• Aucun résultat trouvé

Chapitre 2 : Le miroir de la radicalisation ouest-allemande

2.2 Une féminisation manifeste

2.2.2. b Des femmes érotisées

Une troisième dimension complète le tableau médiatique les concernant : celui de la sexualité, largement exploitée par Le Figaro et Paris Match. Ce registre est mobilisé en premier lieu à propos d'Ulrike Meinhof, mais pas au sujet de son physique : qu'elle porte de larges lunettes et présente un visage enrobé sur l'avis de recherche diffusé, ou apparaisse amaigrie au moment de son arrestation, « vêtue de noir des pieds à la tête […], la peau sur les os700 », elle ne correspond pas aux canons de

la beauté féminine, mais colle avec les stéréotypes de l'intellectuelle. Alors qu'elle est activement recherchée par la police ouest-allemande, Le Figaro la désigne en effet comme « ex-rédactrice d'un hebdomadaire érotico-révolutionnaire "Konkret"701 ». Journal de la gauche contestataire, Konkret se

veut au croisement de la politique et de la culture. Les éditoriaux signés par Ulrike Meinhof affirment des positions politiques fermes et de plus en plus radicales, notamment autour de la légitimité du recours à la violence. Le directeur du journal, Klaus Röhl entend surfer sur la vague de la révolution sexuelle en publiant des photographies, y compris en couverture, de femmes dénudées, ce que rejette Ulrike Meinhof, qui est également son épouse. Elle refuse en effet de mêler politique

696Jean Wetz, Le Monde, 3 juin 1972. 697L'Humanité, 8 juin 1972.

698Jean Wetz, Le Monde, 9 juin 1972. 699Jean Wetz, Le Monde, 17 juin 1972.

700Henri de Kergorlay, Le Figaro, 17 juin 1972. 701Henri de Kergorlay, Le Figaro, 26 mai 1972.

et érotisme, renvoyant l'argument de la libération sexuelle à celui de l'exploitation sexuelle des femmes. Car cette conception de l'érotisme ne se décline qu'au masculin.

Le Figaro, attaché aux valeurs morales traditionnelles, semble lui reconnaître cela comme une

qualité, tout en l'infantilisant, celle-ci étant nommée uniquement par son prénom : « L'intransigeante Ulrike ne pouvait supporter les concessions de "Konkret" qui, pour assurer sa stabilité financière, exploitait la "vogue du sexe" au lieu de se consacrer entièrement à la lutte politique702. » Cet usage

dans les colonnes d'un journal conservateur n'a effectivement pas la même signification que dans celles du quotidien né dans le sillage de l'après 68. Si Libération semble approuver la décision de la journaliste, c'est parce qu'elle correspond à une ligne politique cohérente à ses yeux et fait écho aux orientations du journal, en particulier concernant toutes les formes de sexualité, y compris déviantes et criminalisées, qui vient d'opter pour le « gauchisme culturel703 » au détriment des questions

politiques stricto sensu. Le quotidien le rappelle au moment de sa mort : « Ulrike quitte son mari. Le différend porte en partie sur le fait que Roehl veut transformer Konkret en revue pornographique de gauche […]. Ulrike, profondément intéressée par l'évolution de la gauche extra-parlementaire, se radicalise peu à peu704. » Ulrike Meinhof est ainsi réassignée aux choix rédactionnels du journal

702Édouard Thévenon, Le Figaro, 3 juin 1972.

703Pierre Rimbert, Libération de Sartre à Rothschild, op. cit., p. 34. 704P. B., Libération, 10 mai 1976.

pour lequel elle a travaillé durant les années 1960 qui, non seulement ne sont pas de son fait, mais qu'elle désapprouve. Son engagement politique s'en trouve en retour quelque peu brouillé.

