• Aucun résultat trouvé

Chapitre 2 : Le miroir de la radicalisation ouest-allemande

2.1 Une radicalisation spectaculaire

2.1.3. b L'automne allemand

La réaction ne tarde pas puisque Hanns-Martin Schleyer, responsable du syndicat patronal ouest-allemand, est enlevé à Cologne. L'opération est particulièrement violente puisque ses quatre gardes du corps sont abattus sur place. Hanns-Martin Schleyer est la première cible visée appartenant au monde économique, raison pour laquelle la responsabilité de la RAF n'apparaît en premier lieu pas évidente : « Nouveau coup de la bande à Baader ? Le président du patronat allemand enlevé à Cologne538 » titre ainsi Le Figaro, ce qui entraîne l'instauration d' un « État-major

de crise en RFA539 », de « guerre540 ». Le commando Siegfried Hausner, du nom du militant décédé

des suites de ses blessures après l'attaque de l'ambassade de RFA à Stockholm, revendique l'enlèvement en diffusant une photographie datée du 6 septembre 1977 de Hanns-Martin Schleyer tenant une pancarte indiquant qu'il est prisonnier de la RAF, alors qu'à l'arrière plan est affiché le logo de la RAF – un fusil mitrailleur sur une étoile à cinq branches. Le commando exige en

535Ibid.

536Alfred Grosser, Le Monde, 7 août 1977. 537Libération, 3 septembre 1977.

538Jean-Paul Picaper, Le Figaro, 6 septembre 1977. 539L'Humanité, 8 septembre 1977.

contrepartie la libération de onze prisonniers. La presse française ne cite généralement que les noms des plus connus : Andreas Baader, Gudrun Ensslin et Jan-Carl Raspe, détenus depuis 1972, auxquels il faut ajouter Verena Becker, Wolfgang Beer, Werner Hoppe, Hanna Krabbe, Irmgard Möller, Helmut Pohl, Sabine Schmitz et Günter Sonnenberg. Avec cet enlèvement s'ouvre à proprement parler l' « automne allemand » et débute une véritable « guerre des nerfs entre le gouvernement allemand et les ravisseurs541 ». Les premiers contacts établis avec les ravisseurs sont

tendus puisque « les ravisseurs menacent d'exécuter M. Schleyer si les recherches se poursuivent542 ». Le Figaro fait alors état des revendications du commando Siegfried Hausner :

« Les terroristes demandaient que leur lettre soit lue hier matin à 10 heures à la télévision. Les images devaient transmettre ensuite la libération de onze détenus et leur montée en avion. De quels détenus s'agit-il ? M. Schiess a confirmé que Andreas Baader, Gudrun Ensslin, Jan Carl Raspe, Virmgard [sic] Moeller, Verena Becker, Sabine Schmidt et Gunther Sonnenberg en font partie. Les autres ne sont pas connus. Naturellement, la retransmission télévisée n'a pas eu lieu543. »

L'événement atteint un degré de dramatisation jusqu'alors inédit. Les négociations durent et tournent à l' « épreuve de force544 » alors que Me Payot, « un avocat genevois [est] proposé comme

intermédiaire par la police545 ». Les annonces de discussions, d'envoi de messages, d'interruption

des négociations se succèdent dans la presse française tout au long du mois de septembre : « Les ravisseurs du président du patronat ouest-allemand ont envoyé, hier, au journal "Libération" et à l'Agence Télégraphique Suisse (ATS) une photographie de Schleyer, pour prouver qu'il était toujours en vie, ainsi qu'un message au gouvernement ouest- allemand lui enjoignant de mettre fin aux recherches entreprises en RFA et à l'étranger. L'avocat genevois, Me Payot, a, de son côté, annoncé qu'il poursuivait sa mission

d' "homme de contact" entre les ravisseurs et les autorités ouest-allemandes, malgré les attaques personnelles dont il a été l'objet dans la presse de la RFA546. »

Après cinq semaines de séquestration, un nouvel événement, inédit jusqu'alors en RFA, accentue encore davantage la tournure dramatique de la situation :le 13 octobre 1977, un avion de la compagnie nationale allemande en provenance de Majorque est détourné par un commando de quatre personnes vers Rome. Le lendemain, L'Humanité indique qu' « un Boeing-737 de la Lufthansa a été détourné hier après-midi par un pirate de l'air qui réclame la libération de tous les prisonniers politiques d'un groupe "Tiger" qui seraient détenus en RFA et dont la police du pays

541Jean-Paul Picaper, Le Figaro, 8 septembre 1977. 542Le Monde, 9 septembre 1977.

