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Un jour, tu m'as écrit ce mot, inachevé, mouillé de larmes ou de gouttes de pluie. Le papier comportait deux textes, le premier, en haut de page, sagement rédigé au clavier, s'achevait sur cette question : comment avons-nous pu relever ce défi ? Puis tu as plié la feuille pour en faire un feuillet du genre de ceux que distribuent les paroisses et tu as repris le texte autrement, à main levée comme s'il s'agissait d'un cahier d'écolier. Ta graphie était celle de l'enfance, penchée, trouble, avec ses biffures et ses salissures. Je t'ai revu, dans le geste, à la table, au temps des sous-sols, glissant peu à peu, ta tête de moins en moins visible, tes pieds ballants, ta main sur le cahier, le crayon entre tes doigts mollement incliné sur les devoirs. Ce deuxième texte était interrompu, comme si la main avait échoué à transcrire la suite des questions engendrées par l'urgence, comme si le cœur s'était lui-même censuré. Je n'ai pas de réponse à ta question, mais depuis la presque-mort du plus jeune de nos frères, je progresse lentement vers le titre que tu avais donné à ta deuxième épître : raconte-moi, ma sœur.

Dans cette histoire, nous sommes Hansel et Gretel, il n'y a pas de méchante sorcière pas plus que de terrible loup qui avalerait une grand-mère et tenterait de faire de même avec un Chaperon Rouge. La forêt inconnue est celle du quotidien, le calendrier tourne sur lui-même et, du jeudi au dimanche, les semaines transforment les jours en portes tournantes où transitent caisses de 24 et bouteilles de 26 onces, déversées sur les contes de notre enfance. Toutes les nuits, les petits frères font pipi au lit pendant que toi et moi on compte la peur jusqu'à l'impossible étoile. Nous cherchons le jour hors des murs, ou dans le repli des soirs où nous sommes gardiens des petits. Tu plonges dans les bandes dessinées, les histoires de monstres, la complexité d'une enregistreuse à cassettes que tu tentes de rafistoler pendant que j'apprends à conduire la voiture avec mes yeux, persuadée que si je me concentre assez fort, le véhicule se redressera, évitera le face à face et fera reculer la mort. Ella Fitzgerald et Dave Brubeck jouent en boucle au salon, les murs et le mobilier de cuisine tremblent, les vents de la furie se dressent et on n'entend plus que la mitraille de cris en rafales sur le blues. Un jour, nous aurons un chien que nous aimerons, qui repartira comme il est venu, chien battu, réfugié en nos murs, c'est sur lui que retombera l'accusation d'avoir uriné dans le corridor. Toi et moi

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nous savons que l'urine n'était pas celle du chien, toi pour l'avoir entendu, moi pour l'avoir vu, lui, dans la pénombre, soûl, chancelant devant la porte entrouverte de ma chambre, se soulager sur le tapis. De ce chien aimé, il ne me reste que son museau, le lendemain matin, collé au tapis et les coups assénés pour qu'il ne recommence plus. L'impuissance à sauver ce qui geint et supplie, ce qui tente de crier son innocence, reste collée au fond de ma gorge, les mots risqués pour défendre, les suppliques pour que la vérité triomphe, perdus à jamais entre hier et nulle part.

J'ai encore en moi les nuits de sentinelle, ces heures fragiles où chacun dans son lit nous veillions au grain ; rangé dans le grand cahier des choses à remiser pour l'éternité notre mère assise sur les genoux de mon premier amoureux, la main sous sa chemise blanche explorant son torse, moi pétrifiée, témoin impassible de la tombée de mon cœur par terre. J'ai rangé, tout rangé dans la chambre à fournaise et le tambour, dans la mallette aux poussins, dans le silence qui m'a servi de refuge simplement parce que le soleil d'aujourd'hui m'interdit de ranimer le sombre des jours ensevelis.

