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La représentation du réel ou l’ambition mimétique

I.1.4. Le roman policier : un genre réaliste ?

Les études faites par les spécialistes de la forme romanesque, ont montré que le roman policier cultive des liens étroits avec le réel, tout autant que les romans réputés représenter la réalité d‟une manière fidèle, comme ceux de Balzac, Flaubert et Zola. Dans ce sens, Franck Evrard remarque que : « L’élucidation du crime s’accompagne

[56]

EVRARD, Franck, op. cit, p.152.

souvent de l’exploration d’une communauté humaine spécifique, d’un espace urbain précis et de découverte des rouages socio-économiques et politiques de la société. »[58]

La peinture sociale, l‟ancrage d‟une réalité historique et les longues descriptions de décors urbains, illustrent à merveille la vocation du récit policier à être un genre réaliste, même s‟il porte notamment l‟étiquette de la paralittérature. C‟est dans cette direction que nous oriente la précieuse étude de Daniel Couégnas concernant le parti pris du réel dans la paralittérature, il souligne, en effet que : « la paralittérature a utilisé

à ses propres fins une partie des techniques d’illusion référentielle du réalisme romanesque. »[59] Ce que Franck Evrard confirme aussi en remarquant que :

« Le récit policier prétend être une fiction vraie en ce sens qu’il emprunte ses méthodes à la science et, évacuant le romanesque, s’efforce d’imposer un univers objectif où tout s’explique par des lois logiques. Faisant des petits faits anodins son élément, cette littérature indicielle cultive le réalisme, se complait dans la description d’un univers social et familial, ou de la routine de l’enquête. D’où le recours fréquent à ce que Roland Barthes appelle « l’effet de réel ». Celui-ci correspond à un énoncé, à la notation d’un détail contingent, anodin, peu fonctionnel mais dont la mission est de « faire vrai », d’apporter la touche vériste qui authentifie une situation, un personnage ou un lieu. »[60]

En fait, selon Barthes, comme c‟est connu, les détails inutiles sont les garants du réel, ils disent : « Nous sommes le réel. »[61] Dans le roman policier, ces détails superflus fonctionnent comme des indices pour l‟enquête et peuvent éventuellement servir à prouver la culpabilité du criminel, et pour reprendre l‟expression de Barthes, ils peuvent dire aussi : Nous sommes la preuve de ce crime.

Le roman policier en invoquant le réel, par le recours à l‟Histoire par exemple, tente d‟imprégner la narration d‟une crédibilité certaine et de rendre la fiction aussi vraie que possible. C‟est ce qu‟on trouve justement dans les œuvres des trois auteurs que ces derniers s‟efforcent d‟ancrer dans des contextes socio-historiques et politiques bien déterminés.

[58]Ibid., p.77.

[59] COUÉGNAS, Daniel, Introduction à la paralittérature, Seuil, Paris, 1992, p.85.

[60] EVRARD, Franck, ibid. p.80.

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L‟intégration d‟un fait historique, comme l‟écroulement du chantier de Fos-sur-Mer dans les années 70, dans le cas d‟Izzo, témoigne d‟un souci de réel, d‟une volonté de projeter le lecteur dans un univers authentique, dans lequel lui-même ou un de ses proches a peut-être vécu. Cet événement dramatique considéré comme une « plaie

toujours ouverte de l’histoire de Marseille» [ 62]

, est convoqué par l‟auteur marseillais dans Total Khéops, pour raconter l‟histoire de Mouloud Laarbi, un immigré algérien, qui « était à lui seul le rêve de l’immigration. Il fut l’un des premiers embauchés sur le

chantier de Fos-sur-Mer, fin 1970. » (Total Khéops, p.92) A travers les déboires de ce

personnage, l‟auteur témoigne de l‟impact considérable de cette catastrophe sur le contexte socio-économique de l‟époque, la construction de Fos ayant apporté avec elle l‟espoir d‟une meilleur vie pour les travailleurs :

« Marseille le croyait. Toutes les villes autour le croyaient, et construisaient des H.L.M. à tour de bras, des écoles, des routes pour accueillir tous les travailleurs promis à cet Eldorado. La France elle-même le croyait. Au premier lingot d’acier coulé, Fos n’était déjà plus qu’un mirage. Le dernier grand rêve des années soixante-dix. La plus cruelle des désillusions. Des milliers d’hommes restèrent sur le carreau. Et Mouloud parmi eux. » (Total Khéops, p.94)

Izzo s‟est appuyé sur les articles qu‟il a écrits lors de la construction du chantier, dans le journal communiste La Marseillaise, pour lequel, il avait commencé à travailler à partir de 1969. Cette documentation participe à donner une valeur véridique et vérifiable à son histoire.