543Jean-Paul Picaper, Le Figaro, 8 septembre 1977. 544Laurent Mossu, Le Figaro, 13 septembre 1977. 545André Ancian, France Soir, 11 septembre 1977. 546L'Humanité, 29 septembre 1977.

affirmait n'avoir pas connaissance547 ». L'identité et les revendications des pirates de l'air sont

précisées dès le lendemain. Dès le 14 octobre au soir, Le Monde affirme ainsi que « le détournement de l'avion de la Lufthansa est lié à l'affaire Schleyer548 », ce qu'illustre de façon manifeste la

première page de Libération le 15 octobre. Sous le titre « RAF-RFA : "la guerre des mondes" », apparaît une photographie de Hanns-Martin Schleyer datée du 13 octobre 1977 à côté duquel sont indiqués en lettres manuscrites « Commando Siegfried Hausner / Commando Martyr Halimeh549 ».

Cette image est extraite « de l'enregistrement d'une déclaration du "patron des patrons allemand" » que « les auteurs de l'enlèvement de Hans-Martin Schleyer ont fait parvenir [...] à Libération dans la nuit de jeudi à vendredi550 ». Outre la référence au célèbre roman de science-fiction de H. G. Wells La guerre des mondes (1898) mettant en scène l'affrontement entre terriens et extra-terrestres et la

désolation qui en découle, le journal indique que le commando Martyr Halimeh – une référence qui n'est explicitée par aucun journal – « demande la libération d'Andreas Baader et de ses dix compagnons ainsi que celle de deux palestiniens incarcérés en Turquie551 », faute de quoi les

passagers et le personnel du vol Majorque-Francfort seront exécutés, revendication dont l'ultimatum est fixé au dimanche 16 octobre, 9 heures.

Le journal, qui consacre trois pages pleines à l'événement – c'est d'ailleurs le nom de la rubrique – publie les neuf points de l'ultimatum adressé au Chancelier, Helmut Schmidt. Le premier concerne la « libération des camarades de la RAF emprisonnés en Allemagne de l'Ouest dont les noms

547L'Humanité, 14 octobre 1977. 548Le Monde, 15 octobre 1977. 549Libération, 15 octobre 1977. 550JFF, Libération, 15 octobre 1977. 551Libération, 15 octobre 1977.

suivent : Andreas Baader, Gudrun Ensslin, Jan-Carle Raspe, Verna [sic] Becker, Werner Hoppe, Karl-Heinz Dellwo, Hanna Krabbe, Bernd [sic] Roessner, Ingrid Schubert, Irmgard Moeller, Guenter Sonnenberg552 », c'est-à-dire ceux exigés par les ravisseurs de Hanns-Martin Schleyer. Libération publie également deux communiqués. Le premier, occupant près d'une demi-page, est

signé « opération Kofr Kaddum » de la « Struggle Against World Imperialism Organisation (SAWIO) », une organisation inconnue jusqu'alors. Sous le nom d'un village palestinien situé en Cisjordanie occupé par Israël depuis la guerre des Six Jours, il est adressé « à tous les révolutionnaires dans le monde. À tous les Arabes libres. À nos masses palestiniennes553 » et

indique que le détournement d'avion « vise à libérer nos camarades des prisons de l'Alliance impérialiste réactionnaire-sioniste554 », dénonçant à la fois l'occupation palestinienne, la coopération

entre Bonn et Tel-Aviv et la répression des mouvements révolutionnaires. Le texte fait également référence à un précédent détournement d'avion, celui du vol d'Air France en provenance de Tel Aviv, le 27 juin 1976, par un commando conjoint des RZ et du Front Populaire de Libération de la Palestine (FPLP), exigeant la libération de militants de la cause palestinienne en Israël, mais aussi en Allemagne, au Kenya, en Suisse et en France. Immobilisés à l'aéroport d'Entebbe, en Ouganda, pendant une semaine, les membres du commando avaient alors entrepris d'identifier les passagers juifs des autres otages sur la base de la détention d'un passeport israélien avant que les forces spéciales israéliennes ne donnent l'assaut sur l'avion555. Pour le commando Martyr Halimeh, ce

précédent est qualifiée d' « invasion sioniste d'Entebbe556 ». Un court communiqué du commando

Siegfried Hausner, publié à côté, indique :

« Nous avons laissé suffisamment de temps à Helmut Schmidt pour faire son choix entre la stratégie américaine d'anéantissement des mouvements de libération en Europe de l'Ouest/le Tiers monde et le désir du gouvernement fédéral de ne pas sacrifier le plus important magnat actuel de l'industrie-même pour cette stratégie impérialiste.