Il existe pourtant des preuves de joie, une photo ensoleillée de nous, mon frère, nos culs dans le sable, toi avec une capine de bébé sur la tête, moi dans un habit de bain léopard, riant tous deux aux éclats, une image égarée et perdue qui ravive la voix de notre mère qui chantait Meunier tu dors, J'ai du bon tabac

dans ma tabatière et la poulette grise qui avait pondu un œuf dans une église. C'était avant les sous-sols et la

coulée des jours balafrant le petit nombre des beautés, avant qu'on s'interdise, pour éviter de sombrer, de rêver à ce que pourrait être la vie.

Tu me demandes de raconter, de te raconter, alors que je ne sais pas le faire. Ce qui reste de ces jours habite le silence et ne s'écrit jamais. Je suis de papier et d'eau salée, je cherche le fleuve comme d'autres la vierge, et la lune, qui brillait là-haut, dont le lait avait gagné le bord de ma fenêtre la nuit où l'urine de l'un a entraîné le châtiment de l'autre, s'est réfugiée, entière, dans la gueule du chien auquel nous nous étions si tendrement attachés.

Il y avait deux tasses de café sur la carte qui accompagnait le mot. Les anses se rejoignaient au centre.

Tu as dit : c'est nous. J'ai acquiesçai. Et nous avons pleuré.

De nous deux, c'est toi qui aurais dû écrire, toi qui aurais aimé t'y consacrer.

Ces deux dernières années, tu as fait l'aller-retour depuis Montréal pour souper avec moi le soir de mon anniversaire. Cette année, les vents fouettaient, les rues étaient impraticables et aussi désertes que le restaurant où nous sommes allés. L'éclairage feutré enrobait nos chuchotements, la flamme de la bougie sur la table oscillait. Ses lueurs fugaces flattaient une partie de ta joue et tes yeux, bleus, clairs, perçaient l'obscurité. Tu as timidement levé ton verre à mon dernier livre, à ce que j'écris, à la fierté que tu éprouvais. J'ai baissé les yeux, honteuse, et je t'ai avoué que je tentais, année après année, d'arrêter. Ta vue s'est brouillée et, la gorge nouée, tu as laissé s'échapper un frêle « mais pourquoi ? » empreint de détresse.

« Je n'appartiens à rien », ai-je répondu.

J'aurais voulu trouver les mots pour éviter que tu sois déçu. Si j'en avais eu la force, je t'aurais confié que l'écriture est en moi comme une enfant infirme, maintenue dans l'obscurité. Elle ne sait pas marcher. Ne sait pas parler. Elle est aveugle, sourde et muette. Sans destinée. Sans chemin. Elle craint ce qui l'entoure, se cambre, se rebelle, s'effondre. Elle est sauvage, animale, captive d'elle-même. Si elle était un personnage, elle serait Hellen Keller. Elle avance à tâtons, se cogne partout, hurle, renverse ce qu'elle touche, fracasse ce qui l'entoure, se débat et retourne se blottir sous une table ou dans un coin.

Toi, mon frère, tu attendais la suite, tu voulais me rassurer, je le sentais. Mais je ne tenais pas à être rassurée. Je ne cherchais rien, vraiment rien. J'ai tu mon sentiment d'infirmité. Tu croyais que j'avais trouvé mon chemin. J'avançais pourtant depuis toujours sans repères, sans balises, sans savoir où j'allais.

J'ai ajouté :

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« Le territoire, quel territoire ? » as-tu demandé.

« Je ne sais pas », ai-je répondu en me retenant de pleurer.

Le mot venait de franchir mes lèvres, d'y déposer une vérité, obscure encore, mais pleine de tout ce qui fait qu'on n'oublie jamais une première caresse.

Ébranlée par le mot, le silence, la nuit qui prenait possession du lieu où nous étions, je tremblais. Tu as glissé ta main jusqu'à la mienne.

La flamme de la bougie faiblissait. Tu as esquissé un sourire avant de te lever et d'aller régler la note. La tempête faisait rage et tu reprenais la route après m'avoir déposée.

« Je t'aime ma sœur », as-tu lancé au moment où je sortais de la voiture. « Moi aussi, mon frère. Moi aussi ».

V –