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Un des voisins du rez-de-chaussée est mort. Charles l'avait surnommé « La tête d'ahuri ». Pas par mépris, simplement parce que l'homme avait l'air d'ignorer que nous habitions le même bâtiment et semblait inconscient de sa propre présence au monde. Quand on a loué dans Saint-Roch, les putes reluquaient le client au coin des rues et les désinstitutionnalisés, mêlés aux pigeons, avaient massivement envahi le quartier. Armés de gants, on faisait la chasse aux seringues souillées sous l'escalier. Dès que les amis exprimaient de l'inquiétude, je m'empressais de dédramatiser et, malgré la sensation de malaise, je ripostais, d'un ton que j'espérais léger, que certains louent avec vue sur la mer, d'autres, dont j'étais, avec vue sur la misère. En basse saison, les putes déambulaient comme si une fulgurante danse de Saint-Guy avait élu domicile dans leur corps tout entier. Le reste de l'année, on aurait juré qu'elles sortaient d'un catalogue saisonnier, chacune postée sur son coin jalousement gardé. Dès qu'on remontait la rue de La Chapelle, on croisait l'un ou l'autre des dépossédés de cette étrange faune urbaine. Un homme tournait inlassablement sur lui-même en pointant un doigt vers le ciel. Un autre, avec des jambes très arquées, plutôt petit, un chapeau à hélice sur la tête, portait une veste de suède à longues franges et une jupe de coton bleue ou rose pastel. Il suivait un itinéraire précis, n'y dérogeait pas, et progressait une canne à pêche tendue devant lui décorée de cartes de crédit, au bout de laquelle pendouillait un jambon ficelé, une babiole de plastique, une orange ou un os en résine, un choix d'objets qui dépendait du temps qu'il faisait, de son humeur, ou de toute autre variation occulte dont il était le seul à détenir le code. Rue Saint-Joseph ou du Roi, il n'était pas rare qu’une dame très âgée, toujours la même, m'accoste pour me demander si j'avais vu sa maman. Un certain automne particulièrement froid, une femme sans manteau, assise sur un des blocs de béton qui longent les appartements de la Chancelière, deux sacs débordant de vêtements à ses pieds, m'a dit sans frissonner attendre l'hiver. Cette femme, j'allais l'apprendre plus tard, après une carrière d'infirmière-chef à Robert-Giffard, était devenue itinérante au lendemain de sa retraite. Celle qui me bouleversait le plus avait, malgré son âge, l'aspect d'une petite fille attardée. Ses vêtements étaient sales et froissés, mais toujours de saison. On la voyait souvent lécher une grosse sucette en forme de soleil ou d'arc en ciel, et il lui arrivait de pousser un landau, de se pencher au-

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dessus, et de s'adresser aux petits qu'elle promenait. Un jour, alors qu'elle venait de se redresser avec les bébés langés dans les bras, j'ai vu que ce qu'elle berçait avec tant de tendresse était deux singes en peluche. Des années à la côtoyer avant d'apprendre qu'elle était l'unique survivante d'un incendie qui avait emporté mari et enfants. Il m'arrive encore de la croiser, et parfois elle accourt vers moi pour m'avertir du danger de traverser une rue sans regarder.

L'Ahuri faisait partie du paysage. Sous son pas, les trottoirs tanguaient.

Des premiers jours du printemps aux derniers jours d'automne, il sortait du sombre deux-pièces qu'il occupait, à reculons, tirait un diable lourdement chargé, fermait sa porte à clef, restait un moment dans la cour arrière, immobile, à scruter les alentours, avant de cheminer, pataud, en direction de la rue du Pont. Les premières années, je risquais un bonjour ou un bonsoir. J'ai fini par renoncer pour ne plus voir l'affolement s'emparer de ses yeux, ses lèvres se déformer, ses épaules et ses bras tressauter d'effroi.

J'ai longtemps ignoré ce qu'il transportait, où il allait, et ce qu'il faisait.

