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Chapitre 1 : La violence mise en mots

1.2 De l' « agitation » au « terrorisme »

1.2.2. a Une violence importée

L'argumentaire médiatique d'une violence exogène concerne en premier lieu les GARI et, plus encore, les BI. L'ensemble de la presse met ainsi en avant l'idée que la violence révolutionnaire commise sur le territoire national ne concerne cependant pas directement la France, mais les États dont les ressortissants sont visés par des attentats. Cela s'exprime de manière formelle par le traitement des actions revendiquées par les GARI ou les BI en pages internationales ou « Étranger ». Les attentats sont alors mis en lumière à partir de la situation des États visés à travers ces actions violentes. Ainsi, l'enlèvement du représentant parisien de la Banque de Bilbao par les GARI est présenté par L'Humanité comme une affaire espagnole, signalant à plusieurs reprises « la présence de policiers espagnols, spécialistes des affaires politiques, aux côtés des enquêteurs français384 ». Le journal s'intéresse d'ailleurs davantage à la question policière qu'à l'enlèvement en

lui-même – « Que vient faire en France la police politique espagnole385 ? » – puisque la période

correspond au processus de légalisation du Parti Communiste d'Espagne (PCE), clandestin ou en exil depuis l'avènement du général Franco à la tête du pays en 1939. Le quotidien communiste publie ainsi de nombreux articles mettant en avant la violence et la persécution dont les militants communistes font l'objet de l'autre côté des Pyrénées. En outre, la revendication de l'enlèvement de Suárez par les GARI depuis un bar barcelonais est lue comme la confirmation d'affaires étrangères opérées sur le sol français, atténuant ainsi l'intérêt de la presse.

Les BI constituent à ce sujet un cas symptomatique de la lecture étrangère de la violence puisqu'elles revendiquent leur internationalisme. Première organisation de l'après 68 à attenter à la vie de personnalités, elles sont en effet perçues comme un groupe à la fois international et apatride, sorte d' « 'extrême gauche internationale386 » qui, si elle agit sur le territoire français, a toujours pris

pour cibles des ressortissants étrangers. Dès leur premier attentat – l'assassinat du colonel Ramón Trabal en décembre 1974 –, les BI tiennent à affirmer leur identité de militants révolutionnaires français alors que la presse signale qu' « aidés par leurs collègues des Renseignements généraux, les enquêteurs recherchent parmi la colonie uruguayenne, très peu nombreuse, résidant à Paris, et les gauchistes sensibilisés par les problèmes politiques de l'Amérique du Sud, une piste éventuelle387 ».

Dans un communiqué adressé à Libération au lendemain de l'assassinat du militaire uruguayen, la Brigade internationale Raoul Sendic tient à apporter des précisions :

« Nous assistons de la part du gouvernement à une manoeuvre particulièrement

384L'Humanité, 6 mai 1975. 385L'Humanité, 8 mai 1975.

386Selon les termes employés par les autorités boliviennes, cité dans Libération, 13 mai 1976. 387J.-M. T., France Soir, 23 décembre 1974.

grossière. Pour minimiser l'exécution, on la présente comme un règlement de comptes entre Uruguayens, une histoire d'agents secrets. En même temps, on prépare des mesures de répression en série contre les réfugiés politiques uruguayens en France. « Le colonel Trabal, tortionnaire fasciste, continuait son sale boulot à Paris. Les militants qui l'ont exécuté sont des anti-impérialistes français qui ne toléreront plus dans notre pays les manoeuvres criminelles des représentants du véritable terrorisme international – celui qui prend les peuple en otages pour les piller impunément.

« La presse disposait pourtant de notre communiqué n° 1 qui ne laisse aucun doute sur notre nationalité, ainsi que des premiers éléments de l'enquête de la police, axée sur les témoignages des travailleurs du chantier de la rue du recteur Poincaré.

« À bas la campagne d'intoxication gouvernementale !

« La France sera une terre d'asile pour les combattants de la liberté et le cimetière des tortionnaires et massacreurs de peuples388 ! »

L'attentat contre l'attaché militaire de l'ambassade d'Espagne à Paris par la Brigade internationale Juan Paredes Manot fait l'objet du même traitement. Le Figaro titre ainsi « Espagne : escalade de la violence389 », pouvant faire croire que l'attentat a eu lieu de l'autre côté des Pyrénées.

