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Chapitre 2 : Le commerce urbain, des analyses hiérarchiques au tournant culturel

2.1. Ville industrielle et hiérarchies commerciales

L’armature commerciale des quartiers centraux de Montréal comme de la plupart des métropoles nord-américaines se développe comme on l’a vu entre la fin du 19e et le début du

20e siècle, à l’ère industrielle. « Alignements plus ou moins continus d’épiceries, de boucheries,

de marchands de fruits et légumes, de pharmacies et autres détaillants de biens courants, interrompus par quelques commerces de biens réfléchis » (Proudfoot 1937, 427, nous traduisons), les rues commerçantes de quartier desservent alors une clientèle de proximité et s’insèrent dans une armature commerciale hiérarchisée en fonction de la nature des biens

offerts et qui comprend également le centre-ville et ses grands magasins, des centralités excentriques, de grandes artères commerciales et des commerces isolés (J. F. Pyle 1926; Proudfoot 1937).

Ce n’est toutefois qu’au tournant des années 1960, notamment avec les travaux de Brian J. Berry, que l’étude du commerce de détail prend son véritable envol théorique. Alimentés par le développement de la théorie des lieux centraux, selon laquelle les points d’échange des différents biens et services se localisent dans l’espace selon une structure hiérarchisée de centres où sont réalisées les transactions marchandes, les travaux du géographe introduisent un ensemble de notions qui demeurent encore aujourd’hui à la base de la géographie du commerce de détail. Selon cette perspective, chaque bien ou service jouit d’une portée qui lui est propre, qui équivaut à la distance moyenne qu’un consommateur est prêt à parcourir pour se le procurer, distance qui dépend d’abord de la nature du bien échangé (Berry et Garrison 1958b). Ainsi les biens consommés fréquemment, comme les denrées alimentaires périssables, ont généralement une portée plus restreinte que les autres biens. Ils sont d’ailleurs qualifiés de courants (voire parfois de banals ou d’automatiques !), par opposition aux biens anomaux ou réfléchis dont l’achat est moins fréquent.

Pour assurer sa pérennité, chaque entreprise commerciale doit atteindre un niveau minimal de profit, c’est-à-dire un volume minimal de ventes et, par extension, un nombre minimum de clients. La localisation des établissements commerciaux est donc fonction de la distribution géographique de la population sur un territoire, chacun tendant à se localiser au point d’où il pourra attirer un maximum de clients, aucun commerce ne pouvant survivre sans un seuil minimal de population (Berry et Garrison 1958a; 1958b). La « règle d’or de la localisation » d’un commerce est donc « la recherche d’un optimum de fréquentation » (Beaujeu-Garnier et Delobez 1977, 141) propre à chaque entreprise, c’est-à-dire un compromis spatial entre le coût d’acheminement des marchandises vers le commerce et celui du déplacement des clients vers le lieu de vente. Ce dernier aspect ne dépend évidemment pas seulement de la distance, mais aussi des moyens de transport disponibles et de leur coût relatif les uns par rapport aux autres, en temps comme en argent.

Les points de vente de biens et de services ayant une portée similaire ont tendance à se regrouper dans l’espace de manière à minimiser le temps global de déplacement de leurs clients, formant des concentrations souvent qualifiées de centralités commerciales. Ainsi les commerces alimentaires vont naturellement se situer les un à proximité des autres – tendance

habilement capturée de nos jours par les supermarchés, mais dont les foires et les places de marché constituent les exemples les plus anciens. Pour leurs besoins élémentaires, les clients fréquentent habituellement « le centre correspondant » le plus près de leur domicile, « mais à mesure que les besoins croissent en complexité, la clientèle s’adresse à des centres de niveau supérieur » (Beaujeu-Garnier et Delobez 1977, 143) – qu’il s’agisse du centre-ville et de ses grands magasins ou d’une centralité spécialisée, par exemple en bijouterie ou en commerce automobile. Inversement, chaque centralité (et chaque commerce de ces centralités) jouit d’une aire d’influence – aussi appelée zone de chalandise ou d’attraction – qui correspond au « territoire sur lequel [elle] rayonne » et « où se recrute l’essentiel des clients » (Bernadette Mérenne-Schoumaker 2008a, 23). C’est en fonction de ce rayonnement que certaines centralités (et certains commerces) sont qualifiées de régionales ou métropolitaines, par rapport à d’autres dont l’aire d’influence est plus restreinte, plus locale.

Selon cette perspective, la répartition de ces centralités sur le territoire suit donc une logique hiérarchique, tant au niveau régional qu’à celui des agglomérations urbaines – même si dans ce dernier cas les densités de population et la diversité des moyens de déplacement peuvent engendrer un chevauchement des aires de marché et brouiller la hiérarchie. D’abord élaborée pour des régions rurales du Midwest américain (Berry et Garrison 1958a), ce n’est que progressivement que Berry adapte son approche pour rendre compte de la structure18

commerciale nettement plus complexe d’une grande métropole (Berry 1963). C’est encore Chicago qui sert de base empirique au modèle désormais classique, « une hiérarchie complète de centres commerciaux19, depuis le groupement, aux petits carrefours, de services et de

boutiques jusqu’aux centres commerciaux de quartier, de communautés, et de niveau régional, le tout culminant dans le Loop, le C.B.D. métropolitain » (Berry 1971, 90). Certains de ces centres sont planifiés alors que d’autres se sont constitués de manière plus organique. Certains

