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Chapitre 3 : Le petit commerçant, acteur économique

3.1. Un acteur économique, une entreprise personnalisée

Comme cela a été précédemment exposé, la littérature sur la gentrification se soucie en général moins des mécanismes par lesquels l’offre s’ajuste à la demande que des conséquences sociales et économiques de ces ajustements. Les contraintes du marché deviennent dès lors des déterminants auxquels les commerçants ne peuvent que très exceptionnellement se

soustraire. Ce marché apparaît par ailleurs démesurément centré sur la demande locale et, dans une moindre mesure, sur un cadre politique et institutionnel tout aussi local, négligeant des facteurs plus structurels de changement comme ceux liés à l’industrie. Selon cette perspective, la marge de manœuvre des acteurs est minimale. Les « nouveaux » commerçants remplaceraient ainsi les « anciens » simplement parce qu’ils sont mieux adaptés à une conjoncture économique donnée, ou que les pouvoirs publics aux visées entrepreneuriales en auraient décidé ainsi. Dans la littérature sur le commerce de détail, cette conception quasi automatique de l’ajustement se retrouve aussi dans certains écrits fortement ancrés dans la tradition néoclassique, notamment chez Berry (1963).

Cela entraîne des problèmes de conceptualisation du commerçant comme acteur, les différentes recherches l’appréhendant tour à tour comme résident – gentrifieur ou déplacé – ou lui préférant son entreprise comme unité d’analyse, un choix qui lui enlève sa capacité d’action et tous les ressorts non strictement économiques de ses décisions. Inversement, si les espaces marchands peuvent comme on l’a vu constituer le support d’une riche vie sociale, leur raison d’être est pourtant l’échange de produits ou de services entre un détaillant et un consommateur. Ils doivent ainsi favoriser la rencontre de l’offre et de la demande et ils ne peuvent à ce titre se soustraire très longtemps de la « logique du marché ». Faute de profit, c’est la faillite. Fondamentalement, le commerçant est donc un acteur qui existe et qui agit sous contraintes : celle des préférences, de la mobilité et des moyens de sa clientèle, d’abord, mais aussi celle de la concurrence et de ses partenaires. Les statistiques sur la survie des entreprises de détail présentées au chapitre précédent témoignent bien de cette réalité que le commerçant tente généralement d’infléchir à son avantage.

Un commerçant à la fois individu et entrepreneur

Le commerçant n’est jamais qu’un individu, il est aussi un « chef d’entreprise », même lorsque l’entreprise n’a que son chef comme employé. Ce statut n’est pas, en soi, une obligation à jouer selon les règles du jeu économique mais plus que dans d’autres domaines de la vie sociale, celles-ci imposent leur « rationalité en finalité », pour paraphraser Max Weber. Il en va de la survie de l’entreprise et, partant, de l’existence du commerçant en tant qu’entrepreneur. En cas de faillite, le commerçant n’est plus qu’un individu comme les autres : au mieux salarié, au pire sans-emploi. Les règles du jeu commercial sont donc plus claires et plus contraignantes que celles de la société en général. Elles s’imposent et se rappellent au commerçant à travers ses

interactions avec un ensemble de partenaires – financiers, fournisseurs – avec lesquels il est souvent engagé par voie de contrat juridique.

Nous considérons donc l’action économique rationnelle comme un registre d’action que les commerçants peuvent – plus que d’autres acteurs – mobiliser. Nous nous refusons néanmoins à en faire de simples entrepreneurs rationnels tels que les conçoivent trop souvent les sciences économiques et managériales. Si on a longtemps pensé que le développement de l’entreprise moderne allait mettre un terme à ce que Max Weber appelait le « vieux traditionalisme » de l’entrepreneur dont la subsistance constitue le principal déterminant des décisions d’affaires (Weber 1964, 38), les recherches contemporaines sur les petites entreprises montrent au contraire que les décisions y sont encore largement influencées par les aspirations personnelles et professionnelles des propriétaires, par leurs propres besoins et ceux de leur famille – qui ne sont pas du domaine de la rationalité économique proprement dite.

