congélateur, un oignon sur la tablette du placard de l'entrée, j'ai perdu mon trousseau de clés et mis deux heures à repérer la voiture de ma mère pourtant garée tout près.

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J'ai ouvert la bio sur mes genoux, à la page qui relate comment Burroughs a assassiné sa femme, Joan Vollmer. Mes gants, l'oignon, les clés, le chat, le voisin décédé, les derniers lilas blancs, ton départ, mon frère entre vie et mort, je ne sais pas au juste ce que je pleurais. Je n'arrivais plus à me souvenir pourquoi j'avais besoin des ciseaux.

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La bave de veau est un mets délicat

À la ville, j'appris à me réfugier dans mon lit en chien de fusil, à resserrer mes bras autour de mon corps, dos au mur, le visage du côté de la fenêtre qui donnait sous le balcon du premier, adoptant ce léger bercement du train qui finirait à coup sûr par me déposer dans le nid du sommeil.

Dans le bas du fleuve, j'entrais, légère, dans la chambre où trônait le métier à tisser avec ses fils par milliers savamment tendus, les poches de tissus à déchirer sagement en attente à son flanc ; une vaste pièce meublée d'un grand lit au-dessus duquel pendait une corde reliée à l'ampoule nue au plafond, d'un coffre bleu rangé dans un coin, d'une coiffeuse sans tiroirs avec sa jupette de coton fleuri derrière laquelle se trouvaient des vêtements de rechange et les sempiternelles culottes à grand manche, reliquat d'un temps qui n'était pas le mien, que grand-mère sortait en août quand la fraîche prenait le pas sur l'été. Mais pour moi, rien ne valait la couchette en fer à la peinture blanche écaillée, aux fins barreaux cylindriques coiffés de minuscules chapeaux de lutin, avec son matelas bourré de guenilles recyclées et son petit oreiller de bébé. Je la retrouvais là où elle m'avait accueillie au terme du premier voyage, discrètement rangée à la tête du métier comme si elle veillait à ce que ses fils de trame continuent de tisser de nuit d'invisibles laizes de vie.

Ne plus pouvoir y dormir parce que mes pieds dépassaient me causa un énorme chagrin, et quand je suppliai qu'on m'y laisse passer quelques nuits encore, j'obtins là un précieux sursis au cours duquel se scella un pacte avec le fleuve, son sel, ses marées, sa houle et sa fulgurante promesse d'horizons. Dans ce passage entre la couchette et le lit que j'allais partager avec la cousine, j'engrangerais les odeurs de varech et de pain de ménage, de soupe Lipton et de cipâte aux framboises, les longues tablées de pensionnaires qui partageaient nos repas du midi, les taquineries de l'oncle Paul-Émile qui finissait toujours par essuyer sur mon bras l'excès de beurre de son couteau, un jeu qui le comblait et qui m'exaspérait.

Là-bas, chez cette grand-mère de varech, de culottes à grand manche et de petites fraises cueillies à genoux à l'orée des bois ou dans les talus, je baissais la garde. Nul besoin d'identifier les promeneurs qui transitaient de l'autre côté des fenêtres du sous-sol par les seuls fragments qui m'étaient révélés : leurs

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chaussures, leur façon de marcher, la facture d'un pantalon, le galbe d'un mollet, le bas d'une jupe, d'une robe ou d'un manteau.

