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Le cas Burroughs. J'aurais aimé m'y consacrer, relire avec attention tout le matériel que j'avais rapporté. Mais ce soir-là, je n'en ai rien fait. Sans un mot, j'ai laissé mon porte-documents sur la chaise et je suis ressortie avec Charles. Dehors, ça sentait la terre mouillée, sa main dans la mienne était chaude, son pas léger. Nous avons marché jusqu'au bistro. Le soleil déclinait et s'acharnait à percer deux larges rubans de nuages gris. La place était bondée, mais Charles avait prévu le coup. Il avait pris soin de téléphoner à l'un des serveurs avec qui il bossait de temps à autre et une table sur la terrasse nous attendait. Jim est arrivé une dizaine de minutes plus tard. J'aimerais pouvoir dire qu'il était détestable, suffisant, insupportable, qu'il était l'incarnation de la déception qui m'étreignait, mais ce serait mentir.

Charles et Jim étaient franchement beaux à voir. Je les ai regardés s'étreindre comme des frères de sang, s'emballer dès que Jim a posé son exemplaire de On the Road sur la table, s'enivrer d'alcool et de souvenirs, revivre avec émotion ce qui les avait, autour de leur passion salvatrice pour la génération Beat, soudés l'un à l'autre dans l'adolescence. J'étais avec eux, mais loin, très loin, de ce bonheur immense qui les unissait. L'ombre de Burroughs pesait de tout son poids. Ce que j'avais lu dans la journée remontait par secousse. Les rires de Jim et de Charles fusaient et, dans ma tête, des images éclataient.

Joan sur le sofa, ivre, les cuisses entrouvertes. Son verre, vidé d'un trait, posé en équilibre sur sa tête. Une branche de myosotis sur la table basse. Burroughs debout, une arme à la main. Deux autres personnes dans la pièce, des jeunes, les éventuels témoins de la scène. Burroughs et sa mention du « petit jeu ». Le sourire de Joan. Mais avant, juste avant de sourire, elle aurait fermé les yeux, tourné la tête vers la fenêtre, et aurait dit : « Tu sais à quel point je déteste la vue du sang. »

Le coup de feu comme un éclair soudain, son écho réel, assourdissant, traversant les décennies, le papier, l'écriture, le silence pour se loger entre mes tempes.

J'ai sursauté. Jim s'est arrêté de parler. Charles a allongé le bras et m'a ramenée contre lui. Tu as froid ? m'a-t-il demandé.

54

J'ai fait non de la tête et j'ai souri.

Le garçon venait de s'approcher et Jim s'empressa de régler les additions. Charles insistait pour qu'il vienne dormir à la maison. Jim avait promis de passer chez une copine qui l'attendait. Je me suis levée pour le saluer. Jim m'a embrassée sur les joues en me disant à quel point il était heureux de m'avoir rencontrée. Il semblait sincère, mais je ne l'ai pas cru.

Nous sommes rentrés lentement. Charles avait l'air d'un gamin qui revient du terrain de jeux, comblé, incapable de s'arrêter de parler, de gesticuler, l'excitation comme un immense ballon prêt à exploser. Moi, je repassais dans ma tête la longue liste des gens que j'aurais aimé rencontrer et, à la rigueur, dans la peau desquels j'aurais voulu me glisser le temps de saisir de l'intérieur ce qu'ils étaient. Gandhi et Konrad Lorenz étant désormais sur la liste noire, je me mis à réciter les autres : Katie Bates, Marie Curie, Morgan Freeman, Marilyn Monroe, au temps de son passage à l'Actor Studio, Jack Hirschman, Harper Lee, la jeune maître d'hôtel de l'Élizée Mandarin dont je n'ai jamais su le nom, Sally Hemmings, Sean Penn… J'en étais à Aung San Suu Kyi quand on s'est mis au lit et que la main de Charles a remonté ma cuisse.

Après, Einstein a grimpé sur le lit et il s'est lové en ronronnant contre Charles qui s'est endormi. Je me suis levée pour boire une gorgée d'eau. J'ai traversé l'appartement dans le noir, me suis arrêtée un instant à la fenêtre. Dehors tout était paisible, les lumières de la rue donnaient à l'asphalte mouillé un lustre fourmillant de pastilles de couleurs. C'était beau et pourtant, quelque part, tout près ou très loin d'ici, quelqu'un manipulait une arme et la pointait sur un homme, une femme, un enfant peut-être. Burroughs l'avait fait. D'autres aussi, avant et après lui. D'autres le referaient. C'était sans fin.

Je me suis recouchée, du cinéma plein l'esprit.

Le trou dans sa tempe. Net. Sans bavure. Sa tête doucement retombée sur sa poitrine. La branche de myosotis sur la table. Le verre sur le plancher, intact, son mouvement de va-et-vient et le claquement délicat de sa dernière oscillation. La vitre sale derrière le sofa. Le clignotement des couleurs de l’enseigne au néon du restaurant chinois de l'autre côté de la rue. Un immense bol de riz avec des crevettes qui dansaient au- dessus, et deux baguettes croisées où on pouvait lire Min Yu Mexico. Le bleu, le jaune, le blanc, striant la

surface de la fenêtre, à l’angle de son épaule. Le rouge carmin, superposé au rose des crevettes, au bleu des baguettes, au jaune, au vert, au blanc, qui scintillaient sur fond de silence. La fenêtre aurait pu être peinte par Pollock, et le sourire de Joan par Vermeer. L’espace d’un instant, j'ai songé au dernier éclat de lumière dans les yeux de qui ignore que la mort s'apprête à ouvrir la gueule. Je me suis demandé si cette dernière lueur s'apparentait aux étoiles filantes que nous regardons chuter sans savoir que c'est de leur mort que nous nous réjouissons.

J'ai failli réveiller Charles pour lui demander de m'accompagner au Mexique. Puis j'ai songé que je pourrais faire ma valise, ne rien lui dire, appeler un taxi et partir. Une fois là-bas, je retrouverais la stèle de Joan Vollmer, j'y déposerais une branche de myosotis et un verre rempli de tequila. Je me suis recouchée. Le chat ronronnait encore.