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Chapitre 1 : La violence mise en mots

1.2 De l' « agitation » au « terrorisme »

1.2.1. a De rares échos favorables

Libération apparaît comme le seul titre de la presse quotidienne nationale à approuver, ou, à tout

le moins, à reconnaître des éléments justifiant le recours à la violence. L'histoire du journal peut d'ailleurs le rapprocher des publications militantes plutôt que de la presse d'information classique. Les attentats signés par les BI constituent l'exemple manifeste de la sympathie rencontrée par la violence révolutionnaire, reflet de l'intérêt porté par la rédaction de Libération aux mouvements de guérilla actifs contre les régimes autoritaires latino et sud-américains et toute forme d'expérience révolutionnaire. De ce point de vue, les attentats de l'organisation sont présentés comme une forme de vengeance à l'égard de plusieurs martyrs de la cause révolutionnaire des années précédentes dont le nom baptise chacun des commandos. Cette dimension est soulevée dans l'ensemble des articles de Libération faisant suite à un attentat des BI, et est notamment détaillée dans l'article que Pierre Benoit rédige à l'occasion du troisième attentat revendiqué par l'organisation :

« Pour la troisième fois consécutive, les Brigades Internationales, cette fois "B.I-Che Guevara", revendique [sic] un attentat contre un diplomate étranger, le représentant d'un pays fasciste, un pays qui entretient au demeurant d'excellentes relations avec la France, puisque Paris, et c'est le moins que l'on puisse dire, n'a jamais véritablement exercé les pressions nécessaires pour obtenir l'extradition du nazi Klaus Barbie, qui finit tranquillement ses derniers jours en Bolivie. Comme pour ses précédentes actions, les "brigades" qui insistent cette fois encore sur le fait qu'ils sont des révolutionnaires français, ont choisi une cible claire, un homme qui donne parfaitement le sens politique qu'ils entendent donner à leurs actions349. »

Une fois encore, l'attentat n'est donc pas condamnable puisqu'il vise un représentant « d'une des

348Pierre Nora, « Le retour de l'événement », op. cit., p. 300. 349Pierre Benoit, Libération, 12 mai 1976.

dictatures les plus féroces d'Amérique latine350 ». Le quotidien n'est donc pas loin d'applaudir des

deux mains et approuve la vengeance que constitue cet assassinat contre « l'artisan de la mort du Ché351 [sic] ». Si l'on suit cette logique, la violence de la contre-insurrection bolivienne justifie par

conséquent l'attentat. Le Figaro concède d'ailleurs que « l'ambassadeur avait dirigé la lutte contre le "Che"352 ».

Le cas des NAPAP diffère cependant puisque l'assassinat de Jean-Antoine Tramoni fait directement écho à l'histoire de Libération. Dans un article polyphonique publié au lendemain de l'attentat, un membre anonyme de la rédaction explique qu' « avec la mort de Tramoni, un bout de moi est réconcilié avec ce que je pense, et une pratique réconciliée avec une théorie353 ». Un

glissement s'opère alors : de favorable, le propos se fait dubitatif autour du ressentiment hérité de la mort de Pierre Overney en février 1972. Gilles Millet émet ainsi des doutes quant à la pertinence de cet assassinat, tout en soulignant qu'il résonne avec l'histoire de l'extrême gauche tout entière :

« Dans l'extrême gauche, "l'affaire Tramoni" continue de susciter de nombreuses discussions. Dans l'ensemble, si l'on comprend la réaction du commando sans en éprouver de joie particulière, on voit mal en revanche le sens politique qu'ont voulu donner à l'attentat ses auteurs, cinq ans après les faits354. »

Cet événement suscite de nombreuses réactions des lecteurs publiées les jours suivants dans l'importante rubrique courrier, située en deuxième page du quotidien, approuvant ou critiquant l'action des NAPAP. Aucun attentat n'avait encore suscité une telle avalanche de réactions. En marge de l'entretien avec deux membres de l'organisation publié le 4 août 1977, Serge July revient sur « le sentiment de trahison355 » exprimé autour de l'affaire Overney/Tramoni. Il met en avant un

écart générationnel avec ses interlocuteurs qui ne peut être vérifié, d'autant que cinq années séparent – seulement – la mort de Pierre Overney de celle de Jean-Antoine Tramoni :

« Ils ont été maos, quand les maos – la Gauche prolétarienne – achevaient leur aventure. Ils sont venus après la bataille. Overney était déjà mort. Alors que le gauchisme prenait, dans la confusion, conscience de ses limites, de ses travers, de ses impuissances à saisir une réalité nationale et internationale qui avait changé, de jeunes militants cherchaient souvent désespérément à continuer un combat qui leur semblait le seul capable de faire avancer. Ceux qui allaient devenir les NAPAP faisaient partie du nombre de ces "laissés pour compte" et ils ont vécu ces dernières années avec dans la gorge un arrière-goût amère de trahison : le gauchisme avait cessé d'être dans ce qui avait fait sa renommée : la guérilla urbaine larvée356. »

350Ibid. 351Ibid.