Assise dans l'une ou l'autre des berçantes devant la fenêtre qui donnait sur la rue, je voyais le monde dans sa totalité, ses habitants aller et venir, s'arrêter pour jaser, poursuivre leur chemin vers la baie, prendre la rue en face, passer devant chez les Forbes et continuer leur route vers l'une ou l'autre des maisonnées. J'apprenais à graisser mes mains pour étirer la tire, à trier des boutons que je rangeais par couleur dans des pots, à marcher dans la glaise gorgée d'eau, à m'emplir des odeurs de bois brûlé mêlées aux effluves de mer. J'aimais rester longtemps debout, sur le bord de la rivière qui se perdait un peu plus loin dans le port, bras mous, mains ouvertes, bousculée par un vent assez puissant pour me soulever, me transporter, m'enlever et me déposer en toute sécurité. Jamais je n'ai eu peur de mourir dans les eaux tumultueuses du fleuve, dans ces jeux fous qui me menaient imprudemment vers la grève ou au bord du quai. Pas même cette fois où, entre des bateaux de pêche et un paquebot amarré, le chaland avait failli verser tant la vague s'était faite menaçante au passage soudain d'un chalutier. Il suffisait de ramener le chaland sur le bord de la rivière, de le tirer, de l'attacher, de rentrer en courant dans la grande cuisine et d'y retrouver l'odeur du pain ou de découvrir grand-mère en train de battre des blancs d'œufs en meringue, juste à temps pour la voir verser le sirop d'érable qui allait parfumer sa mémorable bave de veau.

La peur, cette étrange visiteuse, refaisait surface dans le sous-sol lorsque cette terrible succion s'emparait de mon ventre chaque fois que la porte d'entrée se refermait et que je restais seule avec les petits frères. J'éteignais alors toutes les lampes, et après avoir vérifié que la porte d'entrée était bien verrouillée, je tournais l'écran de télé pour éviter que ses lueurs ne m'éclairent, sortais ma corde à sauter et, grimpée sur la tête du lit des parents, m’assurais que la fenêtre de leur chambre était bien close, refermais la porte, enroulais la corde autour de la poignée et l'étirais pour la nouer autour de la poignée de la chambre à fournaise. J'ouvrais ensuite la porte de chambre des frères et je les écoutais dormir. Si l’un de leurs souffles semblait m’échapper, j'avançais sur la pointe des pieds jusqu'à ce que je sois rassurée. Je longeais ensuite le couloir et, le cou étiré, je jetais un œil inquiet du côté de la fenêtre au-dessus de l'évier puis en direction de la porte

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vitrée qui donnait sur le hangar, qu'on appelait le tambour, un espace que je craignais et d'où pouvait surgir le pire des assauts. Une fois le rituel accompli, j'allais me tapir dans le fauteuil sous la fenêtre du salon, à l'abri de tout regard extérieur, l'oreille dressée, inquiète, les yeux rivés sur la télé qui n'émettait que des sons étouffés, respirant à peine pour ne pas rater un bruit qui aurait pu m'alerter.

Disparaître, ne pas être visible, compter mes propres pas pour marquer la distance à franchir, ça me vient sans doute de là. Allait s'ajouter dans les années qui suivraient l'insidieux désir de mourir qui s'installerait à demeure tel un passager clandestin.

Un jour viendrait où toi, mon frère, à la fin de ma lecture de ce texte où j'évoquais le fleuve, la houle, la fenêtre, les berçantes, l'histoire de cette Sourde morte noyée, tu éclaterais en sanglots, où la voix noyée de larmes tu me remercierais de te redonner à toi, qui ne les avais pas vécus, les plus beaux souvenirs de notre enfance.

Ce jour-là, si j'avais pu, je t'aurais servi la bave de veau de grand-mère, pour que tes lèvres soient à jamais touchées par ce mets délicat.