« L'ultimatum de l'opération Kofr Kaddum du commando "martyr Halimeh" et l'ultimatum du commando "Siegfried Hausner" de la R.A.F. sont identiques557. »

À la suite de cet ultimatum, L'Humanité dénonce vigoureusement cette « prétendue "organisation pour la lutte contre l'impérialisme mondial"558 » et Le Figaro constate que « jamais

une opération terroriste n'a été aussi grave559 », avançant qu' « il ne fait plus de doute que

552Ibid. 553Ibid. 554Ibid.

555Michaël Prazan, Les Fanatiques..., op. cit., p. 158-160. 556Libération, 15 octobre 1977.

557Ibid.

558L'Humanité, 15 octobre 1977.

l'enlèvement du Boeing de la Lufthansa est une prestation de "Carlos" en remerciement pour la participation de terroristes allemands à des commandos palestiniens560 » alors que l'avion détourné

fait escale à l'aéroport chypriote de Larnaca, avant de rejoindre le golfe persique, successivement à Bahrein, Dubaï, Aden et Mogadiscio. Le 17 octobre 1977, le tarmac de l'aéroport de la capitale de la République démocratique de Somalie, état socialiste, accueille en effet les pirates de l'air et leurs otages. La presse française, qui suit cette prise d'otages comme un interminable feuilleton non plus allemand, mais international, qui dure depuis « déjà cinq jours et cinq nuits d'angoisse pour les 86 otages561 » indique que « le pape [serait] prêt à prendre la place des passagers […] avec cet esprit de

sacrifice et d'humilité qu'on lui connaît562 », information que seul Le Figaro met en avant dans un

encart dédié. Le cinquième ultimatum fixé par les ravisseurs ayant expiré sans résultat, le commando abat le commandant de bord dont le corps est alors « rejeté hors de la carlingue. Il a été tué devant les autres occupants de l'appareil563 » pour montrer leur détermination. Dans la soirée, les

forces d'intervention spéciale ouest-allemandes – les GSG 9 – se positionnent autour de l'appareil avant de donner l'assaut. Le 18 octobre 1977, la presse quotidienne française annonce en première page la libération de tous les otages et la mort de trois des quatre pirates de l'air, et complète avec de nombreux articles en pages intérieures.

S'écartant du compte rendu du déroulé des événements, Le Figaro et Le Monde reprennent les conclusions de la presse allemande selon laquelle « le détournement du Boeing de la "Lufthansa" serait l'œuvre de l'ancien chef des opérations de l'organisation palestinienne de Georges Habache, le Dr Ouadi Hadad564 ». La question palestinienne est en effet exportée depuis quelques années en

Europe – la prise d'otages des membres de l'Organisation des Pays Exportateurs de Pétrole (OPEP) à Vienne par un groupe animé par le Vénézuélien Carlos date de décembre 1975 – et, de ce point de vue, « l'impression se confirme d'autre part à Bonn […] que les terroristes du Boeing n'agissent pas de leur propre initiative, mais obéissent à un centre de commandement situé aux environs de Beyrouth et dépendant du Front de libération de la Palestine du docteur Georges Habache565 »,

d'autant que l'organisation revendiquant le détournement, la SAWIO, est inconnue. Cette action déplace donc le regard non seulement des objectifs jusqu'alors visés par la RAF, mais également des liens entretenus avec d'autres organisations. Comme le souligne Isabelle Sommier, « l'affaire du détournement de la Lufthansa marque une nouvelle étape pour la RAF, qui s'oriente plus nettement

560Jean-Paul Picaper, Le Figaro, 17 octobre 1977. 561Le Figaro, 18 octobre 1977.

562Baudoin Bollaert, Le Figaro, 18 octobre 1977. 563Le Monde, 18 octobre 1977.

