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Deux énormes bouquets de fleurs en pot sur le balcon ombragé, soumis au vacarme du boulevard, à l'incessant roulement des voitures, à distance des rayons du soleil qui peinent à effleurer, même au zénith de l'été, la ligne horizontale du garde-fou. Le plus imposant, avec ses feuilles dressées de tout leur vert et sa profusion de boutons rouges en arborescence, occupe l'espace principal. L'autre dans son coin se confond en embranchements inégaux, multiplie les boutons jaunes, se laisse fouetter par la brise, engendre des fleurs toutes rondes qui chutent, entières, après leur éclosion.

« Celui-là, dit ma mère, je l'aime moins, ses fleurs n'arrêtent pas de tomber. »

« On pourrait les mettre dans un bol d'eau, le placer au centre de la table, elles flotteraient, j'en suis certaine. Ce serait beau. »

« L'autre fait moins de dégât », ajoute-t-elle sans prêter attention à la suggestion que je viens de faire. Si l'on tentait d'établir un début d'équation, on pourrait avancer cette première donnée :

Mère = bouquet à fleurs rouges

En principe, une équation est une égalité qui n'est pas nécessairement vraie pour toutes les valeurs possibles que peut prendre la variable. Dans ce cas précis, on se doit d'envisager que la variable, également qualifiée d'inconnue en mathématiques, demeure ma mère.

Je m'empare du balai pour éviter qu'elle le fasse, libère la surface du balcon et, porte-poussière en main, engouffre les beautés dans le sac de plastique qu'elle me tend.

Nous délaissons le fracas de la rue, retrouvons celui du salon. Ma mère calibre le son de la télé pour l'ajuster au chaos extérieur. Elle vient de s'asseoir dans sa causeuse qui jouxte la petite table sur laquelle repose une pile de romans.

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Une deuxième possibilité émerge : m = livres

mais la variable, m (pour mère), reste la même.

Très tôt, je m'abreuvais de mots comme s'il s'agissait d'une eau originelle. Après le catastrophique épisode de rédaction à l'école, ma main repoussait l'écriture dans le fond d'un sac destiné aux ordures.

Mots. Fleurs jaunes. Même dégât. Même combat.

Adolescente, l'algèbre allait devenir ma langue seconde, mon écriture, ma façon de décortiquer le monde, ses problèmes, ses questions, ses énigmes, et surtout me procurer la satisfaction d'identifier hors de tout doute une inconnue.

Je viens de prendre place dans l'autre causeuse, nous ne parlons pas, les mots sont vains, sans recours, le sol, truffé de mines non cartographiées. On vient au monde sans balise de détresse, au milieu d'un océan, en proie à la même tempête, aux déferlantes, aux implacables vagues qui menacent de faire chavirer l'embarcation, de submerger le territoire ; signaler à l'autre sa longitude et sa latitude ne servirait à rien, parce que nous demeurons les naufragés d'un désastre non identifié.

Et si je calquais l'équation de ma mère sur un exemple existant :

« Un homme meurt et laisse quatre fils et il fait, à un homme, une donation égale à la part d'un de ses fils, et à un autre, le quart de la différence entre le tiers de l'héritage et la première donation. ». Si x désigne l'inconnue, ici la fraction de l'héritage que reçoit un fils, la question se traduit par l'équation suivante où la valeur 1 à droite désigne l'héritage :

Cela pourrait s'apparenter à ceci :

« Une mère née en terre albertaine, confiée dès l'âge d'un an et quelques mois à une famille gaspésienne, s'approche de la mort et laisse une fille à qui elle fait une donation égale à la part de son silence, une autre au quart de la différence entre le tiers de l'héritage et la première donation. » Si m désigne l'inconnue, ici la fraction de l'héritage que reçoit sa fille, la question se traduit par l'équation suivante où la valeur 1 à droite désigne l'écriture :

4m + m + ¼ (1/3 Ŕ m) = 1

Dans le silence de ma mère, on doit ranger l'Ouest sauvage et lointain, une terre qui l'a vue naître, mais ne l'a pas vue grandir, l'anglais jamais appris, le fleuve adoptif, sa langue de varech et de sel, sa houle ses écumes, les X-13, ces illustrés qu'elle dévore, enfant, grâce aux Thibeault, voisins de grand-mère, les romans du Cercle du livre de France qui couvrent les rayons de la bibliothèque familiale Ŕ que je lis aussi Ŕ plusieurs Martine qu'elle m'offre en cadeau, les histoires (presque toutes) de la Comtesse de Ségur, ses doigts habiles au tricot, sa soupe aux légumes, son cipâte, ses cigares au chou, ses « saintes colères », abruptes, immenses, suivies de ses « Je ne suis pas la femme forte de l'Évangile », elle qui n'a d'autre lien avec le sacré et l'Église que ses « viargénies » qui nous dévoilent le pouls de ses impatiences, et cette répartie fabuleuse qu'elle me lance alors que je lui demande pourquoi elle ne va pas à la messe :

« Parce que le Bon Dieu aime ça quand les mères restent à la maison pour faire des patates pilées. »

M pour marées, mer, monde, issus des fonds marins, pour mélodies, chantées en m'apprenant à lacer

mes soulier, pour mots engrangés malgré moi, murs et murmures que l'oreille n'aurait jamais dû capter, pour

maison, miroir-miroir-miroir, dis-moi qui est ma mère, restés sans réponse, pour moi, éternelle fleur jaune

chutant dans un coin.

M pour l’amour contenu dans le son, pour le visage méconnu de ma mère, aussi mystérieux que la

face de Dieu enfouie sous le Big-Bang, ravagée par les tempêtes cosmiques, les pluies de météorites, voilée par les averses d'étoiles, subitement aspirée par les trous noirs ; à l'image de l'infinie marche à l'écriture qui

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n'a de cesse de s'allonger, chaque livre s'unissant au précédent pour former un seul chapelet de je t'aime, dans l'espoir, un jour, de parvenir à l'équation de ma mère.

M pour le mauvais battement de son cœur, baptisé « battement fantôme » par les médecins qui ne

réussissent pas à le maîtriser, à le corriger, eux qui ignorent que son cœur, navire-fantôme, vogue en mer agitée, qu'il cherche à quitter le lit du fleuve pour retrouver le port d'attache des origines.

Pourquoi Dieu ne viendra pas ce soir /