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La ville méditerranéenne : une ville policière ?

I.3.3. Trois villes, trois histoires, une Mer :

I.3.3.3. Alger la Blanche en trilogie noire :

Bercée par les murmures de la Méditerranée, Alger s‟impose comme le lieu d‟action privilégié de la trilogie de Khadra. Elle est présente, surtout dans Morituri et Double blanc. Dans L’Automne des chimères, la présence de la ville d‟Alger est associée à de fréquents retours dans l‟arrière-pays, dans la région de la Kabylie. Etre le noyau du pouvoir politique, administratif, économique et culturel, semble désigner Alger comme un parfait théâtre urbain pour les enquêtes du Commissaire Llob.

Appelée à l‟origine Ikosium, sous la domination phénicienne, Alger voit son nom latinisé et devenir Icosium sous l‟influence romaine, au 1er siècle de J.C, suite à l‟alliance scellée entre Massinissa et Scipion l‟Africain contre Carthage. Au milieu du Xe siècle, Icosium fut reconstruite par Bologhine Ibn Ziri qui la nomme El Djazaïr Ben

Mezghenna. C‟était après la conquête musulmane de 711, qui convertit l‟Afrique du

Nord à l‟Islam.

Pendant la régence ottomane, Alger fut déclarée la capitale du pays et on lui donna aussi son nom: El Djazaïr. [187] Ce dernier nom fut gardé pendant l‟occupation française et il est resté jusqu‟à l‟époque contemporaine, accompagné par d‟autres surnoms comme : El Bahdja (la joyeuse), El Mahroussa (la bien gardée) ou encore La

Blanche tant par les Algériens que par les Français.

La présence de la ville d‟Alger dans le roman policier algérien était inexistante à ses débuts, à commencer par la série policière de Youcef Khader dont le protagoniste SM.15 fait étalage de sa force et de sa bravoure en dehors du territoire algérien. De même dans les romans d‟espionnage d‟Abdelaziz Lamrani, qui, respectueux de la tradition instaurée par son prédécesseur, opte lui aussi pour l‟étranger comme décor privilégié de ses aventures extraordinaires.

[187]

Cet éloignement de la terre algérienne et notamment de la ville d‟Alger, a persisté dans le roman policier algérien jusqu‟à la publication des récits de Zehira Houfani Berfass dans lesquels, l‟auteur situe ses intrigues entre Alger et Tamanrasset. C‟est le commencement de l‟insertion de la littérature policière algérienne en terre nationale. La saga policière de Djamel Dib, va renforcer ce nouvel ancrage dans le territoire algérien et plus précisément algérois.

Cependant, Alger n‟est qu‟un décor urbain pour ces enquêtes policières, elle n‟est pas chargée de la réalité socio-politique que présente cette production. Il faudra attendre la série policière de Yasmina Khadra, dans laquelle, les enquêtes du Commissaire Llob se déroulent à Alger, pour parler d‟une véritable présence de cette ville dans le roman policier algérien.

Toutefois, il est à signaler, que si la capitale algérienne n‟a figuré dans le genre policier que tardivement sous la plume des romanciers contemporains, elle n‟en demeure pas moins présente dans le genre cinématographique.[188]

La première fois qu‟Alger fut associée à une intrigue policière, c‟était dans un film de Julien Duvivier : Pépé Le Moko, réalisé en 1936. C‟était le dernier film du cycle nord-africain du réalisateur français, [189] qui comprend Les Cinq gentlemen maudits (1932), et La Bandera (1935). Le film tourné à la Casbah d‟Alger fait du « vieux

quartier de la ville blanche une poche d’insoumission radicale, sorte de cour des miracles où, dans le déclassement et le crime, vit une population reléguée.»[190] Le film rencontre un grand succès que Miloud Benhaïmouda ne manque pas de souligner:

« Pépé Le Moko (….) demeure un jalon notable dans la diffusion du mythe d’Alger et une date marquante dans l’introduction de la veine policière en Algérie, en raison du choix exceptionnel du site- une représentation apocryphe et fascinante d’une Casbah inquiétante et mal famée, qui se répandit sur les écrans du monde, jusqu’aux U.S.A. »[191]

[188]

Il faudrait signaler qu‟un certain Pierre Nord a fait la publication d‟un roman d‟espionnage Le guet Ŕ

apens d‟Alger en 1955, qui met en scène les péripéties d‟un militaire français lors du débarquement

américain à Alger en 1942, et dans lequel la ville d‟Alger joue un rôle insignifiant dans l‟intrigue. Mais il semblerait que l‟histoire du genre policier n‟a retenu que le film de Pépé le Moko de Julien Duvivier du fait de sa description de cette ville et précisément sa casbah.