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Le banc des Elizabeth

La remontée du fleuve était chose du passé. Le sous-sol avait repris ses droits et j'ai dû, cet été-là, passer d'un logement à l'autre pour garder à peu près tous les enfants des environs. J'y allais, comme certains personnages des livres que je lirais plus tard, avec la résignation du condamné qui sort du cachot et s'achemine vers la potence. J'avais encore l'âge des jeux de cache-cache, des balles lancées au mur avec leurs chorégraphies de gestes ponctuées de comptines, des poupées que l'on berce ou à qui on fait l'école, de celles de carton Ŕ toutes prénommées Bernadette depuis que j'avais vu à la télé le film consacré à Bernadette Soubirous Ŕ, que je mettais des heures à détailler et pour lesquelles je dessinais des hordes de vêtements de papier ornés de passementeries, des crinolines, des jupons, des chapeaux et de longs gants de soirée. Les poupées rangées, je rejoignais les garçons pour jouer aux espions, aux détectives, à la guerre, sauf cette fois où avec l'Italien d'en face et un autre copain nous avions, pendant trois jours consécutifs, les mains jointes, le regard tendu vers le haut, passé d'interminables heures debout dans le parterre, convaincus de pouvoir faire apparaître la Vierge sur le balcon d'une dame qui ne sortait pratiquement jamais de chez elle.

Les soirs où je ne gardais pas les frères, j'entrais, le cœur à l'étouffée, dans ces maisons où m'attendaient bébés et enfants en pyjama. J'avais beau clamer que personne ne me sortirait de ma chambre, je finissais toujours par me retrouver avec la trâlée du voisinage sur les bras. C'est à cette époque que j'échappai de justesse à un père de famille qui, dans l'heure suivant la sortie qu'il devait faire avec son épouse, rentra sans faire de bruit dans le boudoir où j'étais, pour commencer comme s'il s'agissait d'un geste routinier, à me dévêtir. L'espace d'un instant, l'eau salée dans mes veines figea, le vent de l'Est, les ressacs de la mer, le fleuve et ses promesses se rabattirent avec fracas le long des côtes gaspésiennes. Ma tête s'envola, comme ces ballons attachés à une corde qui nous glisse des doigts, pour fuir en direction du vide. La fermeture à glissière détachée, ma robe ajourée, je ne parvenais plus à retrouver le chemin de mes pensées et, le plus étrangement du monde, sans émettre le moindre son, sans même chercher à prendre mes jambes à mon cou, dans une lenteur que je ne pourrai jamais élucider, je me dégageai, traversai le salon, franchis la porte de la cuisine, descendis les marches, quittai le bâtiment et rentrai à la maison.

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Pendant que les frères, en chaussettes sur le plancher du couloir fraîchement ciré, jouaient à tirer sur leur pyjama pour se faire tomber, j'étalai les poupées de carton sur mon lit, et sans trop savoir ce que je faisais, je décidai de toutes les rebaptiser Elizabeth en me répétant qu'elles devaient reprendre le chemin de leur Angleterre natale. Je ne saurai jamais d'où me vint l'idée d'une « Angleterre natale », mais alors que la grisaille se frayait un chemin dans mes artères, que le chien de la mort amorçait sa route pour venir à ma rencontre, toi, mon frère, un samedi matin qui s'annonçait pourtant comme tous les autres, tu dévalais l'escalier, ouvrais la porte du sous-sol et hurlais avec excitation : « Viens voir ce que j'ai trouvé pour toi ! »

Parti en vadrouille avec le chariot d’enfant bancal que tu avais récupéré dans un fond de cour, tu avais sillonné le quartier Ŕ une pratique précocement transformée en art Ŕ pour récupérer, avant la cueillette des ordures, des trésors abandonnés en bordure de la rue. Je sortis de la maison et te suivis pour t'aider à délester la voiturette de l'objet de ton emballement. La boîte était lourde et, c'était vrai, tu avais vraiment trouvé ce qui allait faire basculer ma vie : Hugo, Shakespeare, Rimbaud, Maupassant, Lamartine, Saint-Denys Garneau, des anthologies, des livres d'histoire de la littérature, des recueils de poésie et des textes de théâtre. Petit chevalier d'épouvante sans épée, sans lance et sans monture, tu venais d'ouvrir par le centre le ventre d'un fabuleux dragon et d'en exposer le noyau fébrile qui n'allait plus cesser de s'agiter : ce désir insatiable de saisir ce qui remue en soi, dans le monde, et entre soi et le monde.