Le cas de Gudrun Ensslin est plus significatif encore puisqu'elle est personnellement visée par le registre de l'érotisation. Au cours du procès de mai 1975 dans lequel elle est co-accusée avec Andreas Baader, Ulrike Meinhof et Jan-Carl Raspe d'une série d'attentas et d'attaques à main armée,

Le Figaro signale, pour insister sur son dévoiement, qu' « elle a même tourné en 1967 un film

pornographique705 ». L'information est exacte et doit être mise en relation avec l'essor inédit du

marché de l'érotisme dans les pays occidentaux706. Symbole : le film Emmanuelle, sorti en 1974,

dans lequel Sylvia Kristel, partiellement dévêtue dans un fauteuil en rotin, un collier de perles à la main, incarne l'archétype de la « femme libérée », expérimentant de multiples pratiques sexuelles et qui déclenche un vaste débat autour de la censure cinématographique alors que le film rencontre un grand succès en salles (plus de trois millions d'entrées)707. Il faut y ajouter la déclinaison française

du magazine américain Playboy, lancée en 1973 par Daniel Filipacchi. Si les images de femmes dévêtues ou lascives se banalisent, elles n'en sont pas moins considérées comme un signe de débauche, à la fois stigmatisées et fascinantes. Baptiste Coulmont explique en ce sens la transformation « au fur et à mesure des années 70, [des] sex-shops d'emblèmes de la libération sexuelle en symboles de la misère sexuelle708 ».

Paris Match, racheté en 1976 par le même Daniel Filipacchi, consacre vingt-cinq pages au

tragique dénouement de l' « automne allemand » dans son édition du 4 novembre 1977. Deux concernent spécifiquement Gudrun Ensslin, retrouvée morte dans sa cellule quelques jours plus tôt. Photographie de la jeune femme dénudée à l'appui, l'article est titré : « Gudrun. Sa complice était passée du porno à la révolte709. » Les lecteurs de l'hebdomadaire au plus fort tirage découvrent ainsi,

en pleine page, la poitrine de la jeune femme, agrémentée de la légende « La belle Gudrun, au

705Le Figaro, 25 mai 1975.

706Voir Baptiste Coulmont avec Irene Roca Ortiz, Sex-shops : une histoire française, Paris, Dilecta, 2007 ; Laurent

Martin, « Jalons pour une histoire culturelle de la pornographie en Occident », Le Temps des médias, n° 1, 2003, p. 10- 30 ; Janine Mossuz-Lavau, Les lois de l'amour. Les politiques de la sexualité en France (1950-2002), éd. revue et augmentée, Paris, Payot, 2002 (1991).

707Voir François Jouffa et Tony Crawley, L'âge d'or du cinéma érotique et pornographique : 1973-1976, Paris, Ramsay,

2003, p. 26. Laurent Martin signale que « l'année 1975 marque un tournant : 43 films érotiques et pornographiques dépassent les 50 000 entrées ; le genre draine 25 % de la fréquentation des salles obscures. Ce phénomène s'accompagne d'un début de reconnaissance publique. En mai, lors du festival de Cannes, est présenté pour la première fois un film pornographique, Exhibition, de Jean-François Davy. », dans « Jalons pour une histoire culturelle... », op.

cit., p. 10-30.

708Baptiste Coulmont avec Irene Roca Ortiz, Sex-shops..., op. cit., p.85.

709Paris Match, 4 novembre 1977. La même photographie est également publiée en première page de l'hebdomadaire

des faits divers criminels, Détective, du 27 octobre 1977 sous le titre « L'égérie de la Bande à Baader une ex-vedette du "porno" ». Pour protester contre la publication de cette photographie, des militantes féministes éditent une contre- affiche accompagnée du texte : « Nous déclarons l'état de grossesse permanent qui donnera naissance au monstrueux, au mutant, à tout ce qui vous fera peur car notre désir profond est d'ébranler votre ordre ». Voir en annexe.

temps où étudiante en philo elle tournait dans des films pornographiques710 ». Le court texte qui

l'accompagne précise qu'étudiante, elle vivait « de la bourse accordée par la Fondation du peuple allemand pour l'Étude et de ses cachets d'actrice dans des films pornographiques711 ».

