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La représentation du réel ou l’ambition mimétique

I.1.5. La ville du roman policier comme un cadre réaliste

L‟inscription géographique des romans policiers de notre corpus dans les villes réelles de Marseille, de Barcelone et d‟Alger, est déjà une preuve du cadre réaliste des enquêtes de nos trois héros. C‟est à travers les déplacements de ces derniers dans des lieux rendus aussi réels que possible, qu‟Izzo, Montalbán et Khadra s‟efforcent d‟esquisser des espaces authentiques, qu‟un lecteur pourrait aisément identifier, et retrouver sur une carte géographique.

La réalité de la ville, Izzo l‟annonce dès la première page de chaque roman de la trilogie, avant le commencement même de la narration de l‟histoire : Ainsi, au début de

Total Khéops :

« L’histoire que l’on va lire est totalement imaginaire. La formule est connue. Mais il n’est jamais inutile de la rappeler. A l’exception des événements publics, rapportés par la presse, ni les faits racontés ni les personnages n’ont existé. Pas même le narrateur, c’est dire. Seule la

ville est bien réelle. Marseille. Et tous ceux qui y vivent. Avec cette

passion qui n’est qu’à eux.

Cette histoire est la leur. Echos et réminiscences.»[66]

L‟auteur commence aussi Chourmo avec des propos analogues :

«Rien de ce que l’on va lire n’a existé. Sauf, bien évidemment, ce qui est vrai. Et que l’on a pu lire dans les journaux, ou voir à la télévision. Peu de choses, en fin de compte. Et, sincèrement, j’espère que l’histoire racontée ici restera là où elle a sa vraie place : dans les pages de ce livre. Cela dit, Marseille, elle, est bien réelle. Si réelle que, oui, vraiment, j’aimerais que l’on ne cherche pas des ressemblances avec des personnages ayant réellement existé. Même pas avec le héros. Ce que je dis de Marseille, ma ville, ce ne sont, simplement, et toujours, qu’échos et réminiscences. C’est- à- dire, ce qu’elle donne à lire entre les lignes. »[67]

Le dernier volet de la trilogie Solea, perpétue aussi ce préambule, devenu apparemment une tradition chez l‟auteur marseillais:

« Il convient de le redire une nouvelle fois. Ceci est un roman. Rien de ce que l’on va lire n’a existé. Mais comme il m’est impossible de rester indifférent à la lecture quotidienne des journaux, mon histoire emprunte forcément les chemins du réel. Car c’est bien là que tout se

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Préambule de Total Khéops.

joue, dans la réalité. Et l’horreur, dans la réalité, dépasse Ŕ et de loin- toutes les fictions possibles. Quant à Marseille, ma ville,

toujours à mi-distance entre la tragédie et la lumière, elle se fait, comme il se doit, l’écho de ce qui nous menace. »[68]

L‟insistance d‟Izzo sur la ville de Marseille comme le seul point d‟ancrage réel de ses récits, montre jusqu‟ à quel point l‟auteur est attaché à sa ville, lui vouant un profond amour, allant jusqu‟à en faire le pivot de la narration de ses fictions policières. Pour faire vrai, Izzo s‟empare du procédé de la description, pour évoquer l‟espace de sa ville, surtout, quand il s‟agit des lieux, ayant une vue sur la Méditerranée:

« Les villas construites sur la roche, avaient une vue magnifique, et totale. De la Madrague de Montredon, sur la gauche, et bien après l’Estaque sur la droite. Devant, les îles d’Endoume, le Fortin, la Tour du Canoubier, le château d’If et les îles du Frioul, Pomègues et Ratonneaux.» (Total Khéops, p.291)

Tous ces lieux qui existent bel et bien à Marseille, Izzo s‟amuse à les révéler au lecteur, jouant pour un moment le rôle d‟un guide touristique, étalant une connaissance profonde de la ville, qu‟il n‟a pas manqué d‟ailleurs de transposer dans divers ouvrages dédiés à Marseille [69]. Izzo ne fait pas, non plus, l‟économie des détails, quand il décrit les quartiers de Marseille, même s‟il s‟agit de recréer l‟atmosphère d‟une action criminelle, comme dans ce passage des premières pages de Total Khéops, où Manu, un ami de Montale, s‟apprête à tuer un grand patron de la mafia, Zucca. L‟auteur nous donne à lire une écriture cinématographique, imitant l‟œil de la camera, pour suivre son protagoniste (Manu) dans ses déplacements, autour du lieu du crime :

«Il [Manu] dominait la rade. De l’Estaque à la Pointe-Rouge. Les iles du Frioul, du Château d’If. Marseille cinémascope. Une beauté. Il aborda la descente, face à la mer. Il n’était plus qu’à deux villas de celle de Zucca. Il regarda l’heure. 16h58. Les grilles de la villa s’ouvrirent. Une Mercedes noire apparut, se gara. Il dépassa la villa, la Mercedes, et continua jusqu’à la rue des Espérettes, qui coupe le chemin du Roucas-Blanc. Il traversa. Dix pas et il arriverait à l’arrêt de bus. Selon les horaires, le 55 passait à 17h5. Il regarda l’heure, puis, appuyé contre le poteau, attendit. » (Total Khéops, p.61)