Agenouillée, je sortis les livres un à un, les palpai, les ouvris, laissai mes yeux courir au hasard des pages, les refermai, les replaçai précautionneusement dans le carton et poussai la caisse sous mon lit. Une fois la porte de ma chambre refermée, je pris une feuille de papier sur laquelle je dessinai un long banc où toutes mes Elizabeth prendraient place, petit bagage mou à leurs pieds, en attente du train qui les conduirait au paquebot qui, lui, les ramènerait dans leur Angleterre natale.

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III –

Variations pour

une femme /

une chaise et

une table

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Un lac de café sur la table

Je courais autour de la table sans me soucier de ce que je bousculais au passage jusqu'à ce que grand-père me saisisse le bras pour me stopper net.

« Attends-tu que je te donne la strappe ? »

Le bras dans les airs, je sentis mon corps se figer. Il me fixa droit dans les yeux, recommença à mastiquer sa gomme à mâcher, relâcha son emprise et se détourna pour continuer d'aiguiser la lame d'un rasoir sur la lourde lanière de cuir qui pendait au mur. Lui qui ne parlait pratiquement jamais venait de prononcer autant de mots que tous ceux qu'il me serait donné par la suite d'entendre de sa bouche.

Je restai un bon moment à humer la furtive exhalation de sa mâchée de Juicy Fruit, à écouter le frottement de la lame sur le cuir, à observer son dos légèrement courbé, le rosé de sa nuque, ses cheveux blancs rasés, ce geste machinal, mesuré, que j'avais coutume de le voir accomplir, sans trop savoir si je devais reculer, sortir de la cuisine ou simplement m'asseoir dans l'une des deux berçantes, en retrait, face à la fenêtre.

Une fois l'affûtage terminé, il sortit un carré de papier pour tester le tranchant de la lame qu'il replia aussitôt dans sa gaine de métal avant de la ranger dans la poche de sa chemise. Il fit quelques pas, étira son bras au-dessus de ma tête, récupéra son bol de café sur la table, le souleva pour laisser goutter le liquide dans lequel il baignait, sortit son mouchoir de poche pour en essuyer l'excédent, s'installa dans sa propre berçante qui jouxtait le mur de la fenêtre, déposa le bol sur le tabouret qui lui servait de table, sortit une rouleuse qu'il coinça entre ses lèvres, l'alluma et, le regard tourné vers la rue, expulsa une intense volute de fumée qui l'enveloppa.

Grand-père était barbier. Son silence recélait ce mystère qui, dans les films policiers, entoure les assassins et les meurtriers qui n'ont de cesse d'échapper aux plus fins limiers. Sa réputation lui valait d'être couru par les nantis autant que les démunis de la ville, les bûcherons ou manœuvres qui rentraient du bois ou

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du chantier, les fermiers ou les mâles des villages avoisinants et, je l'apprendrais plus tard, les étrangers des États venus le saluer et en profiter, du coup, pour se « faire faire » les cheveux et la barbe.

Il passait le plus clair de son temps à sa barber-shop, rentrait manger ce que grand-mère lui gardait au chaud, et disparaissait jusque tard dans la nuit. S'il lui arrivait de rester à la maison, il se réfugiait dans sa

shed, érigée en bordure de la rivière, en retrait de la chambre à tisser, pour y fabriquer une brouette ou une

chaise d'enfant, entreprendre la construction d'un chaland, réparer un meuble, transformer une ancienne cuve à laver en pétrin à pain, ou passer des heures à percer une pièce de dix sous qu'il limait avec une infinie minutie pour en faire un jonc en argent. Il m'arrivait de me rouler dans le bran de scie de son atelier Ŕ ce qui me valait d'être démasquée par grand-mère qui, au moment de me laver, s'exclamait : « Ô la démone ! » en en retrouvant les traces dans ce qu'elle appelait la raie de mes fesses Ŕ, de l'aider à corder le bois de chauffage le long de la façade, assignée à l'empilage des croûtes résineuses qui, une fois la tâche accomplie, tachaient mes mains et mon linge de résidus de gomme de pin, ou au chalet, de courir à ses côtés et de le regarder fracasser une large poche de jute remplie de noisettes afin de les délester de leurs piquants.