Puis un jour, Charles est rentré en disant l'avoir vu « performer » sur la terrasse Dufferin. Et on a fait le lien. C'était lui, le demeuré dont on avait entendu parler qui, beau temps mauvais temps, attirait sa masse de curieux. On accourait pour l'entendre fausser. Le ridiculiser. Lui lancer des sous et réclamer à grand renfort de « hourras » et de « bravos », qu'il entonne Le train du Nord de Félix Leclerc, éclairé par un fanal accroché à son diable, ou L'incendie à Rio, coiffé d'un casque de pompier surmonté d'une bricole qui faisait office de gyrophare et de sirène. Je n'y suis jamais allée. Et je me suis longtemps privée de la terrasse pour éviter, ne serait-ce que quelques secondes, d'être témoin ou, comme le disent les Anglais, guilty by association.

On m'a dit que ça le rendait heureux. Que c'était toute sa vie. Qu'il n'y avait pas de mal à s'amuser un peu ou encore que le phénomène mérite qu'on s'y attarde. On m'a dit la même chose à propos de la petite Chanteuse de dix-huit pouces en tournée dans les marchés aux puces, les Wallmart et les Zellers du Québec. L'idée qu'on se plaise à rire des gens, ou qu'on prétende en tirer une réflexion féconde sur l'intérêt que soulève ce genre d'exhibition humaine, m'écorche. Le malaise est, en moi, physique, réel, total. Il abolit toute distance entre la situation et ce que je ressens. J'en deviens l'ensemble et chacune des composantes : je suis

la foule et leurs yeux rivés sur le personnage, leurs rires étouffés, le pitre qui s'agite au son de sa boîte à musique, le fanal, le casque, la robe et les jambes, la table ou le diable, le visage de l'atrophie, la chanson déformée, la voix éraillée, les lèvres et tout ce qui fait qu'on magnifie la chose et la vomit. Ce n'est pas par grandeur d'âme que je me tiens loin, mais pour éviter d'éveiller le monstre qui me gobe et me dissout : ce sentiment tenace de porter le gène défectueux de l'humanité.

Je n'ai donc jamais parlé de lui, et il m'est arrivé de feindre l'ignorance quand, au hasard d'une conversation, on me demandait si le voisin d'en bas n'était pas celui-là même qui s'exhibait sur la terrasse. À défaut de le tuer, je l'ai tu. Je l'ai encagé dans une zone informe où je n'ai cessé d'entasser les débiles et les perdus, les bêtes de foire, les clowns involontaires du grand cirque de nos jours ordinaires, destinés malgré eux à nous conforter dans notre si rassurante normalité.

L'Ahuri est mort un mercredi de mai.

Le dimanche suivant, je me suis réveillée en entendant claquer des portières et s'élever des voix. Je suis sortie du lit et j'ai discrètement écarté le rideau de bambou. Véhicule et gens inconnus. Je me suis recouchée et rendormie.

Je ne savais pas encore qu'il était mort.

Plus tard en journée, je suis sortie, et j'ai vu les caisses, les sacs à ordures, les meubles, de larges contenants de plastique, s’entasser le long du mur donnant sur l'entrée de la cour et celui jouxtant la porte de son logis. Tout était cordé, empilé. Le lendemain, tout avait été éventré, saccagé, éparpillé. La cour arrière s'était métamorphosée en dépotoir.

Le ciel était sombre, les nuages chargés. Il tombait des cordes sur les monceaux de partitions musicales, de papiers divers, de vêtements, d'éclats de vitre, de meubles, de cassettes et de vaisselle. Les pilleurs continuaient d'affluer, de fouiller les décombres de sa vie, de piétiner ses restes. J'ai détourné le regard et contourné les débris en me demandant si cela faisait de moi « l'alliée des fossoyeurs », pour emprunter ses mots à Kundera.

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L'Ahuri était un enfant de Duplessis.

Ça ne répare rien. Mais ça fait de lui autre chose qu'un pantin désarticulé. Ça le replace au cœur de l'Histoire.

La cour a été nettoyée.

D'ici, on voit une partie du clocher de l'église, mais pas la statue du saint qui donne son nom au quartier. Quand je passe devant le parvis, je lève la tête. J'imagine non pas la supplique de Saint-Roch, mais le cabot à ses pieds en train d'aboyer : « Nous sommes tous des chiens. » Ça monte en moi comme une prière, un rappel de l'impérieux besoin que nous avons tous d'éviter les coups, d'espérer une caresse du revers de la main, et de retrouver notre chemin.