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Chapitre 4 : Problématique, repères conceptuels et questions de recherche

4.3. Repères conceptuels

4.3.2. Autres concepts mobilisés

L’approche interprétative présente l’intérêt de rendre compte tant de l’action que des logiques sous-jacentes. Mais si la versatilité du concept de positionnement nous permet de faire dialoguer les diverses facettes de la vie des commerçants, le terme demeure général et ne saurait à lui seul en épuiser les modalités concrètes. Nous faisons donc appel à d’autres termes pour compléter notre cadre conceptuel afin de prendre en compte à la fois les dimensions personnelle, culturelle et structurelle de l’action des commerçants.

Parcours et trajectoires

Nous avons jusqu’ici évoqué l’importance de prendre en compte la dimension personnelle de la vie des commerçants, utilisant de façon interchangeable les termes de parcours et de trajectoire. C’est ainsi que nous utilisons ces deux notions dans les analyses, entendues d’une manière large comme une succession de situations et de choix contraints dans la vie d’un individu, d’un ménage ou d’une famille. Ces deux notions souvent équivalentes dans le champ

scientifique ont émergé dans la seconde moitié du XXe siècle en réaction aux théories fonctionnalistes alors dominantes en sociologie, de manière à contextualiser les positions sociales et les situations personnelles dans la vie de chacun35 (parcours ou trajectoires

résidentielles, professionnelles, scolaires, etc.). Leur usage a aussi été critiqué pour son caractère individualiste (Bourdieu 1986), mais ces deux notions se sont néanmoins imposées dans le champ scientifique comme une clef d’interprétation des situations individuelles dans un temps long, pour autant que ces parcours et ces trajectoires soient à leur tour contextualisés dans les structures sociales qui les canalisent en réduisant l’étendue des choix de vie possibles (Passeron 1990).

Comprendre le marché : représentations, dispositifs et intermédiaires culturels

Une compréhension du marché, de la ville et du monde de l’entreprise est essentielle à tout effort de positionnement. La segmentation du marché, l’identification des concurrents, la connaissance du cadre juridique ou du marché immobilier sont autant de processus dans lesquels les commerçants s’engagent quotidiennement et pour lesquels ils s’appuient sur des connaissances objectives mais aussi sur un ensemble de représentations, d’intuitions, d’habitudes, de croyances, etc.

Le positionnement se fait en outre dans un contexte marqué par une grande incertitude car on ne peut prévoir précisément l’évolution socioéconomique d’un quartier. Les commerçants ne savent pas, par exemple, où et quand la nouvelle population s’établira, ni même si elle le fera – les premiers indices de gentrification ne menant pas toujours à un renversement significatif du paysage social des quartiers. Même lorsqu’elle survient, les gentrifieurs restent en général très mobiles et constituent de ce fait une clientèle volage et souvent peu fidèle que le commerçant doit donc activement courtiser pour la rendre plus réceptive à son offre. C’est d’autant plus nécessaire que les produits de niche ne constituent qu’une part somme toute restreinte des dépenses de consommation totale.

Dans ce contexte incertain, les « diagnostics », les « scénarios » et les « recommandations » mis à la disposition des commerçants par un nombre croissant de politiques, de programmes et de firmes de consultants jouent certainement un rôle dans la transformation du « coffre à outils » des commerçants (Swidler 1986). Selon la célèbre formule de Clifford Geertz, ces dispositifs

contiennent des « modèles de », des interprétations du marché – explications du déclin, « perspectives d’avenir », études de marché – qu’ils assemblent dans un récit avec des gagnants et des perdants, ceux qui « tirent leur épingle du jeu » et ceux qui disparaissent. Souvent ancrés dans une expertise professionnelle ou scientifique, ces récits jouissent d’une crédibilité certaine, mais ils projettent néanmoins sur la réalité particulière de chaque commerçant une vérité générique qui n’est jamais le reflet exact de leur situation individuelle. Ils contiennent également, et ce de plus en plus, des « modèles pour », des clés du succès, illustrés par des exemples concrets et des témoignages visant à les rendre directement mobilisables, selon une technique que Boltanski et Chiapello (1999) appellent l’exemplum. Ces documents visent ainsi à « proposer des améliorations » et à « briser une partie des dispositifs provenant de pratiques installées. [Ils] sélectionne[nt] et grossi[ssent] de ce fait les facteurs contre lesquels [ils] s’insurge[nt], passant sous silence des traits qui peuvent être plus constants et non moins importants » (Boltanski et Chiapello 1999, 99). Ce faisant, ils « sélectionnent les cas retenus selon leur valeur démonstrative — ce qu’il faut faire versus ce qu’il ne faut pas faire — et ne retiennent de la réalité que les aspects propres à conforter l’orientation qu’ils souhaitent impulser » (Boltanski et Chiapello 1999, 95).