[189] ROLOT, Christian, RAMIREZ, Françis, “La Casbah des insoumis, Alger dans Pépé le Moko de Julien Duvivierˮ, in Alger, Une ville et ses discours, Université Paul Valéry, Montpellier III , 1996, p.379.

[190] Ibid.

[191]

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Pépé Le Moko a donc le mérite de faire d‟Alger, le théâtre d‟une intrigue qui se

prolonge dans la Casbah où commence un périple policier en quête d‟un malfaiteur, qui tente de trouver refuge dans la vieille ville. D‟ailleurs, Yasmina Khadra semble éprouver lui-même le désir d‟évoquer le souvenir de ce film, devenu un mythe de l‟histoire de la capitale algérienne dans Morituri, quand le Commissaire Llob fait appel à ses souvenirs du temps où Alger était vraiment blanche :

« C’était le temps où Alger avait la blancheur des colombes et des ingénuités, où, dans les prunelles de nos mioches, les horizons de la terre venaient se refaire une virginité. C’était le temps des slogans, du chauvinisme ; le temps où le Mensonge, mieux qu’un pépé

mythique, savait nous conter fleurette tandis que se couchait le soir

sur une journée consternante de nullité.» (Morituri, p.474)

Il est probable que l‟auteur algérien, par cette allusion à Pépé Le Moko, a voulu produire dans son sillage des récits policiers, qui proclament Alger comme un lieu d‟action privilégié pour les enquêtes policières de son héros, sûr qu‟ils vont la raconter aussi bien qu‟un Pépé Le Moko.

Il est à signaler aussi, que la présence la ville d‟Alger, dans l‟écriture policière de Yasmina Khadra, a commencé dans Le Dingue au bistouri, avant qu‟elle ne se consacre désormais comme un lieu d‟action privilégié de la trilogie de Khadra. Les enquêtes du Commissaire Llob trouvent leur essence dans une sorte d‟ancrage dans la capitale algérienne, du moment qu‟elle dispose de tous les éléments susceptibles d‟assurer un bon récit policier, comme les façades de ses immeubles, les villas sur ses hauteurs, mais surtout ses bas quartiers, comme Bab El Oued, réputé comme un foyer de désœuvrement et de violence.

Cependant, le Commissaire Llob n‟est pas originaire d‟Alger, tout comme son créateur d‟ailleurs. [192] Le village natal du policier est Igidher, un coin de la Kabylie dont les fonctions de policier ont amené à Alger pour y exercer son métier. Llob se souvient dans L’Automne de chimères, de sa première rencontre avec la cité méditerranéenne :

« Je me souviens, la première fois que j’ai foulé le bitume

d’Alger, c’était un vendredi. Le car brinquebalant, qui me prélevait d’Igidher via Ghardaïa, s’était rangé place du 1er

Mai au moment où le muezzin lançait l’appel du Dohr. J’avais laissé ma valise sur le pas

[192] Yasmina Khadra n‟est pas un véritable méditerranéen comme Izzo et Montalbán, il est originaire de Kenadsa, une région du Sahara algérien, mais il a longtemps habité Oran où il a côtoyé la Méditerranée.

de la mosquée. Après la prière, ma valise était toujours là, à peine poussée sur le côté pour dégager l’accès à la salle. C’était en 1967, une époque où l’on pouvait passer la nuit là où elle nous surprenait sans craindre pour sa bourse, encore moins pour sa vie. Ce vendredi-là, le printemps se surpassait, les balcons fleurissaient et les filles, entoilées d’oriflammes lactescentes, sentaient chacune un pré. C’était le temps où le hasard faisait les choses en s’inspirant des jours que Dieu faisait- des jours heureux.» (L’Automne des chimères, p.917)