18 Simmons (1966) et la plupart des travaux de langue anglaise utilisent le terme structure commerciale pour désigner

l'ensemble des commerces d'un secteur donné, en général une ville ou un quartier. Le terme reste peu utilisé en français, le terme le plus proche étant armature commerciale qui désigne « la structuration d'un espace ou d'un territoire par les équipements commerciaux selon la hiérarchie quantitative et qualitative des pôles caractérisés par l'exercice d'une attraction plus ou moins proportionnelle sur l'aire correspondante », chacun des pôles étant relié aux autres par « des liens interactifs » (Soumagne 2008, 34). D'autres termes sont couramment utilisés, notamment ceux d'appareil et d'équipement, le premier désignant « l'ensemble des lieux de commerce qui participent à la vie d'un espace urbain ou rural donné » et englobant par extension « tous les lieux où le commerce a un impact spatial ». Le second est plus restreint et désigne généralement les seuls espaces de vente au détail d'une zone donnée (Lestrade 2008, 27). L'usage de ces deux derniers termes nous semble toutefois trop « fonctionnaliste » pour la nature profondément sociale de notre enquête, en plus de la forte résonance marxiste du terme appareil.

19 La traduction française de l'ouvrage de Berry (1971) utilise le terme « centre commercial » plutôt que celui de

centre commerçant qui lui sera privilégié par la suite dans la littérature pour désigner un « noyau de concentration spontanée de l'activité commerciale » (Bernadette Mérenne-Schoumaker 2008b, 48). Le terme centre commercial désigne de nos jours seulement un centre planifié, « conçu, réalisé et géré comme une entité unique » (Fournié 2008, 49). Le terme plus général de centralité est quant à lui utilisé pour désigner toute « polarité marchande » qui résulte

– les « rubans » – ont une structure linéaire, à l’instar des strips commerciaux alors en émergence le long des principales voies de circulation et des « traditionnelles rues commerçantes de quartier », d’ailleurs souvent associées à des communautés ethniques particulières (Berry 1971, 96). Des modèles similaires sont élaborés au Canada (Simmons 1966) et en Angleterre (Davies 1974).

Progressivement, ces travaux permettent de mieux rendre compte de la complexité de la demande en y intégrant des variables comme le revenu, la densité de population et les contraintes de mobilité. Berry (1963) s’intéresse ainsi à la « dégénérescence » des structures commerciales traditionnelles liée à l’exode de la classe moyenne vers les banlieues20. Il

n’anticipe pas, toutefois, le réinvestissement que connaissent pourtant plusieurs de ces rues dans les décennies subséquentes21. Particulièrement attentives à la nature dynamique des

structures commerciales, les recherches de Simmons sur Toronto ont ainsi permis d’identifier dès les années 1960 quatre grands vecteurs de changement dans le commerce de détail (Simmons 1966; Jones et Simmons 1990). En plus des variations spatiales et temporelles de population et de revenu, les innovations technologiques et l’évolution structurelle de l’industrie seraient ainsi particulièrement significatives et détermineraient l’emplacement, l’importance et la nature des différentes centralités. L’évolution des habitudes de consommation serait aussi de plus en plus déterminante.

En dépit de ces avancées, ces approches néoclassiques restent essentiellement déductives (Brown 1992, 36). Intrinsèquement statiques, les modèles explicatifs évoluent bien au fil des transformations des structures commerciales, mais ils ne peuvent que partiellement expliquer les mécanismes décisionnels à l’origine de ces changements, se contentant généralement d’en observer les effets a posteriori. Ainsi pour Berry (1971, 16, nous soulignons), « la conclusion essentielle est qu’à tout moment la distribution géographique des commerces de détail et des services dans les places centrales s’adapte, dans un équilibre approximatif, à la distribution géographique des consommateurs ». Selon Brown (S. Brown 1992, 90, nous traduisons), les auteurs de cette tradition seraient ainsi trop « empressés à inférer les processus de la forme » et auraient tendance à « tirer des conclusions peu fondées, voire erronées, à partir de l’observation

20 Ce processus surviendrait en trois phases. La première, l'anticipation du changement, se caractérise par une

appréhension grandissante du déclin chez les propriétaires et les commerçants. Elle se traduit par une augmentation modérée du taux de vacance et par une baisse des investissements. Dans la seconde phase, celle du déclin proprement dit, le roulement rapide de la population provoque une baisse marquée de la demande et une flambée du taux de vacance. La troisième phase en est une de stabilisation, avec une baisse du taux de vacance suite à l'arrivée de commerces offrant une gamme de produits inférieure à celle d'origine (Berry 1963).

21 Berry par ailleurs connu pour son scepticisme vis-à-vis de la gentrification, qu’il considère encore dans les années

1980 être une anomalie passagère. Dans un texte abondamment cité, il qualifie les quartiers touchés d’ « ilots de revitalisation dans une mer de dégénérescence » (Berry 1985).

des formes commerciales » (voir aussi Potter 1982, 184‑ 186; Wayens 2006, 29). Or l’inventaire des établissements commerciaux à un endroit donné ne révèle que les choix de localisation fructueux, le cycle de vie parfois très rapide des entreprises commerciales ayant déjà éliminé les moins bonnes implantations. Les logiques de localisation, les processus décisionnels plus ou moins heureux ayant présidé au choix de ces localisations restent en grande partie invisibles à ce type d’analyse.