J'ai gardé de lui l'image d'un homme aux lèvres décolorées, au regard sévère, aux yeux bleu de mer, aux mains larges, aux doigts habiles qui, armés d'un canif, pouvaient transformer une brindille en un sifflet qui laisserait sur ma langue un goût de bois semblable à l'odeur qui émanait du boisé aux fougères les jours de pluie.

Grand-père parlait peu et son silence se fit plus vaste encore quand grand-mère et lui vinrent s'installer à Québec pour se rapprocher de l'une de leurs filles adoptives qui, après de nombreuses fugues, venait d'être admise dans ce qui portait l'odieux nom d'école de réforme.

Privée du fleuve qui avait façonné une partie de mon visage, j'en viendrais à constater que ce séjour obligé les déposséderait aussi. L'ivresse aidant, grand-père s'effondra en chemin et mourut, la face enfouie dans le banc de neige où il s'était affalé. Alors que l'eau salée dans mes veines se raréfiait, que l'absence de mer creusait ses fissures dans mon cœur de fille, je m'étonnerais de n'avoir vu personne le pleurer. Que le

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mutisme ambiant des adultes, fracturé par des bruits de chaise raclant le prélart, de casseroles, d'assiettes, de couteaux et de fourchettes déposés sur le fini en formica vert de la table de métal.

Grand-père fut mis en terre, son silence avec lui, mais ce qui se faufila, bien après les sandwichs sans croûtes et la tarte au citron que grand-mère nous servit au retour de la messe funèbre, allait faire de lui un véritable personnage de roman. J'allais reconstituer au fil de commentaires échappés, d'anecdotes surgissant inopinément, de quelques rares messes basses, un véritable chapelet d'histoires où le vrai et la rumeur s'épousaient pour faire de sa barber shop un lieu où l'eau de vie avait coulé à flot depuis qu'elle avait clandestinement transité par son arrière-boutique au temps de la prohibition. Alors que grand-mère accueillait ses pensionnaires du midi pour le repas, qu'elle s'affairait à démêler les poches de lavage qui lui étaient confiées par tout un chacun à la petite semaine, j'apprenais qu'il avait possédé un yacht sur lequel il avait promené, paillettes au vent, à la barbe et au nez des curieux de l'endroit, une jeune Muriel Millard qui céderait un jour à la tentation de transformer en clown le visage du monde. Chicago et Boston viendraient river le portrait du grand-père aux côtés d'Al Capone à qui il aurait plus d'une fois, lame aux doigts, rasé le visage et, ciseaux en main, taillé les cheveux. Grand-père avait possédé des chevaux de course Ŕ ce qui enfin éclairait la présence de cette rangée de stalles condamnées tout le long du potager à l'arrière du logis gaspésien. Il avait mené la grande vie et l'avait égarée quelque part entre l'ivresse, les chevaux de course et un flot de secrets emportés par les marées.

Je ne connaissais de grand-père que sa Juicy Fruit mâchée avec vigueur, son profil sombre dans le déclin du jour, la finesse de ses doigts, la lenteur et la longueur de ses pas, cette allure ténébreuse qu'adoptent les Irlandais forcés de ravaler famine, quarantaine et misère.

À son enterrement, j'aurais aimé que le vent de l'Est se lève, que la mer rugisse, que le Saint-Laurent gonflé de vagues sorte de son lit et dépose le long du boulevard des Capucins ou des trottoirs de la rue Saint-François-d'Assise ses écumes les plus blanches.