Le créateur de Montale ne s‟en tient pas là, il interpelle, une fois encore, la mémoire historique de Marseille dans le dernier roman de la trilogie Solea, en exprimant son indignation face au projet de remodelage du paysage maritime marseillais, par le ratissage des vieux ports de la ville, comme celui de la Joliette. Et pour le présenter comme authentique, Izzo n‟hésite pas à recourir à des propos recueillis dans les journaux, qu‟il insère dans la narration : « Soyons réalistes, expliquaient-ils :

mettons un terme à « cette charmante et nostalgique désuétude paysagère » (Solea,

p.655), ou ceux aussi « de la sérieuse revue Marseille, que l’histoire de la ville, « à

travers ses échanges avec le monde extérieure, va puiser dans ses racines sociales et économiques le projet d’un centre- ville généreux .» (Solea, p.655)

Montalbán, lui aussi, s‟est emparé de certains faits réels, pour les insérer dans l‟univers fictif de ses romans. En fait, son roman Les Mers du Sud est une illustration parfaite de la période transitoire, survenue, après la mort de Franco en 1975, dans une Espagne qui aspire en tâtonnant à un régime démocratique, mais qui néanmoins reste enchaînée à l‟époque franquiste, encore présente dans les esprits. C‟est dans cette atmosphère que l‟intrigue policière des Mers du Sud se dessine, avec comme toile de fond, les élections municipales d‟avril 1979, un événement réel, dont Montalbán rapporte le déroulement :

« On avait assassiné un général et un colonel mais rien n’arrêterait la marche irréversible vers la démocratie. Tout le monde le disait même certains généraux et certains colonels. Les jeunes communistes et socialistes avaient travaillé toute la nuit à couvrir de pancartes et de slogans électoraux les Ramblas et les rues adjacentes. » (Les Mers du Sud, p.273).

Montalbán ayant lui-même fait l‟expérience de la prison franquiste, est en mesure de rendre compte de la sensibilité de ces élections et de se permettre même certaines réflexions : « Aucun programme électoral ne promettait de démolir ce que le

franquisme avait construit. C’est le premier changement politique qui respecte les ruines. » (Les Mers du Sud, p-p.273.274)

Dans Le Labyrinthe grec, il s‟agit essentiellement des Jeux Olympiques de 1992 à Barcelone, que l‟auteur évoque franchement: «ils s’étaient attelés à la préparation des

Olympes qui attendaient la démocratie espagnole en 1992 ». (Le Labyrinthe grec, p.36).

Montalbán pousse encore le souci du réel, en parlant des certains préparatifs: «La

cathédrale dominait à distance les travaux d’un parking souterrain qui permettrait d’augmenter le nombre de Japonais qui la visiteraient avant l’an 2000. » (Le Labyrinthe grec, p.70). Ce roman est témoin donc d‟une autre Barcelone, vivant au

rythme de la perspective des Olympiades dont cette ville sera l‟héroïne :

« Dans cette ville, celui qui ne prépare pas les jeux olympiques les redoute, il n’y a pas d’autre solution. Le comité d’organisation olympique, préolympique, transolympique et postolympique employait des gens qui avaient été autre fois les moins olympiques du monde (…): du marxisme-léninisme à la gestion démocratique institutionnelle, ils s’étaient attelés à la préparation des Olympes qui attendaient la démocratie espagnole en 1992. » (Le Labyrinthe grec, p.36)

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Quant à Yasmina Khadra, sa trilogie est encadrée par les événements des années 90 en Algérie ; ce sont eux qui irriguent les enquêtes du Commissaire Llob, comme l‟écriture de Morituri elle-même en fait preuve, d‟après l‟écrivain algérien :

« J’avais écrit Les Agneaux du Seigneur avant Morituri(….)