Ce qui est remarquable aussi dans cet extrait, où tout tend à être vrai, du fait des références spatiales et temporelles précises de l‟action, qui s‟apprête à être sanglante

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plus tard, Izzo ne manque pas de laisser échapper toute son admiration et sa tendresse pour sa ville: « Marseille cinémascope. Une beauté.» C‟est une expression qui nous semble résumer toute la pensée de l‟auteur, et par-delà, toute son écriture. En effet, Izzo semble nous dire, que même s‟il s‟agit d‟un récit policier, censé reproduire des actes criminels, se passant toujours dans des lieux sinistres, conformes aux clichés traditionnels de la ville du roman policier, c‟est surtout de son Marseille qu‟il s‟agira, ne manquant aucune occasion de mettre cette ville en valeur et de louer son charme.

En somme, l‟auteur marseillais donne une description tellement minutieuse des

rues et des avenues de sa ville natale, que le lecteur ressent une envie immédiate de déambuler à Marseille, de visiter surtout ses ports et ses îles, des lieux cités dans la trilogie avec amour et ferveur.

Chez l‟écrivain barcelonais, c‟est plutôt en historien, qu‟il nous fait découvrir Barcelone, à travers ses allusions à son passé architectural. Il n‟hésite pas non plus à recourir à ses souvenirs d‟ancien prisonnier politique, et les fait ressurgir lors des enquêtes de son détective, jouant sur la dimension autobiographique de ses récits.

C‟est le cas, quand Carvalho, à la recherche de la vérité sur la mort de Stuart Pedrell, passe par la rue Layetana, où il a été incarcéré dans un poste de police, à l‟époque franquiste : « De cette boîte il ne gardait que de mauvais souvenirs, et on

aurait beau lui faire un nettoyage démocratique, ça resterait le sombre château de la répression.» (Les Mers du Sud, p.47)

Évoquer le lieu de détention de son détective, semble être une stratégie de l‟écrivain, pour en donner une certaine véracité à sa description de ce lieu. Il pousse plus loin son souci du réalisme, en décrivant la rue Layetana, elle-même, avec beaucoup de précisions :

«C’était une rue d’entre-deux-guerres, avec le port à un bout, et à l’autre la Barcelone ouvrière de Gracia. Elle avait été tracée de manière artificielle pour permettre le passage du nerf commercial de la métropole et avec le temps elle était devenue le rue des syndicats et des patrons, des flics et de leurs victimes. Elle comptait en outre une Caisse d’Epargne, et le monument avec jardin sur fond néo-gothique dédié à l’un des comtes les plus valeureux de la Catalogne. » (Les Mers du Sud,

Dans ce passage, Montalbán n‟hésite pas à faire étalage de ses connaissances sur l‟histoire de sa ville, dont il mentionne aussi les aspects géographiques, pour valider encore l‟authenticité des détails urbains décrits dans ce roman.

Le même procédé se répète dans Les Mers du Sud, lors de la visite du détective barcelonais à un des amis de la victime, le marquis de Munt qui habite dans :

«une des rues de l’ancien quartier de Las Très Torres, quartier résidentiel de maisons individuelles aujourd’hui rasées et remplacées par de coquets édifices peu élevés, aimablement en retrait par rapport aux trottoirs, pour faire une place à des jardins plantés de cyprès nains, myrtes, petits palmiers, lauriers roses, et de quelques bananiers bien protégés. »(Les Mers du Sud, p.87).

Ou aussi comme dans ce passage du Labyrinthe grec : « Ça s’appelle Pueblo

Nuevo, autrement dit Village Neuf, mais ça n’a de neuf que le nom. C’est un faubourg industriel et populaire qui s’est développé à la fin du XIXe

siècle ou au début du XXe.» (Le Labyrinthe grec, p.81)

La référence constante à l‟Histoire, et à l‟héritage architectural de Barcelone, peut être perçue comme un témoignage de la part de Montalbán sur sa ville, qu‟il n‟hésite pas, tout comme Izzo, à évoquer dans une production spécialisée. [70]

N‟oublions pas toutefois, que l‟utilisation de ces procédés vise avant tout, à convaincre le lecteur de l‟existence réelle de ces lieux urbains.

A l‟instar de nos deux écrivains, Khadra offre un éventail précieux de divers toponymes réels tels que : Hydra, la Casbah, Bab El Oued, El Harrach, Le Belvédère…. à travers les aventures de son héros, parcourant la ville d‟Alger. Ce sont des quartiers qui ancrent la trilogie dans une réalité urbaine, que le lecteur n‟aura aucun mal à reconnaître, comme dans ce passage de Morituri :

«Du balcon où je me laisse aller, je contemple la Casbah mordant dans son récif pour échapper aux rafles des marées basses, Bab el Oued qui fait songer à une caserne un jours de quartier libre et le

[70] Il s‟agit notamment de l‟ouvrage de Montalbán Barcelones, Seuil, Paris, 1990, dans lequel l‟auteur décrite qu‟il n‟y a pas une seule Barcelone, mais plusieurs Barcelones, que la culture et l‟histoire notamment, participent à forger.