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Une main dans le froid

Assise dans la cabane de planches, j'enfilai mes patins, les laçai le plus rapidement possible pour éviter de prendre froid, et je m'élançai sur la glace. Je fis plusieurs tours rapides pour me réchauffer avant de trouver un rythme où mon souffle n'aurait plus à subir la morsure de l'air. Je ne maîtrisais aucune figure de style et je peinais à patiner à reculons, mais j'avais acquis un solide coup de patin qui me permettait de filer gracieusement, de prendre les courbes avec souplesse et de me redresser sans ralentir en opérant ce croisement où le pied gauche prend le pas sur le droit.

Ce glissement continu sur la glace était ce qui se rapprochait le plus de la sensation de liberté que j'avais connue au temps des séjours chez les grands-parents gaspésiens. Les bras ouverts, le corps offert, foulard sur le nez et la bouche, je n'avais que le désir de foncer dans la nuit, de ne plus jamais m'arrêter. Les patineurs en semaine étaient rares, mais je vis que Christian Webster, l'aîné de la maison voisine, était là, seul, lui aussi. Depuis notre emménagement dans le nouveau sous-sol, j'avais souvent croisé son regard mais, d'une fois à l'autre, nous demeurions immobiles et à distance avant de nous détourner et de nous éloigner. Christian resta un moment appuyé contre la palissade et, ne le voyant plus, je crus qu'il était reparti.

J'accélérai pour m'étourdir, engourdir ce désert de sable dans ma tête et balayer les idées sombres qui s'enracinaient en moi chaque jour davantage. Je traversais de plus en plus les boulevards sans regarder, prenais un chemin inhabituel dans l'espoir de me perdre, ou marchais sans m'arrêter pour vérifier s'il était possible de mourir d'épuisement. Jours et nuits se tricotaient de pair, et entre les mailles de leurs filets deux ou trois choses me préservaient : les livres que je dévorais étendue sur mon lit, ce langage codé que toi et moi, mon frère, nous avions inventé et qui faisait rager notre mère, ces cafés instants préparés chacun son tour que nous buvions en regardant des films que la télé diffusait à une heure où les enfants du rêve reposent depuis longtemps entre les bras d'une fée. Films d'horreur, de guerre, asilaires tuant leur bébé, films de meurtres et autres incursions dans le versant sombre des choses devenaient nos territoires de trêve.

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J'aimais les voix tragiques qui portent la gravité de l'enfance, la naïveté d'être, le mystère du destin qui surgit comme un voleur de vie. J'avais besoin de voix perdues, égarées, refoulées, abruptes, déstabilisantes, de voix qui insinuaient en moi peu à peu cette conviction qui me viendrait plus tard que nous ne possédons rien ou si peu et que toujours nous sommes soumis à cette ultime menace de ne pas être ou d'exister à peine. Je frôlais les douze ans que déjà je portais L'Amant de Lady Chatterley, Un tramway nommé désir, Des souris

et des hommes. Dans ce dernier livre, je me retrouvais dans la peau de Lennie autant que dans celle de la

petite souris, engoncée dans sa poche et innocemment broyée d'amour.

La violence me terrifiait et elle me fascinait. Les personnages troubles, fragiles, traqués, trouvaient en moi un refuge semblable à ces abris antinucléaires qui s'étaient propagés aux États-Unis dans les années qui avaient précédé notre naissance. J'engrangeais des phrases, toutes simples, à la frontière de l'absurdité, des titres d'ouvrages qui montaient en moi tel un chant d'esclaves dans un champ de coton ou une silencieuse supplique apparentée à la quête de lèvres offertes au tout premier baiser.

J'aimais que la mort tant redoutée soit présente, je recueillais les paroles de celui ou de celle qui s'en approchait. Bouleversée par tout ce qui risquait de mourir ou de s'effacer, j'emmagasinais les fêlures et les sillons pour le pouvoir tout puissant qu'ils possédaient d'irriguer le frangible territoire de vivre.