564Le Figaro, 18 octobre 1977. 565Le Monde, 18 octobre 1977.

vers le "front anti-impérialiste"566 ». L'échec du détournement d'avion à Mogadiscio et la libération

des otages se télescopent avec l'annonce de la mort de trois des fondateurs de la RAF dont la libération était demandée par les deux commandos : Andreas Baader, Gudrun Ensslin et Jan-Carl Raspe sont retrouvés morts et Irmgard Möller blessée dans leurs cellules de la prison de Stammheim le 18 octobre 1977, quelques heures après la fin de la prise d'otages du commando Martyr Halimeh. Le lendemain, la première page de Libération annonce « la fin du groupe Baader. La mort dans l'âme567 » sur les portraits des quatre militants de la RAF alors qu' « une controverse

s'engage sur les conditions de la mort de Baader et de ses compagnons568 ». Cette annonce fait l'effet

d'un véritable électrochoc dans l'ensemble de la presse qui consacre plusieurs pages à l'annonce de ces décès : « Le terrorisme déchaîné par les anarchistes ouest-allemands apparaît ainsi plus vain et plus criminel que jamais569 » écrit Yves Moreau, spécialiste de politique allemande, dans L'Humanité qui fait part du double sentiment de soulagement et d'horreur que lui inspire l'annonce

quasi-simultanée de la fin de la prise d'otages en Somalie et la mort des dirigeants historiques de la RAF. Le 19 octobre 1977, Libération reçoit aux alentours de 17h30 un communiqué téléphonique d'un correspondant s'exprimant au nom du commando Siegfried Hausner :

« Après 43 jours, nous avons mis fin à la misérable existence corrompue de Hans Martin Schleyer. Schmidt, qui dans son calcul du pouvoir, a depuis le début spéculé avec la mort de Schleyer peut aller en prendre livraison rue Charles Péguy à Mulhouse dans une Audi 100 verte immatriculée à Bad-Hombourg. Sa mort est sans commune mesure avec notre douleur et notre colère après le massacre de Mogadiscio et de Stammheim. Andreas, Gudrun, Ingmard [sic] et nous-mêmes ne sommes pas étonnés par le déploiement des forces fascistes des impérialistes pour détruire les mouvements de libération. Nous n'oublierons jamais le sens versé par Schmidt et les impérialistes qui le soutiennent. Le combat ne fait que commencer.

« Liberté par la lutte armée anti-impérialiste570. »

Le communiqué est publié le lendemain en première page du quotidien sous le titre « Mort de Schleyer : le talion571 » et repris ensuite par les autres journaux. La veille au soir, la police française

découvrait le corps de Haans-Martin Schleyer dans le coffre d'une voiture volée, conformément aux indications données dans le communiqué. L'assassinat du responsable patronal est fermement condamné par la presse française, qui laisse néanmoins entendre que la découverte de ce cadavre peut permettre d'espérer la fin du cycle infernal entamé le 5 septembre à Cologne. Cette action meurtrière est en effet la dernière revendiquée par celle que la presse surnomme la « deuxième

566Isabelle Sommier, La violence révolutionnaire, op. cit., p. 109. 567Libération, 19 octobre 1977.

568Jean Wetz, Le Monde, 20 octobre 1977. Sur cette controverse cf. supra, 2.2.1. 569Yves Moreau, L'Humanité, 19 octobre 1977.

570Libération, 20 octobre 1977. 571Ibid.

génération » de la RAF et marque la fin de l' « automne allemand572 ». La presse française s'est très

fortement intéressée à cette période, publiant de nombreux articles, sur un rythme quasi-quotidien. Ces semaines au cours desquels les événements dramatiques s'enchaînent tout en étant reliés sont présentées comme l'aboutissement d'une escalade amorcée dès la revendication des premiers attentats de l'organisation. En outre, les événements de l'année 1977 obligent la presse française à considérer la violence révolutionnaire comme un élément débordant des frontières de la RFA puisque, après la découverte du corps de Hanns Martin Schleyer à Mulhouse, les médias allemands soupçonnent la RAF d'avoir séquestré leur otage en Alsace. Au cours de ces six semaines, le journal

Libération a également joué un rôle notable en étant destinataire de plusieurs communiqués des

ravisseurs, puis des pirates de l'air, aussi bien sous les formes vidéos et écrites que téléphoniques. L'intérêt de la presse française, dans son ensemble, pour les multiples déclinaisons de la violence révolutionnaire telle que la conçoit la RAF est donc manifeste tout au long de la décennie et s'étend au-delà du simple récit factuel.