It is clear that perceived needs, opportunities, constraints and abilities will help to shape the goals and expectations of individual economic actors. However, the desirability of the outcome, the ultimate satisfaction and the choice of goals and expectations will also depend upon the values, attitudes, social position and hopes that individual entrepreneurs hold about themselves—their self-concepts— which reflect the broader cultural context— family, peer groups, social class, ethnic group, society and so on— from which they come. The cultural factors and self-concept elements are very important because they determine not only the personal goals of business managers but also, in conjunction with perceived needs and objective opportunities, why they made their occupational choice. Social representations of occupations and economic phenomena exert a powerful influence on both career choice and business decisions (Gray 2002, 94‑95).

Cette interpénétration du personnel et du professionnel est très marquée dans les petites entreprises, encore largement majoritaires sur les rues commerçantes montréalaises dont même les plus gros établissements ne sont que de petits joueurs de l’industrie du commerce de détail, à l’exception des chaînes. La taille de l’entreprise est une variable importante d’un point de vue stratégique, car les petites entreprises et les très petites entreprises, pour adopter un vocabulaire managérial, ne sont pas des organisations gérées de la même façon que les grandes. Ce sont des entreprises qui n’ont pas été affectées par la « révolution corporatiste » qui a dissocié la propriété et la gestion des firmes, marginalisé les entreprises « familiales » et

favorisé l’avènement de l’entreprise « moderne » contrôlée par des actionnaires et gérée par une « bureaucratie », pour utiliser une terminologie wébérienne incarnée par l’ouvrage classique de Berle et Means (1933). Cette révolution a profondément marqué la grande distribution, cela même si plusieurs des plus grandes entreprises mondiales demeurent partiellement (Walmart), voire entièrement (Auchan, Ikea) contrôlées par leur famille fondatrice. Mais même dans ces cas, la concentration du pouvoir n’est généralement pas aussi forte que dans les petites firmes où non seulement la propriété et la gestion restent dans les mêmes mains – ou à tout le moins dans celles d’un petit nombre de copropriétaires souvent liés par autre chose que des liens contractuels – mais où l’échelle favorise souvent une très grande imbrication de la sphère privée et de celle de l’entreprise, en plus de favoriser un contrôle plus prégnant des dirigeants sur les moindres détails de l’organisation.

La gestion d’une très petite entreprise a tendance à être centrée sur son dirigeant. Les affaires de l’entreprise sont d’abord et avant tout une affaire personnelle. L’histoire de l’entreprise se borne souvent aux souvenirs personnels du patron, le capital de l’entreprise constitue sa fortune personnelle et les biens de l’entreprise sont ses objets personnels. [En ce sens], la TPE est une méga-personne [et] du fait de cette forte personnalisation de la gestion, l’analyse du profil du dirigeant est indispensable pour le comprendre le fonctionnement des petites et très petites entreprises » (Torrès 2003, 127).

Max Weber (1978) a proposé une conceptualisation relativement simple qui permet de rendre compte de la structure de firmes de taille et de complexité diverses. Réduite à sa plus simple expression, une firme est donc une organisation économique fermée, orientée vers le profit, et dirigée par un entrepreneur. Lorsque sa taille le permet, elle compte également des « bureaucrates » et des travailleurs. Pour Weber, la définition de l’entrepreneur s’apparente à celle de directeur ou d’administrateur. Il s’agit d’une fonction, d’un rôle pouvant être partagé par plusieurs personnes, comme dans le cas du conseil d’administration. Nous utiliserons souvent le terme commerçant d’une façon analogue, pour désigner un entrepreneur du commerce de détail. Lorsqu’il sera précisément question de firmes trop grandes pour qu’une telle figure puisse être utilisée, nous parlerons simplement d’entrepreneur ou d’administrateur. Comme Schumpeter avant lui, Weber croit que l’entrepreneur est celui qui procède à de « nouvelles combinaisons », qui organise ou assemble les facteurs de production dans le but de produire un bien échangeable sur le marché, au meilleur de sa compréhension de celui-ci.