Je venais de compléter mon cinquième tour de glace. Christian Webster amorçait son premier. Il n'y avait qu'un unique faisceau d'éclairage et je vis que nous étions, lui et moi, à une demi-patinoire de distance. J'entendais l'écho des lames se perdre dans la noirceur, je tentais de détecter celui qui survivrait un instant de plus quand, soudain, Christian, qui avait accéléré pour parvenir à ma hauteur, glissa sa main dans la mienne et m'entraîna avec lui. Pas un regard entre nous, pas même un mot échappé, mais je conserve encore l'estampe originale de ce sourire qui monta lentement du fond de mon être pour franchir la fine frontière de mes lèvres. Le chien de la mort assoupi, la vie venait de secouer une de ses ailes. Là, soudain, dans le glissement sourd de nos avancées sur la glace, l'instinct de fleuve me revenait, intact, entier, souverain.

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Des corneilles et du sel

Charles passait du silence le plus habité à la parole la plus enflammée. Il savait recréer un moment de la guerre des Boers, imiter Bukowski ou Kerouac, jouer un extrait de La Cerisaie de Tchekov, ou établir avec aplomb un parallèle entre une banale émission de téléréalité et les grands courants de société. Le germe de mon désir pour lui s'est manifesté quand je l'ai entendu relater la marche du Sel de Gandhi, cette marche lente de 386 kilomètres qui a mené le mahatma aux rives de l'océan Indien pour en recueillir le sel. Un geste à l'origine d'une magistrale désobéissance civile qui allait inciter le plus petit d'entre les pauvres à violer le monopole britannique et ses interdits quant à l'exploitation du sel. Plus que les grèves de la faim, c'est la marche du Sel qui allait mener les Indiens vers leur indépendance.

Par la suite, le désir, imprévisible, surgissait au détour d'une conversation et, tel un furet, s'éclipsait aussitôt l'échange terminé. Un soir, il s'est imposé autour des observations de Konrad Lorenz qui témoignent du rapprochement entre la hiérarchie établie au sein de la société des corneilles et celle des humains. Aux petites heures, la citation d'Einstein2, avec une précision chirurgicale, opérait à cœur ouvert. Sa main sur mon

bras, Charles m'a attirée à lui. Il a lentement articulé la partie sur la bêtise humaine, pressé ses lèvres sur les miennes et je me suis abandonnée à la certitude « non encore acquise » qui faisait de ce baiser un instant d'éternité.

Un jour, le furet est resté tapi au fond de sa cachette. Rien à faire avec la tombée du désir ou sa disparition. Entre nous, pas d'orage, de trahison ou de mensonge. Qu'un malaise informe, insidieux, apparu sans s'annoncer. Je m'étonnais soudain d'un geste posé, d'une parole chargée de préjugés, d'un silence qui m'était étranger. Un instant, je sentais l'amour à deux doigts de s'écraser platement sur le plancher. L'instant d'après, il suffisait que Charles se tourne vers moi, du désir plein les mains, pour que le flou s'estompe.

Le jour où, agitée, je lui ai fait part de ma découverte des lettres de Gandhi adressées à Hitler et signées « votre ami sincère », de celles de Lorenz Ŕ également destinées au Führer Ŕ qui trahissaient un fort

2 Einstein affirmait que deux choses étaient infinies, l'univers et la bêtise humaine, en émettant une réserve quant à cette

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penchant pour l'eugénisme, le malaise a refait surface. Je m'attendais à ce qu'il soit, comme moi, ébranlé, le cœur lézardé. Il s'est contenté de sourire, de hausser les épaules et, d'un ton mesuré, de répliquer : « Personne n'est parfait ». Sans la moindre perturbation, il a continué de préparer sa causerie sur les démunis, de flatter le chat, de s'extasier des ronronnements de l'animal, en ajoutant qu'il aimerait bien qu'on aille prendre l'apéro sur une terrasse avec Jim pour se retremper un peu dans une atmosphère Beat.

