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Chapitre 1 : La violence mise en mots

1.1 La tentation de la violence

1.1.2. b L'enlèvement et la séquestration

Aux formes plutôt habituelles de la violence politique que sont les attaques contre des cibles matérielles s'ajoute une nouvelle pratique, inaugurée en 1970 : l'enlèvement suivi de séquestration. Le 26 novembre 1970, un commando de la NRP, branche clandestine de la GP, enlève le député

233Le Figaro, 28 mars 1977.

234Marceau Petit, France Soir, 29 mars 1977. Le terme de « tentative » est utilisé en raison de la faiblesse des dégâts de

la bombe déposée qui aurait dû occasionner des dommages nettement plus importants.

235Libération, 28 mars 1977 et Le Monde, 29 mars 1977. 236L'Humanité, 28 mars 1977.

237Le Monde, 29 mars 1977. 238Libération, 3 avril 1977. 239Le Monde, 5 avril 1977. 240France Soir, 5 avril 1977.

gaulliste Michel de Grailly, alors que se déroule le second procès d’Alain Geismar devant la Cour de sûreté de l’État pour reconstitution de ligue dissoute – la Gauche prolétarienne dissoute par décret le 27 mai 1970 – soldé par sa condamnation à dix-huit mois de prison ferme241. Présenté

comme une action de « dénonciation242 » de détournement de fonds dans l'affaire des abattoirs de la

Villette, cet enlèvement ne dure finalement que quelques heures et Michel de Grailly est relâché sans autre forme de procès. Le 8 mars 1972, en représailles au meurtre d'un militant maoïste survenu deux semaines plus tôt, tué par un vigile de l'usine Renault de Boulogne Billancourt, Robert Nogrette, responsable des relations sociales au sein du même établissement, est enlevé à son tour par la NRP, groupe Pierre-Overney – du nom du militant tué – avant d'être libéré deux jours plus tard. S'il racontera longuement avoir été bien traité par ses ravisseurs, il signale cependant au

Monde un élément qui l'a marqué : avoir « eu peur quand la jeune fille s'est emparée de la

mitraillette243 ». Sa courte séquestration fait l'objet d'une importante couverture médiatique, avec en

filigrane la crainte que l'extrême gauche française ne franchisse la ligne rouge de l'atteinte à la vie humaine. De l'autre côté des Alpes, les Brigades rouges séquestrent pour la première fois un de leurs « ennemis de classe » en enlevant, le 3 mars 1972, Idalgo Macchiarini, dirigeant de la Sit- Siemens244. La pratique de l'enlèvement, suivi d'une séquestration plus ou moins longue, devient

donc, à compter du début de la décennie 1970, une pratique intégrée au répertoire d'action des groupes clandestins qui se réclament de l'extrême gauche.

Après les deux essais de la NRP, ce n'est que le 3 mai 1974 qu'un groupe revendique à nouveau l'enlèvement d'une personnalité pour des raisons politiques – et pas simplement dans le but d'obtenir une rançon. Ce jour-là, Ángel Baltasar Suárez, directeur parisien de la Banque de Bilbao, est enlevé à son domicile. Avant même que cet enlèvement ne soit revendiqué, la presse évoque la piste politique. Le Figaro s'interroge ainsi : « L'enlèvement du directeur à Paris de la Banque de Bilbao : rapt politique245 ? » La première page de France Soir est plus affirmative, versant des éléments pour

appuyer la thèse de l'enlèvement par un groupe aux motivations politique : « Le directeur de banque enlevé à Neuilly : sans doute un rapt politique.

« C'est un rapt politique. Le directeur de la Banque de Bilbao – le "Banco de Bilbao" – M. Angel Suarez, enlevé vendredi à Neuilly, n'est certes pas un homme politique. Mais de par ses fonctions, il a un poids politique indéniable. Aux yeux de terroristes,

241Jean-Pierre Le Goff, Mai 68, l'héritage impossible, op. cit., p. 180.

242Isabelle Sommier, La Violence politique et son deuil..., op. cit., p. 94. Jean-Pierre Le Goff signale en outre qu'il « a

été, à l'Assemblée nationale, rapporteur du projet de loi instituant la Cour de sûreté de l'État en 1963 », ce qui fournirait donc un double mobile à cet enlèvement, dans Mai 68, l'héritage impossible, op. cit., p. 186. Voir également le récit de Hervé Hamon et Patrick Rotman, Génération, t. 2 : Les années de poudre, op. cit., p. 274-275.