L’éditeur(…) m’a proposé un contrat qui ne m’emballait pas, si bien que j’ai rangé le manuscrit dans un tiroir, et j’ai écrit un autre roman, que Robert Laffont, Stock et Gallimard ont rejeté. J’ai décidé d’arrêter. Jusqu’au jour où j’ai été « choqué » par un spectacle terrible. Je suis entré dans une sorte d’état second, et, au sortir de cette catalepsie, j’avais Morituri entre les mains. Je ne peux pas expliquer ça. Sinon par un besoin de disséquer l’engrenage de la violence intégriste dans des romans policiers.» [63]

L‟écriture policière est donc le moyen le plus approprié, pour Khadra, dans sa re-création de l‟atmosphère tragique de l‟Algérie, qui a commencé en 1992 après l‟arrêt du processus électoral et la dissolution du parti politique FIS (Front Islamique du Salut). De nombreuses allusions, puisées dans l‟histoire de l‟époque, sont faites au cours de la série, comme par exemple : « On était en 92. Le pays vêlait d’une démocratie informe.

(…..). Dans la frénésie ambiante, chacun y allait de son petit culot. Ben Bella nous proposait ses Mémoires, Aït Ahmed, L‟Affaire Mesli, Belaïd Abdeslem Le Gaz

algérien. » (Double blanc, p.607)

Par le recours à des noms faisant partie du monde de référence de ses lecteurs, principalement algériens, comme Ben Bella et Aït Ahmed, de grandes personnalités historiques algériennes, Khadra désire certifier le degré de crédibilité de son récit, et donner l‟illusion que c‟est une fiction vraie. De surcroit, l‟auteur fait appel à des événements authentiques pour donner un poids plus réaliste à ses intrigues, comme l‟allusion à la prison de Lambèse et l‟évasion de centaines de détenus qui a fait l‟objet d‟une large couverture médiatique à l‟époque,[64]

Khadra en donne même des détails précis en l‟évoquant dans Morituri, pour parler d‟un tueur à gage : « Habibo s’appelle

Hamma Llyl. Employé dans une boulonnerie à Annaba, il y a mis le feu au lendemain de l’extraordinaire évasion des neufs cents intégristes de Lambèse. » (Morituri, p. 591)

Dans le dernier roman, L’Automne des chimères, l‟auteur algérien n‟hésite pas une fois encore à mimer le réel, il pose franchement la question sur les causes de ce

[63] KHADRA, Yasmina, cité par Jean-Luc DOUIN in “ Yasmina Khadra lève une part de son mystère. L‟écrivain algérien révèle pour la première fois son identité.”, Le Monde, 10 septembre ,1999.

[64]

voyage au bout de l’horreur, dans lequel s‟est embarquée l‟Algérie dans la décennie

noire, par l‟évocation de faits authentiques : les législatives de 1992, la désobéissance civile, qui a suivi l‟annulation des résultats, à travers un des personnages :

« Comment se fait-il que le FIS, qui était sur le point de remporter haut la main les législatives, se soit constitué, du jour au lendemain, hors-la-loi ? À quoi rimait sa désobéissance civile ? Il était virtuellement le Parlement. Alors pourquoi, d’un coup, il a tout foutu par terre pour finir en prison ?» (L’Automne des chimères, p.821)

Khadra en sa qualité d‟ancien commandant dans l‟armée algérienne pendant de longues années de sa vie, et donc en tant que témoin de ces événements, semble être en mesure de donner des explications de l‟ordre du vraisemblable, concernant cette situation qui a marqué le passage d‟un système politique fondé sur le pouvoir d‟un parti unique à celui de multipartisme, et ses retombées sur l‟Algérie, ainsi :

« En ancrant le crime dans la quotidienneté algérienne, Khadra réussit ainsi à créer un roman policier réaliste. C’est la première fois que le polar algérien dépeint d’une manière minutieuse le milieu social du criminel et les origines du crime. Et c’est ainsi que l’auteur/enquêteur devient un témoin de l’époque en rapportant au lecteur une réalité crue, en dévoilant ainsi l’échec du système, l’abus des puissants et les manigances des intégristes.» [65]

Khadra, tout comme Izzo, Montalbán, multiplie le recours à l‟Histoire, pour donner un poids réaliste à ses récits policiers. C‟est l‟effet d‟objectivité que les trois écrivains ont voulu installer dans leurs romans, montrant par-là, que la fiction policière méditerranéenne dans laquelle ils s‟inscrivent, est plus qu‟un simple outil de divertissement et de lecture ludique, qu‟elle est plutôt une analyse du monde réel, régi par le discours socio-politique et historique, qui sous-tend leurs sociétés, participant ainsi à l‟édification de leur mémoire historique, et à redessiner leur présent.

[65] SARI, Latifa, “Du désordre social au désordre de l‟écriture ou l‟humour noir entre le tragique et le comique dans Les Agneaux Du Seigneur de Yasmina Khadraˮ in Les littératures policières francophones,

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