Cela apparaît d’autant plus important dans les cas où des représentations tendent à s’imposer au détriment des autres. On a vu, dans les premiers chapitres, que les médias présentent de plus en plus ces changements commerciaux à la fois comme une cause et comme une conséquence de la gentrification. Comme l’a notamment montré Sharon Zukin à New York – et comme nous le verrons plus loin dans le cas de Montréal – ces intermédiaires culturels sont aussi prolixes quant aux sens à attribuer aux transformations du commerce : « renaissance des quartiers », renouveau culinaire montréalais, etc. L’ensemble des facteurs de changements tant des quartiers que du commerce de détail est ainsi souvent réduit à un récit binaire opposant nouveaux et anciens commerçants.

Ces représentations acquièrent, pour paraphraser Charles Tilly (2006, 48), une « cohérence symbolique » à travers laquelle « les participants et les observateurs d’un phénomène lui attribuent une unité et un sens ». Mais tout influente et consensuelle qu’elle soit, cette cohérence symbolique ne saurait à elle seule expliquer les phénomènes urbains. Le chercheur doit « sortir du cadre symbolique à l’intérieur duquel opèrent les participants » pour explorer de la façon la plus systématique possible, « les liens de causalité constitutifs de ce phénomène », ce que Tilly appelle la « cohérence causale ».

Within a given symbolic world, agreement on the meanings of certain performances, repertoires, and types of episodes sometimes generates empirical regularities that cry out for explanation. To explain the patterns, however, we must step out of the symbolic frames within which participants operate (Tilly 2006, 48).

Il ne s’agit pas ici de rejeter les « cadres symboliques » des participants, mais bien de les comparer entre eux de la manière la plus systématique possible et de les confronter à la réalité empirique de leur contexte historique.

Faire le marché : ressources économiques, culturelles et sociales des commerçants

Innover dans un tel contexte requiert donc des ressources importantes, financières bien sûr, mais peut-être surtout culturelles et sociales.

Du capital culturel d’abord, car la spécialisation repose en grande partie sur des investissements symboliques : les produits sont équitables, biologiques, vintage, recyclés, artisanaux, ethniques, etc. Ils incorporent une composante symbolique qui appelle à des valeurs qui les dépassent et qui, pour être commercialement viables, doivent être partagées par une partie de la population : le cosmopolitisme, la tradition, la qualité de vie, la créativité, l’environnement. Ils participent en ce sens au mouvement d’esthétisation du quotidien. Les commerçants doivent donc maîtriser ces éléments de la culture des classes moyennes pour mieux leur « attacher » leurs produits (Callon, Méadel et Rabeharisoa 2000). Mais créer et mettre en marché un produit attrayant et distinctif requiert aussi une expertise technique considérable qui dépasse souvent les ressources des petites entreprises (Barrey, Cochoy et Dubuisson-Quellier 2000). Les produits ne sont pas que raffinés, ils sont plus complexes, souvent importés, hors-norme, nouveaux, etc. Ils aspirent souvent à des sanctions extérieures, sous la forme d’appellations contrôlées, de brevets, de labels divers (Chamberlin 1933; Harvey 2001). Si ce concept a longtemps été associé au cadre bourdieusien, il dispose depuis des décennies d’une autonomie relative et a été utilisé à profit dans une diversité de contextes36,

notamment en études urbaines (Bridge 2006; Harvey 1987; Lamont et Lareau 1988).

Les relations du commerçant – qu’on les qualifie de capital social ou simplement de réseaux, un terme nettement plus usuel dans le monde de l’entreprise – jouent également un rôle, ne

serait-ce que parce qu’ils facilitent l’échange d’informations (Burt 2005, Granovetter 2005) ou la mobilisation d’autres capitaux « par procuration » (Bourdieu 1980a). Elles facilitent les initiatives collectives sous la forme plus institutionnalisée des associations ou de manière plus ponctuelle, comme lors d’événements de promotion. On peut aussi supposer qu’à mesure que se multiplient les détaillants et les producteurs partageant une même vision du commerce et du quartier, les réseaux de fournisseurs, de médias, de fonctionnaires vont stabiliser et alimenter ce nouvel essor du commerce de détail en facilitant l’établissement de nouveaux commerces ciblant la même population. On aborde ici une dimension importante des réseaux, leur capacité à transformer les entités qu’ils mettent en relation. Mais comme l’ont souligné tant les sociologues que les géographes économiques présentés au troisième chapitre, on doit toutefois être attentif aux formes plus symboliques de collectifs, qui reposent souvent moins sur des liens concrets que sur une interreconnaissance comme semblables. La littérature sur la gentrification suggère en effet que la proximité sociale et culturelle entre les nouveaux commerçants pourrait faciliter les actions collectives en faveur de la gentrification et cristalliser les tensions avec les autres commerçants (Authier 1989, Chernoff 1980, Zukin et al. 2009).