J'avais le sentiment de marcher dans du gris, du sale, de la cendre, de l'imposture, de mâcher des cailloux. Lui rayonnait comme s'il avait bu le soleil de la journée.

Il n'en avait plus que pour Jim qui rentrait de New York, Jim qui venait d'acquérir une édition rare de On

the Road, Jim qui avait rencontré le dernier jeune amant de Burroughs. Jim par ci, Jim par là, et moi, chavirée

sur une chaise droite, la tête entre les pans d'un manteau de laine brossée accroché au portemanteau à l'entrée.

Il valsait, léger, d'une phrase à l'autre, les modulations de sa voix s'accordant à l'élégance de ses mouvements. Craignant de l'entendre me redire que personne n'était parfait, je retins cette troisième découverte que je m'apprêtais à livrer : Burroughs, celui qui, selon Jim, avait apporté la modernité à la littérature américaine, était un assassin.

La pièce était noyée de lumière. Les rideaux ondulaient. Dehors des enfants riaient aux éclats et le chat, rebaptisé Einstein, roulait sous les caresses de Charles.

À cet instant précis, il m'a semblé qu'il aurait pu s'envoler par la fenêtre, toutes ailes déployées, survoler la ville en hurlant qu'il faisait bon vivre. Charles savait éviter tout ce qui pouvait assombrir son ciel. Il nageait en plein bonheur alors que les questions dans ma tête sifflaient comme des balles. Je voulais quoi au juste ? Qu'on brûle les livres de Burroughs ? Qu'on vomisse dessus ? Qu'on condamne l'œuvre ? Qu'on l'interdise ? Je ne voulais rien. Je ne savais pas comment faire pour continuer à tenir entre mes mains ce qui s'écrit avec le sang des autres.

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Je suis restée sans bouger, prise de vertige.

Le sel de Gandhi s'enfonçait dans les eaux sales du Gange. Les corneilles de Lorenz tournoyaient dans mon ventre. Et Jim nous attendait dans un monde transformé en vaste terrasse pour buveurs attardés.

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Les chaussures d'Einstein

Jour 36 de ma vie sans Charles.

J'ai complété les recherches et je termine la révision du la traduction prévue pour publication dans le numéro de mai. Je n'ai toujours pas rendu ses ciseaux à la voisine et elle n'est pas venue les réclamer. Elle sort tôt, rentre tard. Je n'ose aller frapper.

Hier, il pleuvait des cordes.

Je suis sortie sur le balcon et j'ai attendu d'être totalement trempée avant de rentrer. J'aime que l'eau sillonne mon visage, que mes vêtements s'alourdissent, que mes pieds nus laissent des mares sur le plancher. J'ai pensé à Charles qui ne pouvait tolérer d'être mouillé. Juste avant de rentrer, j'ai aperçu « le beau silence d'à côté » à sa fenêtre qui m'observait. J'ai failli l'inviter à prendre le thé.

Jour 36 de ma vie sans toi, Charles.

Je repense au lendemain de notre première nuit alors que tu enfilais tes bas. J'avais lu quelque part qu'Einstein ne portait pas de chaussettes dans ses souliers et je te l'ai mentionné. Assis au bord du lit, tu t'es lentement retourné pour m'embrasser avant de retirer tes chaussettes. Pieds nus dans tes chaussures tu as levé les bras, l'air triomphant, et nous avons rigolé comme des gamins. Tu venais de faire tienne la pratique d'Einstein. En y songeant, ce matin, je n'ai pu m'empêcher de constater que la théorie de la Relativité s'applique aussi au moindre geste que nous posons.

J'aimerais ne préserver que ta main sur mon épaule, la remontée de ton pouce le long de ma joue, le resserrement tendre, mais ferme de tes doigts sur ma nuque et taillader le reste avec les ciseaux de la voisine.

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Références

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