Ainsi exposée, Gudrun Ensslin se trouve à la fois réifiée, renvoyée au statut d'objet sexuel par l'intermédiaire de l'exposition de son corps, d'autant plus dangereuse que sa participation à un film érotique démontre vice et perversion. La publication de cette photographie après sa mort peut alors être lue comme la reconstruction a posteriori d'un parcours déviant ou anormal, aussi bien sur le plan sexuel que militant, le premier déterminant le second.

Outre Ulrike Meinhof et Gudrun Ensslin, des allusions sexuelles sont également présentes pour évoquer les militantes de la « seconde génération » de la RAF, et plus particulièrement les femmes mises en cause dans les assassinats de l'année 1977. Cette fois, le propos est élargi à l'ensemble des militantes que Le Figaro désigne par l'expression « les "polit-play-girls" du terrorisme712 ». Le

terme fait référence au magazine Playboy qui dévoile chaque mois des femmes sexuellement appétissantes – la célèbre Playmate – pour le lectorat masculin visé713. France Soir s'est également

710Paris Match, 4 novembre 1977. 711Ibid.

712Jean-Paul Picaper, Le Figaro, 3 août 1977.

713Et non à son équivalent féminin, Playgirl, présentant des photographies d'hommes dénudés, publié pour la première

fois aux États-Unis en 1973 et cinq ans plus tard en France.

positionné sur ce créneau en publiant, en page 3, la photographie d'une jeune femme dévêtue, dans une position suggestive, assortie de commentaires allusifs, voire scabreux. Les références érotiques ont en effet bonne presse en France dans la deuxième moitié des années 1970. Le même journaliste emploie ainsi la métaphore d' « universelle "araignée" du terrorisme714 » pour désigner Susanne

Albrecht qui, tel l'insecte, a tissé une toile pour sa proie en usant de ses charmes. La mante religieuse n'est pas loin.

L'érotisation des femmes en armes est réaffirmée, rappelant la mode des romans en livre de poche SAS de Gérard de Villiers mettant en scène, depuis 1965 et à raison de quatre titres par an, les frasques d'un agent des services secrets américains à travers le monde sur fond d'exotisme, de violence et de sexe715 :

« Toujours des femmes, le doigt sur la détente. Angela Luther, qui fut institutrice avant d'aller elle-même à l'école des Palestiniens, a créé la devise des play-girls du "milieu" : "Nous couchons avec nos mitraillettes". Gudrun Ensselin [sic], emprisonnée à Stuttgart, a donné la consigne de tir en juin 1973 : "C'est mieux de fusiller un juge que d'en être

714Jean-Paul Picaper, Le Figaro, 3 août 1977.

715Signalons la seule étude sur le sujet : Jacqueline Rémy Hospital, La série S.A.S. de Gérard de Villiers : un cas de

littérature populaire (1965-1997), thèse de littérature française sous la dir. de Christiane Moatti, Université Paris III,

1999. La série est éditée par Plon/Presses de la cité.

Illustration 6: Couverture de Gérard de Villiers, Guêpier en

un716." »

La référence au caractère phallique des armes est manifeste. La référence à cette série de romans d'espionnage est d'autant plus pertinente que les couvertures représentent systématiquement une femme munie d'une arme à feu dans une position lascive, au-dessus de titres comme « Furie à Belfast » (1974) ou « Mission impossible en Somalie » (1977). Elle peut en outre ne pas surprendre en raison de l'anticommunisme latent dans ces livres, rejoignant ainsi les positions du journal de Robert Hersant. La citation de Gudrun Ensslin permet en quelque sorte de « boucler la boucle », c'est-à-dire de faire le lien entre l'ensemble des militantes de la RAF par le biais d'éléments à caractère sexuels. Et non politiques.