352Jean-Jacques Leblond et Guy Le Bolzer, Le Figaro, 12 mai 1976. 353Libération, 25 mars 1977.

354Gilles Millet, Libération, 26 mars 1977. 355Serge July, Libération, 4 août 1977. 356Ibid.

Ces propos confortent l'hypothèse formulée par Isabelle Sommier selon laquelle la « radicalisation touche davantage ceux qui n'ont pas connu la phase initiale mais ont rejoint le mouvement après, ce que semble corroborer une élévation des niveaux de violence chez les deuxième voire troisième générations militantes357 ». Serge July, ancien du Mouvement du 22 mars

et de la GP, auteur de Vers la guerre civile en 1969, semble donc avoir révisé son jugement puisqu'il pointe les risques d'une dérive violente déconnectée de tout mouvement social et de toute base populaire :

« Les NAPAP, parce qu'ils combinent ce rapport à la violence à une conception avant- gardiste et au sentiment de trahison, ont franchi une étape que nul autre en France n'avait franchi [sic]depuis la Libération et les grandes grèves qui ont suivi – (mis à part, l'épisode du FLN et de l'OAS) – : le meurtre politique. Certes, un autre noyau, les Brigades internationales, a également procédé à des exécutions, mais les victimes étaient des diplomates étrangers. Antoine Tramoni, l'assassin de Pierre Overney en février 72, était un vigile de Renault. En le tuant, les NAPAP entraient dans une dynamique qui était celle de la guerre civile froide. Pour l'instant, elle n'a pas eu de suite358. »

De l'écho favorable à la violence révolutionnaire, Libération glisse donc vers la critique, parallèlement aux évolutions que connaît le quotidien. À compter de 1976, le journal revoit en effet sa conception, les sujets culturels occupant alors davantage de place : « Le reflux de l'extrême gauche politique ouvre le sas de reconversion du "gauchisme culturel"359. » Deux de ceux qui firent Libération partagent, à vingt ans d'intervalle le même constat, faisant de 1977 « la brisure définitive

avec un certain gauchisme [qui renverse] les idoles du marxisme-léninisme360 ». La question de la

violence révolutionnaire l'illustre de façon pertinente et confronte le journal aux « remugles du passé militant361 ». Il convient cependant d'y ajouter la remarque de Jean-François Sirinelli, insistant

sur « ces générations intermédiaires, presque par essence, servent souvent de courroies de transmission entre strates démographiques362 ». Jusqu'en 1976, Libération est ainsi le seul quotidien

national à ne pas condamner – voire à saluer – les divers attentats revendiqués par les GARI et les BI qui peuvent illustrer un certain exotisme révolutionnaire. L'apparition des NAPAP modifie profondément la donne : cette fois, le journal et ses fondateurs sont directement renvoyés à leur histoire et à la rhétorique violente qui a agité l'extrême gauche française – et les mouvements maoïstes en particulier – en marge de la création de l'Agence de Presse Libération (APL) en 1970.

357Isabelle Sommier, La violence révolutionnaire, op. cit., p. 59. 358Serge July, Libération, 4 août 1977.

359Pierre Rimbert, Libération de Sartre à Rothschild, Paris, Raisons d'agir, 2005, p. 34. 360François Samuelson, Il était une fois Libé..., op. cit., p. 273.

361Jean Guisnel, Libération, la biographie, Paris, La Découverte, 1999, p. 99-100. 362Jean-François Sirinelli, Comprendre le XXe siècle français, op. cit., p. 493.

Les crédits photographiques de la scène du 25 février 1972 à la porte de l'usine Renault-Billancourt où Pierre Overney trouva la mort appartiennent d'ailleurs à l'APL. Libération est également un cas isolé en raison de son faible tirage – 18 000 exemplaires à la fin de l'année 1975363 –, ce qui lui

confère la position d'un quotidien marginal du point de vue de la diffusion.

L'exercice de la violence révolutionnaire rencontre donc de rares approbations, exprimées uniquement dans les colonnes d'un quotidien lié, par son histoire, au militantisme d'extrême gauche. Ces quelques échos favorables sont justifiés par le caractère vengeur de la violence révolutionnaire, qui jouit en outre d'un certain exotisme révolutionnaire puisque les attentats salués visent des représentants de régimes autoritaires. La teneur de la couverture médiatique pour les attentats des NAPAP peut alors être lue à la lumière du concept de forclusion qu'Isabelle Sommier emprunte à la psychanalyse pour expliquer la minimisation ou la négation de l'historicité de la violence à caractère politique et refouler l'adhésion des militants ou des partisans à cette pratique364.