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Je ne crois pas avoir crié et je n'ai aucun souvenir de la chute. Couchée sur le dos, j'essayais de me relever en m'appuyant sur mes coudes quand, sous le coup de la douleur, je me laissai retomber. La minute d'avant, assise sur le siège de la bicyclette, les jambes écartées, agrippée aux hanches de ma cousine qui pédalait sur la route terreuse, je chantais à tue-tête. L'autre d'après, je gisais, ennuagée de poussière, le pied en sang, coincé dans les raies métalliques de la roue, la peau recouvrant l'os cuboïde en lambeaux. Suzanne, en état de choc, venait de m'abandonner pour chercher de l'aide et grand-père, que je n'avais jamais vu se hâter, s'amena à la course.

Après s'être penché avec empressement pour dégager mon pied, il me souleva dans ses bras et regagna à grandes enjambées le perron où grand-mère nous attendait, la main sur la porte béante. Une fois dans la cuisine, Louis-Hermel, qui n'avait rien du chevalier, posa son genou sur le prélart et m’installa par terre avec une délicatesse insoupçonnée. Grand-mère prit le relais, l'expédia chez l'épicier au bout du chemin, et entreprit de désinfecter la plaie. Je sanglotais sans doute, mais je ne garde en mémoire que la tranche de steak dans son ciré brun que grand-père rapporta et que mon aïeule appliqua de suite sur ma blessure.

Ma tête tourbillonnait et la voix de la cousine, qui répétait sans fin que ce n'était pas de sa faute, me semblait aussi lancinante que le mal qui irradiait dans mon pied. Des effluves de fleuve se mêlaient à celles du pain mis à cuire, et le pied appuyé sur la cuisse de grand-mère, je passais de l'aiguille rouge de l'horloge qui martelait les secondes à la structure massive du poêle à bois, jusqu'à ce que mes yeux accostent sur le tableau du Christ au cœur saignant. Jusque-là indifférente à l'image, voilà que je m'attardais à la vivacité du fond bleu, au carmin et à l'émeraude de la tunique, à la sérénité du sourire, à la douceur complice du regard et, plus que toute autre chose, à l'ongle luisant, parfaitement manucuré, du doigt pointé sur l’organe découvert et ses larmes de sang. Le temps que dura l'application de la viande, son enveloppement pour la maintenir sur ma chair vive, les yeux rivés au portrait religieux, je m'abandonnai aux soins prodigués.

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Grand-mère déchirait avec minutie un linge blanc pour en faire des bandelettes tandis que son homme, tel un piquet de bord de mer, la surplombait. Je délaissai le doigt révélateur pour scruter le visage des aïeux, suivre lentement les rides de leur front, la forme de leurs lèvres, effleurant du regard leurs vêtements, leur posture, consciente soudain du théâtre dans lequel ils évoluaient. Il n'existait au monde aucun cœur si saignant soit-il pour dissoudre ce mutisme qui faisait de grand-père un éternel exilé sur le pont d'un navire- fantôme, ou pour affadir la lueur discrète de cette petite femme qui possédait sans le savoir le pouvoir de pourfendre les lames de fond et d'apaiser les vents tumultueux. Moi qui avais engrangé les cris et les colères du sous-sol familial, la brutalité du langage et ses mitrailles assassines, je baignais dans l'absolu silence qui les soudait l'un à l'autre. Leurs corps, leurs gestes, leurs pas se mouvaient en synchronie. Elle se releva. Lui se pencha. Elle s'éloigna. Lui me souleva dans ses bras et m'installa dans la berçante rouge. Au moment où mes fesses atterrissaient sur le siège, un tabouret apparut. Lui soutenait ma jambe. Elle déposa un oreiller recouvert d'une serviette sous mon pied. Sans un mot, sans un regard, l'un et l'autre se distancièrent et la porte arrière se referma sur grand-père qui regagna son atelier dans la cour.

Debout près de la fenêtre, grand-mère plongea sa main dans la poche gauche de son smock Ŕ ce mot qui désignait ses robes de coton portées exclusivement dans la maison Ŕ, et en retira momentanément le mouchoir qui s'y trouvait pour se tamponner le nez. Puis elle glissa la droite dans la poche correspondante, les doigts remuant à peine sous l’étoffe, égrenant le chapelet dont elle ne se séparait jamais, le temps d'une imperceptible prière. Ce geste machinal, je le lui connaissais, mais que savais-je de cette femme pieuse qui avait perdu ses deux filles légitimes, recueilli notre mère, née au loin, adopté deux enfants de la crèche, élevait ma cousine orpheline et prenait soin de moi durant l'été ? Qui donc était cette frêle figure aux yeux gris qui ne jugeait personne, cousait, rapiéçait, tissait laizes de plancher et linges à vaisselle, nourrissait sa horde de pensionnaires du midi, faisait des lavages pour tout un chacun, pétrissait son pain, fréquentait l'église sans jamais en imposer les préceptes et nous assoyait les soirs d'orages les plus menaçants, nous, « ses démones », devant la grande fenêtre pour en admirer le spectacle et ses beautés ?

Je l'avais accidentellement entendue prononcer avec retenue le nom d'Hitler et, en souriant coquinement, celui de Marilyn Monroe, évoquer en de rares occasions les Vieux Pays de l'autre côté de l'Atlantique et, avec un attachement sincère, murmurer à la suite du décès d'un voisin ou d'une connaissance que « son heure était venue ». Elle commentait sans malice l'excès de fard qu'appliquait madame Forbes sur ses joues, tendait l'oreille aux cris de la Sourde qui, à l'heure des repas, hurlait à fendre l’âme les prénoms de ses filles, interrompait toute tâche quand les cloches de l'église soulignaient un baptême, un mariage ou un enterrement. J'étais régulièrement témoin de son amusement répété par rapport à l’obèse Térésa, qui logeait au deuxième et ne portait aucun sous-vêtement. C'est bien ma fervente grand-mère aux prières aussi réservées qu'assidues qui m'avait fait remarquer que les pointes des mamelons de Térésa, à force d'usure, avaient percé les fleurs de ses robes d'été et tenaient lieu de pistils. C'était elle également qui qualifiait « d'œil de Dieu » l'entrecuisse offert par la nièce au faciès porcin qu'on trouvait, tous les après-midi, affalée, jambes éjarrées, sur la chaise de sa galerie ; ses rares audaces accompagnées de son bras gauche appuyé sur sa taille, alors que sa main droite venait sur sa bouche étouffer l’embarras des paroles échappées et le léger tremblement de rire qui la secouait.

Jamais je ne l'avais entendue évoquer Jésus, le cœur saignant, le Père Tout Puissant, pas plus que l'Esprit-Saint ou les brebis égarées. Rien dans cette cuisine au bord de la rivière ne laissait présager qu'il était possible de marcher sur d'autres flots que ceux d'un silence qui s'apparentait à celui du fleuve, aux écumes blanches rejetées par les vagues, aux marées montantes et descendantes qui obéissaient à la prodigieuse puissance d'attraction de la Lune et à l'impérieuse force des vents, si contraires soient-ils.

Elle libéra sa main, lissa son smock, s'approcha de la vitre comme pour s’amarrer au va-et-vient du voisinage et se dirigea vers le poêle pour en retirer les pains à la croûte luisante. L'odeur se répandit dans toute la pièce. D’ordinaire, j'aurais supplié grand-mère de m'en donner une tranche bien fumante, mais pas cette fois. Rien, vraiment rien en ce lieu n'allait me pousser à renoncer au silence qui ne suintait autre chose que le doux mystère qui se déposait en moi comme le sel sur ma peau les jours de baignade.