Cette évocation nostalgique de la capitale d‟Algérie, clôt le troisième volet de la trilogie. Le Commissaire Llob semble faire ses adieux à cette ville (il meurt tout de suite après), en lui rendant hommage, par cette description idyllique. Cependant, derrière ces souvenirs heureux d‟une ville tant aimée, le regret et l‟amertume apparaissent, en filigrane, pour rappeler l‟Alger d‟antan et s‟apitoyer sur ce qu‟elle est devenue actuellement : une ville qui assiste à la fuite des jours heureux : « Les jours d’antan sont partis. Les loubards qui chahutaient au fond des portes cochères ont disparu. Les boutiquiers baissent leur rideau dès la tombée de la nuit. La rue est alors livrée aux affres de l’incertitude, aux brises désœuvrées et aux chiens errants.» (L’Automne des chimères, p.830)

Malade, Alger l‟est. Elle souffre de plusieurs maux : le chômage, la corruption, la misère, mais surtout du terrorisme, qui devient le pivot de la narration, dès la lecture de Morituri :

« Quelqu’un hurle après des ambulances. Ces cris nous dégrisent. Les gens émergent de leur stupeur, se découvrent des plaies, des horreurs. Tout de suite, c’est la panique. En quelque minutes, le soleil se voile la face et la nuit-toute la nuit- s’installe en plein cœur de la matinée.» (Morituri, p.490)

Les événements tragiques de la décennie noire voilent de leurs ombres meurtrières la ville d‟Alger et font d‟elle plus qu‟un simple lieu d‟action, elle devient un personnage de la trame narrative, ébranlée, elle aussi, par le quotidien social et politique. Le soliloque du Commissaire Llob dans Morituri confirme cette réalité sombre : « Je regarde Alger et Alger regarde la mer. Cette ville n’a plus d’émotions.

Elle est le désenchantement à perte de vue. Ses symboles sont mis au rebut. Soumise à une obligation de réserve, son histoire courbe l’échine et ses monuments se font tout petits.» (Morituri, p.594)

Que ce soit Marseille, Barcelone ou Alger, chacune de ces villes raconte donc sa propre histoire à sa manière, n‟oubliant pas toutefois, qu‟elles appartiennent à un

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espace géographique commun, celui de la Méditérannée : un lieu de brassage culturel, que la fiction policière française, espagnole et algérienne essaye d‟en faire désormais le théâtre privilégiédes agissements de ses protagonistes.

I.3.2. La ville dans le roman policier ou le mythe de la ville noire :

La création de l‟organisme de la police, et l‟émergence de la figure de détectives amateurs ou privés, pour veiller à l‟instauration de l‟ordre, et à rétablir la justice au sein de l‟espace citadin, vont féconder l‟imaginaire littéraire, et inspirer toute une nouvelle production romanesque, qui va prendre plus tard, le nom de la littérature policière

Suivant cette optique, les critiques s‟accordent pour dire que les nouvelles d‟Edgar Allan Poe illustrent parfaitement l‟appropriation de la littérature du crime, et de son lieu, c'est-à-dire, la ville, en faisant du Paris, un territoire plein de mystères et d‟énigmes sur lesquels enquête son chevalier Dupin. Ces récits donnent leur ton au roman d‟Eugène Sue Les Mystères de Paris, qu‟il commence à publier à partir de 1841, sous forme d‟épisodes, et dans lequel, il met en scène « le peuple des

ténèbres »[193] qui vit dans des circonstances sociales, favorables à l‟épanouissent du crime et propices à toutes sortes de maux sociaux.

Le mérite d‟Eugène Sue, selon les spécialistes, réside dans le fait, d‟avoir lié la notion de criminalité aux conditions sociales difficiles du peuple, causes directes du vice et de débauche. En cela, il donne le signal pour l‟émergence des récits, qui vont reprendre ces thèmes sous forme d‟aventures policières, comme celles élaborées par Gaston Leroux et Maurice Leblanc. [194]

La ville possède donc, tous les atouts qui assurent au roman policier sa survie et son renouvellement : quartiers malfamés, des bourges, ruelles solitaires, endroits mal éclairés et louches, malfaiteurs tapis dans l‟ombre des terrains vagues, qui font d‟elle un espace idéal pour la fécondation du crime : « La ville, par sa concentration de

population, par ses bas-fonds, est lieu où se rassemblent toutes les perversions. La ville est crimogène. »[195]

[193] MENEGALDO, HELENE, Gilles, op.cit.,p.11.