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port, plus bas, pareil à un comptoir de tavernier où viennent se féconder les pots de vin. »(Morituri, p.559)

Un autre passage lui fait écho, insistant sur l‟évocation, une fois encore, de la Casbah, mais cette fois-ci, en tant que mémoire historique d‟Alger, et son identité même :

« Je range ma Zastava en haut de Notre-Dame. Au loin, au-delà du port hérissé de grues chagrines, le Maqam s’oublie sur sa colline, (…). Je vois la Casbah crucifiée dans la parjure. (….) Elle n’était pas tout à fait malheureuse la Casbah. (…) Il y avait Dahman le Tatoueur qui réussissait, sur la poitrine des maquereaux et sur les bras des matelots, des fresques étonnantes. Il y avait Roukaya la Guérisseuse, (…). Il y avait Alilou Domino qui se défaisait de ses interminables rivaux en un tournemain. » (Morituri, p.595)

L‟interpellation des noms mythiques, qui ont forgé l‟histoire du plus vieux quartier de la capitale algérienne, apparait comme un prétexte pour justifier l‟authenticité de son récit, et ne donner aucune chance au lecteur de douter de la crédibilité de sa description, du même, quand il décrit Hydra comme « le plus chic

quartier de la ville. »(Morituri, p.466)

Il n‟en demeure pas moins, que le nom de l‟espace le plus évoqué est celui de la ville d‟Alger, désignée avec différents noms comme : Djzaïr, la bonne vieille terre de

Numidie, ou Alger la Blanche. C‟est un témoignage de l‟héritage historique musulman,

romain et colonial, que l‟écrivain algérien semble soucieux de faire connaitre, comme une preuve de la réalité du cadre urbain de ses fictions policières, qu‟il s‟agit effectivement d‟un Alger réel, véritable personnage de la trilogie, malmené par la réalité algérienne: « Je regarde Alger et Alger regarde la mer. Cette ville n’a plus

d’émotions. Elle est le désenchantement à perte de vue. Ses symboles sont mis au rebut. Soumise à une obligation de réserve, son histoire courbe l’échine et ses monuments se font petits. » (Morituri, p.594)

Dans une autre optique, Khadra emploi d‟une manière récurrente, des adresses personnelles précises au cours des enquêtes de son héros, pour ancrer davantage les lieux cités dans l‟espace algérois. On trouve par exemple : « J’arrive à la rue des

Pyramides un peu avant vingt-deux heures. Il pleut rageusement. » (Morituri, p.475),

p.608), ou encore : « Le 16, rue Baya Dahto est serein. C’est un vrai morceau de

quiétude. » (Double blanc, p.657)

Izzo, Montalbán et Khadra ont donc essayé d‟intégrer des lieux, qui trouvent leur correspondant réel dans l‟univers du lecteur, et de ses connaissances concernant les villes de Marseille, de Barcelone ou d‟Alger, par des descriptions, parfois très minutieuses même, puisées dans leur ville réelle. Mais ces descriptions ne font que faire surgir un espace ressenti et perçu. C‟est dans cette mimesis moderne, que s‟inscrivent les romans policiers de notre corpus. En fait, chez Izzo, Montalbán et Khadra, il s‟agit plutôt de la perception de l‟espace de leur ville, que des descriptions relevant du réalisme traditionnel, celui du XIXe siècle.

Reste à dire, que par ces touches éparses, et nullement exhaustives, recueillies au cours de notre lecture des romans de notre corpus, nous avons constaté que, jouant abondamment sur l‟effet du réel, par le recours aux différents procédés, que nous avons eu déjà l‟occasion d‟aborder, nos trois écrivains ne se sont épargnés aucun effort pour rendre leurs récits policiers aussi vraisemblables que possible, ne voulant point se contenter d‟effleurer le réel, comme c‟est généralement le propre du genre policier. Ils se sont mis à recréer l‟espace de leur ville, chacun à sa manière, mais certainement avec la même ambition, celle de dépasser ce même réel, en le réinventant avec leur propre regard, et leur univers personnel, peuplé de leurs références socio-politiques et historiques.

En somme, Izzo, Montalbán et Khadra se sont efforcés de créer une nouvelle représentation de la ville dans le roman policier, insistant sur son caractère méditerranéen, mettant en exergue des images différentes de celles que le lecteur avait l‟habitude de trouver dans la fiction policière et que Jean ŔNoël Blanc a décrites[71]

, et sur lesquelles nous aurons l‟occasion de revenir ultérieurement.

Chapitre 2