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Avènement du roman policier espagnol

II.2.2. Une littérature criminelle engagée ?

II.2.2.2. Les innovateurs :

La véritable constitution du genre va s‟opérer pendant les années 70, qui assistent à une certaine relance économique et industrielle, propice au développement de cette forme générique, étant donné que le sous-développement de l‟Espagne n‟a pas été d‟une meilleure cause pour sa fertilité. Donc, les années 70, témoins de la fin du franquisme et la révolution culturelle qui s‟ensuit, portent en elles les premiers romans policiers qui vont instaurer cette tradition au sein du panorama littéraire policier espagnol. Georges Tyras affirme que la fiction policière :

« surgit (…) dans l’histoire littéraire espagnole à un moment historique charnière, celui des dernières heures du franquisme, moment où culminent par ailleurs, d’un point de vue esthétique l’épuisement du réalisme traditionnel en même temps que l’impuissance de l’expérimentalisme à élaborer une réponse formelle adaptée à la nouvelle donne contextuelle.» [267]

La liberté d‟expression fraîchement acquise et la transition démocratique nouvellement vécue, vont donner un nouveau souffle au roman policier longtemps cramponné au modèle anglo-saxon et au formalisme triomphant de l‟époque :

« En réaction aux naïvetés d’un réalisme social révolu, mais aussi aux recherches formelles exacerbées, un pan entier du roman espagnole du post - franquisme a ainsi opté pour les plaisirs de la narration. Quintessence de ce « retour au récit », le genre policier, mal vu sous le franquisme et à présent utilisé et subverti offre sa trame au premier succès d’Eduardo Mendoza (Laverdad Sobre et

Caso Savolto 1975) ou son statut à la série de Manuel Vázquez

Montalbán». [268]

Ecrire des fictions policières est désormais un plaisir qu‟un certain nombre d‟écrivains espagnols n‟hésitent plus à s‟offrir. Ainsi, la publication de Tatuaje de Manuel Vázquez Montalbán en 1974, illustre parfaitement ce projet de prendre en charge la nouvelle réalité post-franquiste à travers l‟écriture des récits criminels.

[267] TYRAS, Georges, “Le noir espagnol : postmodernité et écriture du consensusˮ, Mouvement N° 15/16, mai Ŕ juin- juillet- août 2001.

[268] MAURICE, Jacques, SERRANO, Carlos cité par PALLAS Claire in “Les romans policiers de Manuel Vázquez Montalbán (1974 -1981) : Filatures et Plaisirsˮ, Université de Paris II.

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D‟ailleurs, l‟auteur lui-même en confirme le caractère innovateur : « Récupérer une

littérature qui racontait une histoire, avec une intrigue, des personnages et leur psychologie constituait un véritable acte de rébellion. En écrivant un polar, j’étais assuré de créer une rupture. »[269]

Tatuaje dont le titre évoque en espagnol celui d‟une veille complainte, raconte

les rouages des agissements policiers pendant la période franquiste en mettant en scène pour la première fois, les aventures du détective barcelonais d‟origine galicienne, Pepe Carvalho ; un ex-agent de la C.I.A (Services Secrets Américains). Ce premier roman de la série Carvalho marque un grand tournant dans l‟histoire du genre policier, par sa nouvelle prise du réel et la poétique policière adaptée au contexte espagnol.

Tatuaje sera suivi par un cycle des aventures de Pepe Carvalho, tout au long des

années 70, les années 80 et les années 90 qui se terminent avec la mort de Manuel Vázquez Montalbán en 2003. Les Mers du Sud et Le Labyrinthe grec font partie de ce cycle.

Cependant, la production policière de Montalbán n‟est pas la seule à alimenter la sphère littéraire espagnole, il y a d‟autres plumes qui ont le mérite de produire des récits policiers, qui ont participé à la constitution de l‟histoire littéraire de ce genre en Espagne.

D‟abord, il y a Jorge Martinez Reverte, dont le premier métier est le journalisme, d‟ailleurs son premier roman Demasido para Gálvez (1979) (Trop pour Gálvez), est une analyse du fonctionnement de la presse dans les dernières années du franquisme dont le principal protagoniste est le reporter Gálvez.

Aussi, Jaune Fuster, un écrivain Catalan qui fait paraître en 1976, son roman Tarda, Sessio continue, 3.4.5, Collita de sang (Matinée, permanent, 15H45) Récolte

sanglante. C‟est un roman dédié au cinéma américain, inspiré essentiellement des

romans noirs et leurs détectives privés comme Sam Spade et Phil Marlowe. À ce propos, Georges Tyras remarque que :

« Chronique sentimentale d’une période noire de l’histoire espagnole et merveilleux hommage à la fois au cinéma de la même couleur, ce beau roman offre en outre l’immense intérêt de montrer

[269]

comment l’écriture espagnole peut récupérer les archétypes de la mythologie américaine et les asservir à son propos ». [270]

Un autre roman de Jaune Fuster sera dédié de la même façon aux protagonistes des romans policiers : De mica en mica s’omple la pica (petit à petit l’oiseau fait son

nid) publié en catalan en 1972 et traduit en castillan en 1980.

Le début des années 80 va assister à la publication du premier roman de Juan Madrid ; Un beso de amigo 1980 (Le baiser d’un ami): « Ce premier titre de Juan

Madrid a été reçu outre Pyrénées, comme un manifeste du roman noir à l’espagnole.»[271] En fait, ce roman va mettre en scène un détective Antonio Carpintero dit Toni Romano ; ancien boxeur qui va être le protagoniste et le narrateur des récits policiers qui y vont suivre tels que : Las apariencias no enganan (1982) (Il faut se fier

aux apparences,) et Regalo de la casa (1986) (Cadeau de la maison) et qui ont toujours

Madrid comme théâtre de leurs intrigues.