243Le Monde, 12 mars 1972.

244Isabelle Sommier, La Violence politique et son deuil..., op. cit., p. 99. 245Le Figaro, 4 mai 1974.

d'anarchistes espagnols ou de membres de l'ETA par exemple, il peut personnifier le capitalisme qu'ils combattent246. »

Alors qu'aucune revendication n'a encore été diffusée, le journal cherche des explications de l'autre côté des Pyrénées : « Puig Antich, le jeune anarchiste récemment exécuté à Barcelone, faisait partie du M.I.L. Ses camarades ont-ils voulu le venger247 ? » Groupe antifranquiste espagnol, le

Mouvement Ibérique de Libération (MIL) n'est en effet pas totalement inconnu des journalistes français : trois membres de l'organisation ont été condamnés en janvier 1974 dans un procès sous tension après l'assassinat par l'organisation séparatisme basque Euskadi Ta Askatasuna (ETA), en décembre 1973, de l'amiral Luis Carrero Blanco, présenté comme le dauphin de Franco248. La

répression du régime franquiste à l'égard des militants du MIL a en outre entraîné des attentats contre des intérêts espagnols dans d'autre pays comme ceux contre les consulats d'Espagne de Turin (Italie) et Zurich (Suisse) en janvier 1974249.

L'enlèvement d'Ángel Baltasar Suárez est finalement revendiqué par les GARI par le biais d'une conférence de presse : « C'est dans un bar de Barcelone, lors d'une conférence de presse clandestine, que deux jeunes anarchistes, membres des groupes d'action révolutionnaire internationalistes (G.A.R.I.) ont revendiqué, mardi soir, l'enlèvement de M. Ángel Balthazar Suarez250 ». Ils exposent

quatre revendications parmi lesquelles, outre la libération de détenus politiques en Espagne, la publication par la presse de leur communiqué. Peu connu de la presse quotidienne nationale, le nom de l'organisation est alors rarement cité par la presse, qui préfère mettre en avant son identité politique. Le Monde titre ainsi : « Un groupe anarchiste revendique l'enlèvement à Paris du directeur de la Banque de Bilbao251. » Le Figaro indique de son côté qu' « un groupe anarchiste

espagnol revendique l'enlèvement de M. Suarez », sans citer le nom des GARI mais en rattachant ce groupe au MIL, pour préciser un peu plus loin que ce dernier représente « ce qu'il y a de plus radical dans le gauchisme252 » espagnol, ce qui inquiète le journaliste. Passée l'annonce de l'enlèvement,

peu d'articles sont publiés au cours de cette séquestration qui dure trois semaines. Ángel Suarez est finalement relâché à Paris le 22 mai 1974. Seul France Soir s'est risqué à évoquer sa séquestration, allant jusqu'à affirmer une hypothèse pour le moins fantaisiste, mais conforme à sa peur viscérale des militants d'extrême gauche : « Des indicateurs espagnols : M. Suarez est séquestré dans une

246Serge Bernard et Michel Menet, France Soir, 5 mai 1974. 247Roger Combani, France Soir, 7 mai 1974.

248Philippe Artières, « Salvadro Puig Antich... », op. cit., p. 703 249Ibid.

250Michel Chaude, France Soir, 9 mai 1974. 251Le Monde, 9 mai 1974.

communauté hippie253. »

L'enlèvement d'Ángel Baltasar Suárez par les GARI demeure au final une initiative isolée dans la France des années 1970, contrairement à ses voisins italien et ouest-allemand pour lesquels la pratique de l'enlèvement va constituer un élément marquant des « années de plomb » au cours desquelles des personnalités du monde politique ou économique sont utilisées comme monnaie d'échange et moyen de pression sur les autorités par les organisations clandestines violentes. Cette pratique, à la différence des attentats matériels, nécessite une clandestinité totale pour les organisations, un appareil logistique important et s'inscrit dans logique d'escalade et donc d'engagement à haut risque. Les GARI n'ont pas poursuivi dans cette voie, sans que cette dimension ne soit interrogée par la presse au cours des attentats matériels ultérieurs.