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J'ai connu un homme qui, la tête sur l'oreiller, faisait marcher ses doigts sur le drap en s'imaginant un défilé de petits soldats qui le conduiraient au sommeil. Toi, mon frère, pour calmer l'agitation nocturne, tu fabriques des mondes, des civilisations, des peuples venus d'ailleurs, et aussitôt que l'ensemble trouve sa cohérence, tu glisses dans les bras de la nuit. Moi, j'aborde la nuit comme une funambule qui progresse lentement, pieds nus sur un fil de fer, la tête chargée de noms, de poèmes à réciter pour contrer l'urgence et permettre au corps de s'abandonner. Il arrive que je renonce à la récitation et que je t'écrive une lettre qui débute toujours ainsi :

« Tu as sept ans, mon frère, et moi deux de plus. Nous sommes sans mémoire et nous marchons dans un haut champ de quenouilles. D'un même pas, nous avançons, nos pieds s'enfonçant dans le sol marécageux, mais tu souris, confiant, face à ce qui nous attend devant. Tu glisses ta main dans la mienne et nous nous élançons pour franchir la distance qui nous sépare d'un horizon à perte de vue. Nous entrons dans les vastes eaux calmes du fleuve qui lèchent la boue soudée à nos mollets d'enfant. Tu lâches ma main pour attraper un galet que tu lances en direction du ciel. Tu me regardes, ébloui. Tu viens d'inventer un jeu. Le galet se transforme en arc-en-ciel, ondule un moment et se déploie en un long ruban. Des mots, des phrases apparaissent sur cette bande défilante où tu livres tes pensées, tes désirs et le secret de tes rêves. Tu m'offres à lire ce qui fera de toi un façonneur d'espoir. Tu me convies à t'imiter, ce que je m'apprête à faire. Je plonge mes mains dans l'eau pour me saisir d'un caillou que j'emprisonne entre mes doigts avant de me laisser choir, les fesses dans le fond sablonneux, les bras ouverts à la surface de l'eau. »

J'interromps le jeu et la lettre que je te destine.

Si j'avais lancé ce caillou, j'aurais laissé libre cours à un singulier assemblage de fragments de réel. Sauter hors d'une voiture à la hauteur d'un passage ferroviaire. Ne jamais mentionner cet épisode et taire l'instant précis, unique, où il me faudra ouvrir la portière et courir, la peur au ventre, dans la direction opposée. Échapper à la mort sur une route déserte, la nuit, loin de tout. Mais ne raconter que l'après, la tête levée vers le ciel, les yeux rivés sur les aurores

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boréales, leur danse lascive, leurs dentelles jaunes et roses, les oreilles tendues pour capter leur chant semblable à des cris d'enfants traversés de sursauts magnétiques. Vouloir mourir, sans jamais l'avouer. Trop de fois, mon frère, pour les compter. Taire la mort désirée, attendue, souhaitée. S'aventurer dans les courants du fleuve, s'éloigner dangereusement de la rive, consciente qu'il existe un point de non-retour, la tête martelée de « maintenant-maintenant-retourne », pour en repousser chaque fois la limite. Voir le ventre de la mer se gonfler, la tête d'une baleine émerger, fendre la vague, expulser l'air en surface et entendre les gouttes d'eau gicler. S'empresser de partager cette beauté avec les amours de sa vie, mais ne rien révéler de la marche téméraire sur les rochers escarpés qui l'ont précédée. À l'école, se pencher sur chaque composition comme si ma vie en dépendait. Obtenir zéro pour avoir mal compris la consigne. « Vous décrivez ce que vous voyez par une fenêtre ». Être dans son texte comme dans un boisé, s'approcher d'une cabane abandonnée, se coller le nez à la vitre, détailler ce que ses yeux découvrent à l'intérieur. Pas un instant, songer qu'il est possible de le faire autrement. Être humiliée pour avoir « voulu se montrer plus fine que les autres ». Ne pas comprendre ce qui s'abat sur soi. Ne jamais s'en remettre. Et enfouir loin, très loin, le désir d'écrire, associé à la faute, à la faille, à la honte, coupable, mille fois coupable, madame, désolée, désolée, mille fois désolée, une erreur dans ma tête, ma tête de linotte, trop petite pour être grande, désolée, de l'erreur, erreur humaine : moi. Ne plus pouvoir parler, chercher la blancheur de la page, fermer les yeux sur le rouge, le zéro, le cercle qui entoure toute la feuille, vouloir disparaître et souhaiter de toute son âme n'avoir jamais appris à lire et à écrire. Écrire malgré tout, malgré soi, sans parvenir à refermer les écluses, dans la débâcle, sans retenir les mots, les phrases, ce fleuve de toutes les enfances, niché en soi telle une sève ancestrale, millénaire, dans une traversée de tous les territoires existants, fracassant les frontières, les limites, léchant les rives pour se perdre loin de toutes terres en vue. Retrouver le fleuve, par temps gris, sous une menace de pluie, entrer dedans tout habillée. La tête sous l'eau, mêler ses pleurs aux fonds marins. Regagner la rive, enfiler les vêtements de rechange étalés sur la banquette arrière de la voiture. Filer sur la route et prendre un repas ou un café chez les amis qui ne se doutent de rien. Emprunter

une paire de ciseaux et omettre de les rendre. En acheter une paire neuve, l'emballer, et coller un papier dessus avec ce seul mot : désolée. Se sentir responsable du bonheur des uns. Coupable du malheur des autres. Souffrir de tout ce qui souffre ailleurs, loin de soi. Passer sous silence la détresse en soi, la remiser dans le caveau avec les carottes, les navets et les patates du jardin de grand-mère, saison après saison, refermer la trappe dans le plancher. Mais aussi, cueillir les petites fraises sauvages avec l'aïeule, à quatre pattes dans les talles, se retenir de se gaver au fur et à mesure, engranger l'odeur, le moment, avec tout ce qui continue de respirer. Échapper de justesse à un agresseur d'enfant. Et des années plus tard transfigurer la chose, la dissimuler sous l'aile du poème, et écrire que Rimbaud ne m'a jamais vendu d'armes et qu'Apollinaire ne m'a jamais violée. Te casser une assiette sur la tête sans pouvoir expliquer le geste. Demeurer à ce jour, hantée à l'idée que je ne me suis pas excusée, et savoir que tu n'as jamais cessé de m'aimer. Être dans un restaurant menacée de mort par un inconnu. Recueillir tous les regards médusés tournés vers moi, les points d'interrogation retombant comme des couteaux dans mon assiette sans pouvoir trouver un sens à la violence exprimée à mon endroit. Voir, petite, les yeux de notre mère s'adoucir entre les pages d'un livre. Chercher sans fin, mon frère, le chemin qui mène à son cœur.

Quand, dans ma tête, je t'écris et que s'amorce le jeu des cailloux, que se déroule l'arc-en-ciel qui donne naissance à la première bande défilante, tu souris. Un frère offre à sa sœur une pleine boîte de livres trouvée dans les ordures.

VIII –