Une nouvelle fois, les Brigades internationales se fendent d'un second communiqué adressé à

Libération pour réaffirmer leur identité et rejeter les qualificatifs employés par les médias :

« Nous ne sommes ni des super-men, ni des super-agents secrets, ni des "Carlos". Nous sommes des révolutionnaires français et nous nous sommes organisés pour appliquer concrètement l' "internationalisme prolétarien". Nous ne sommes pas non plus des "tueurs froids" ayant "minutieusement préparé leur coup"390. »

La revendication de chaque attentat des BI par le nom d'un martyr de la cause révolutionnaire de même nationalité que la victime alimente la conception journalistique selon laquelle ces attentats ne sont pas liés et sont l'œuvre d'une organisation à la fois inconnue et singulière. France Soir indique ainsi en 1975 qu' « un groupe encore inconnu, la "Brigade internationale Juan Paredes Manot" (du nom d'un des militants de l'ETA exécutés récemment à Barcelone), a revendiqué l'attentat391 » contre

l'attaché militaire espagnol. Le Figaro partage l'opinion erronée d'une signature inédite, notamment au moment de la revendication de l'attentat contre l'ambassadeur mauritanien en juillet 1977, cinquième et dernier attentat des BI, en affirmant qu'il est le fait d' « une organisation totalement inconnue, à ce jour392 ».

Les deux journaux s'accordent en outre pour présenter la France comme une base arrière de

388Libération, 21 décembre 1974. 389Le Figaro, 9 octobre 1975.

390Libération, 10 octobre 1975. Figure du terrorisme international pro-palestinien, le vénézuélien Carlos – Ilich Ramírez

Sánchez de son vrai nom – a alors revendiqué plusieurs attentats, dont des attentats à la voiture piégées contre les locaux parisiens de journaux (1974), celui à la grenade contre le Drugstore Saint-Germain (septembre 1974, 2 morts) et les attaques de l'aéroport d'Orly en janvier 1975. Il est également mis en cause dans une fusillade avec la police en juin 1975 (2 morts).

391France Soir, 11 octobre 1975. 392Le Figaro, 8 juillet 1977.

choix pour les organisations clandestines. Selon eux, il est certainement plus facile de se mouvoir dans un État démocratique – mettant ainsi indirectement en cause la faiblesse des services de sécurité français – pour s'en prendre à des régimes autoritaires, ce qui rend les attentats d'autant plus lâches que leurs cibles ne sont pas les bonnes. C'est en substance la position du Figaro qui affirme que « le colonel Trabal était considéré comme l'un des rares officiers libéraux du nouveau régime393 », une opinion que ne partage cependant pas le reste de la presse puisque le 21 juin 1973

est marqué par un coup d'État et l'instauration d'une dictature militaire394. Le journal refuse que la

France puisse servir de point d'appui à l'action subversive, qui plus est menée par des militants se référant au marxisme : « "Nous ne tolérerons pas..." ont déclaré les guérilleros dans leur communiqué revendiquant l'assassinat du colonel Trabal. Imagineraient-ils que les meurtres politiques sont tolérables en France395 ? » Un conflit au sein d'un régime autoritaire, quelles que

soient leurs formes, ne saurait être transposé en France. C'est en substance ce que démontre France

Soir en évoquant un transfert géographique entre l'Uruguay et la France : « Les Tupamaros étaient

des partisans de la guérilla urbaine. Tués à Montevideo, les Tupamaros tuent à Paris396. » Cette idée

de transfert est largement reprise alors qu'émerge ce qu'il convient désormais d'appeler le « terrorisme international », déclinaison sur d'autres territoires des tensions au Moyen-Orient, en particulier autour de la question palestinienne397. Mathieu Rigouste précise d'ailleurs que :

« L'émergence du terrorisme comme acteur international a coïncidé avec le déclin dans les représentations dominantes de l'image de la "pieuvre" soviétique, dirigeant dans l'ombre la quasi- totalité des désordres internationaux. Une autre image l'a progressivement remplacée, celle de la "nébuleuse", désignant un supposé réseau international des désordres398. » L'action des BI peut alors

être rattachée à cette nouvelle catégorie, appuyant davantage son caractère exogène : « Le terrorisme international s'est de nouveau illustré, mardi, à Paris, avec l'attentat commis contre M. Kaykafoussi, attaché culturel à l'ambassade d'Iran399. » L'idée d'une violence importée en France

interdit alors de poser la question de son usage par des organisations révolutionnaires françaises. La subtilité du déplacement de l'origine des attentats vise ainsi à les exclure du champ des possibles de la radicalisation hexagonale de l'après 68.

393Le Figaro, 12 décembre 1974.

394Jean-Marc Coicaud, L'introuvable démocratie autoritaire. Les dictatures du Cône Sud : Uruguay, Chili, Argentine

(1973-1982), Paris, L'Harmattan, 1996, p. 32-38.

395Le Figaro, 12 décembre 1974.

396Eugène Mannoni, France Soir, 21 décembre 1974.

397Isabelle Sommier définit le terrorisme international comme une variante du terrorisme communautaire et recense 565

actions en dehors d'Israël (dont 61 en France). Voir Isabelle Sommier, Le terrorisme, op. cit., p. 50-52.

398Mathieu Rigouste, L'ennemi intérieur. La généalogie coloniale et militaire de l'ordre sécuritaire dans la France

contemporaine, Paris, La Découverte, 2011 (2009), p. 162.