[194] Ibid.

[195]

Ces éléments ne se contentent pas de figurer en filigrane au sein du roman policier, et d‟être un simple décor, ils deviennent des éléments essentiels au déroulement de l‟intrigue policière. Jean-Noël Blanc remarque, à ce propos, que la ville

« n’est pas réduite à l’énoncé de repères spatiaux, elle devient le territoire même du

polar. Plus encore que le lieu de l’action, elle en est le déploiement. Elle est là où ça se

passe. »[196]

La ville véhicule donc selon Jean-Noël Blanc des images urbaines, souvent négatives et pessimistes qui deviennent désormais des clichés dans la littérature policière:

« Au cours de son histoire, le polar a considérablement évolué

dans ses façons d’envisager la ville. Il repose pourtant toujours sur le même constat de départ : la ville est malade. Glaciale, pluvieuse, obscure, crasseuse, solitaire, angoissante, elle est le lieu d’une urbanité moribonde.»[197]

Le roman policer se veut ainsi, en plus d‟une enquête sur le crime, une exploration de la ville, ce qu‟elle dévoile volontiers à la lumière du jour, mais, c‟est surtout ce qui l‟habite dans ses profondeurs et dans ses dessous, à la tombée de la nuit :

« La ville monte des profondeurs: sous la surface, un monde caché, creusé. Au-dessus, la ville policée, les mœurs pleines d’urbanité, les séductions, les illusions, puis, au-dessous, la ville réelle, la dureté, les luttes impitoyables, le drame. L’apparente plénitude urbaine recouvre des vides. Les évidences masquent des évidents. Le jour se change en nuit dans cette vie verticale qui perd ces certitudes et sa tranquillité parce que, dans ses failles souterraines, il se révèle que la ville a quelque chose à cacher. »[198]

Le roman policier s‟est emparé de la ville, a fait d‟elle le théâtre privilégié des enquêtes de ses héros. Ces derniers arpentent ses ruelles, parcourent ses larges avenues et s‟engouffrent dans ses nuits sombres, rythmant leur investigations à ses images urbaines. Entre l‟enquêteur et la ville naissent des liens particuliers, indissociables que Francis Lacassin en explique la nature :

« Avec ses façades faussement rassurantes; sa foule

d’honnêtes gens dont chacun d’eux peut dissimuler un criminel ; ses rues grandes ouvertes à de folles poursuites; ses entrepôts massifs

[196] BLANC, Jean-Noël, op.cit, p.14.

[197] Ibid..

[198]

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comme des forteresses;ses palissades fermées sur le mystère ou le néant ; ses toits offerts au jugement de Dieu; ses lumières qui trouent la nuit menaçante, elle est tout à la fois pour le détective: sa complice, son adversaire et sa compagne. »[199]

Ces images de la ville moderne, lieu de crime et d‟insécurité, ont incité Keith Chesterton à dire au début du XXe siècle, que : « Le roman policier est l’Iliade de la

grande ville.» [200] Et depuis, la ville n‟a cessé de raconter son épopée, et d‟affirmer sa présence, devenue, désormais, indispensable à la littérature policière.

D‟autre part, la présence de la ville dans le récit policier et ce qu‟elle engendre comme lien profond avec l‟auteur, se trouve maintenant consacrée dans la tradition policière. Ce que confirme d‟ailleurs, Jean-Noël Blanc: «Ainsi, qui dit Léo Malet dit

Paris, qui dit D. Hammett dit San Francisco, et R.Chandler Los Angeles, D.Goodis Philadelphie, W.R.Burnett Chicago, R.B.Parker Boston, sans oublier bien sûr D.H Clarke, M.Collins et surtout Ed Mc Bain et J. Charyn pour New York. »[ 201]

Ce type de couples auteur -ville montre la particularité des rapports tissés qui peuvent exister entre une ville et son auteur. Dans ce cas, l‟écrivain « se fait

géographe » [202] de sa ville, il ne se contente pas seulement de la décrire, mais aussi de la recréer en digne dépositaire de son espace.