Julian Ibànez Garcia a participé lui aussi à féconder le panorama espagnol, par la publication des fictions policières à partir des années 80 dont le premier, est La triple

dama (1980) (La triple dame), à propos duquel G. Tyras déclare que :

« Ce roman, au mécanisme bien huilé, malgré une dernière partie précipitée et artificielle qui laisse le lecteur quelque peu insatisfait, peut être considéré comme un travail préparatoire à la mise au point du personnage majeur de Juliàn Ibànez, protagoniste de deux romans livrés en 1986, Mi nombre es Novoa (mon nom est

Novoa) et Tirar al vuelo (Tir au vol)». [272]

Une autre figure du roman policier espagnol a su enrichir le genre par la publication de treize romans: il s‟agit d‟Andreu Martin, à propos duquel Manuel Vázquez Montalbán affirme que : « les authentiques romanciers noirs espagnols sont si

peu nombreux que Andreu Martin est l’un des deux ».[273] Les plus célèbres de ses romans sont : Por amor al arte (1982), (pour l’Amour de l’art) , El dia memos

Pensado (1986) (Le jour le moins attendu) et Protesis (1980) (Prothèse,). La violence

qui y règne est une des caractéristiques de l‟écriture policière d‟Andreu Martin qui se greffe à ses textes d‟une manière récurrente, c‟est pour cette raison que Georges Tyras observe :

[270]TYRAS, Georges, Hard-Boiled Dicks, op.cit.

[271] Ibid.

[272] Ibid.

[273]

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« En définitive, ce que Andreu Martin élabore, roman après roman, c’est une épopée de la violence, en tant qu’elle est le ressort obligé des mécanismes sociaux. Trafic de drogue, institutions policières ou autres mais aussi problème de l’amour et ses excès (Hay

amores que matan, dy qué ? il y a des amours qui tuent et alors ?, 1984) (A la vejez, navajazos, Des coups de couteaux pour les vieux, 1980) de tous les aspects au fond de la vie quotidienne. Et du

contraste saisissant entre une mécanique narrative d’une froide précision et une frénésie insensée qui déborde de chaque page, naît l’efficacité de la démonstration, il n’est pas d’autre issue individuelle que la destruction.»[274]

Empruntant lui aussi la voie de la violence excessive, Carlos Perèz Merinero, à travers ses trois romans comme Dias de guardar (1981), (Jours d’observance) et El

angel triste, essaye de peindre un monde vicié, dans lequel évolue des protagonistes qui

n‟ont rien de caractéristiques héroïques, se sont plutôt des criminels et des exclus de la société.

L‟importance de la production policière d‟Eduardo Mendoza dans l‟épanouissent du genre en Espagne post-franquiste, est aussi à souligner : « que

l’écriture de genre noir ait atteint en Espagne une certaine forme de plénitude, Eduardo Mendoza en est la preuve ». [275] Utilisant l‟élément parodique dans ses récits policiers, il essaye de mettre à travers un humour dérisoire et une satire sans pitié, la société espagnole et plus précisément Barcelonaise, surtout à travers son premier roman La

verdat Sobre el caso Savolta (1975), (La vérité sur l’affaire Savolta). Ce roman raconte

un pan de l‟histoire de la Catalogue, celui des années (1917 -1919), à travers l‟affrontement entre les anarchistes et la société industrielle catalane, mis en exergue par l‟enquête sur un double assassinat ; le meurtre d‟un journaliste et l‟exécution d‟un riche industriel, fabriquant d‟armes. Ce premier titre d‟Eduardo Mendoza, a reçu un accueil favorable, tant pour sa valeur socio- historique, que pour sa qualité littéraire :

« On a beaucoup souligné la valeur documentaire de ce superbe texte, évocation épique d’une période de fêtes, de grèves, de vie nocturne, d’attentats, de coups de théâtre et de coups de cœurs, en même temps qu’une approche socio- historique de l’anarchisme. On a aussi mis en exergue les vertus de l’écriture, tout à la fois froidement ciselée, et pleine de l’ironie que réclame pour rester crédible le registre mélodramatique de certains épisodes. Il convient aussi, dans une perspective générique, de mettre en relief les qualités de

[274] Ibid.

[275]

construction du texte. Car s’il est vrai que le protagoniste, en assumant la relation de son propre parcours existentiel, contemplé avec le recul de l’âge et de la distance, inscrit le texte dans la tradition picaresque la plus pure, il n’en reste pas moins que le récit ainsi produit est doté également de toutes les constantes du code littéraire « policier ».»[276]

S‟inspirant de la réalité post-franquiste et de ses mutations culturelles et littéraires, le roman policier espagnol semble être en constante évolution, s‟épanouissant au rythme des innovations formelles et les attributs génériques au fur et à mesure de sa confirmation comme un genre spécifiquement espagnol. C‟est que désormais :

« Les romanciers espagnols s’avèrent de fait capables de faire

voler en éclats les schémas de la tradition générique par l’apport de courants littéraires spécifiquement hispaniques comme le roman picaresque du siècle d’Or, la caricature grotesque à la Valle-Inclán on la chronique urbaine du réalisme social. Il en résulte une prose novatrice, marquée du sceau de la remise en cause, et de cet humour de la dérision qui est le propre des Espagnols. Autant de raison de croire au printemps espagnol. Et, Vázquez Montalbán, qui en est la source, le sait mieux que qui conque : Les oiseaux de Bangok aussi ne sont que des hirondelles. » [277]