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Chapitre 2 : Le commerce urbain, des analyses hiérarchiques au tournant culturel

2.2. Mutations du commerce urbain au cours du 20 e siècle

2.2.1. Transformations de la demande

La période ayant suivi la Seconde Guerre mondiale a été le théâtre d’importants changements démographiques, sociaux et culturels qui ont transformé le profil et la distribution géographique des consommateurs.

Changements démographiques

Sur le plan démographique, on observe depuis plusieurs décennies une réduction de la taille des ménages et une augmentation du nombre de ménages d’une seule personne, de même qu’une augmentation et une diversification de la population immigrante. Ces deux phénomènes touchent particulièrement les grands centres et expliquent en partie la structure particulière des dépenses qui y est observée.

par Statistique Canada révèlent que la consommation des Canadiens varie considérablement en fonction de la taille du centre urbain où ils habitent. En 2011, les ménages des très grandes régions métropolitaines dépensaient ainsi 7,4 % de plus en biens de consommation courante que l’ensemble des Canadiens et près de 20 % plus que ceux habitants des villes moyennes22.

Même si l’on exclut les dépenses liées au logement (qui y sont près de 14 % supérieures à la moyenne) et celles liées à l’éducation (43 % supérieures), l’ensemble des dépenses les plus susceptibles d’être effectuées dans un magasin ou un établissement de service23 était dans les

très grands centres tout de même 3,3 % supérieur à la moyenne nationale en 2011. L’écart est particulièrement visible dans les domaines de l’habillement (12 %), des soins personnels (4 %) et de l’alimentation (4 %), en particulier pour les aliments achetés au restaurant (6 %).

Mais le paysage social de ces agglomérations n’est pas homogène, comme on l’a constaté au premier chapitre. La bipolarisation de la structure des revenus, les mouvements de suburbanisation et de périurbanisation des couches moyennes, tout comme la gentrification des quartiers centraux ont mené à une forte segmentation sociale des villes, une segmentation souvent plus visible dans les quartiers centraux et qui s’avère particulièrement structurante pour le commerce de détail. En effet, la consommation des ménages varie grandement en fonction de leur revenu, celui-ci affectant évidemment le volume mais aussi la part relative des différentes catégories de dépenses. Ainsi les ménages québécois appartenant au quintile supérieur des revenus dépensaient en 2011 plus de 6 fois plus pour leurs loisirs que les ménages du quintile inférieur, alors que pour les jeux de hasard l’écart n’était que de 20 %. L’écart est particulièrement marqué pour l’ameublement, les vêtements, les dépenses au restaurant celles liées à la lecture. Il ne concerne toutefois pas que le quintile supérieur, les ménages à revenu moyen dépensant plus de deux fois plus que ceux du quintile inférieur dans plusieurs de ces catégories (Tableau 2.1.). On comprend mieux, à la lumière de ces chiffres, l’effet de la gentrification sur le commerce des quartiers centraux.

22 Les très grands centres comptent plus d’un million d’habitants. Les villes moyennes comptent entre 30 000 et 99

999 habitants (Statistique Canada 2013).

23 Il s’agit des dépenses alimentaires, des dépenses courantes, de l’ameublement et des équipements ménagers, des

vêtements et accessoires, des soins personnels, des loisirs, du matériel de lecture, des produits de tabac et des boissons alcoolisées et des jeux de hasard. À l’inverse, les dépenses liées au logement, au transport, à l’éducation, à la santé et les dépenses diverses ont été écartées car seulement une petite partie est susceptible d’être réalisée dans un établissement commercial, partie que les statistiques ne permettent pas toujours d’isoler (Statistique Canada 2013).

Tableau 2.1. Dépenses moyennes des ménages selon le quintile de revenu, Québec, 2011

CATÉGORIE DE DÉPENSE

DÉPENSES PAR QUINTILE DE REVENU ($) RATIOS

1 2 3 4 5 3 : 1 5 : 1

Dépenses alimentaires* 3649 5440 7253 9064 11 850 2,0 3,2

Aliments achetés au magasin 2869 4076 5494 6675 8204 1,9 2,9

Aliments achetés au restaurant 780 1365 1759 2389 3646 2,3 4,7

Logement 7960 9008 11 792 13 817 18 328 1,5 2,3

Dépenses courantes* 1776 2315 3244 4251 5559 1,8 3,1

Ameublement et équipement ménagers* 666 1436 1429 2290 3355 2,1 5,0

Vêtements et accessoires* 1207 1638 2870 3843 5324 2,4 4,4 Transport 4001 6513 9525 12 193 19 561 2,4 4,9 Soins de santé 1316 2180 2752 3033 3572 2,1 2,7 Soins personnels* 586 723 998 1173 1904 1,7 3,2 Loisirs* 1082 1682 3114 3955 6590 2,9 6,1 Éducation 261 646 492 1952  

Matériel de lecture et autres imprimés* 72 73 187 315 390 2,6 5,4

Produits de tabac et boissons alcoolisées* 571 916 1681 1768 2279 2,9 4,0

Jeux de hasard* 126 160 129 213 148 1,0 1,2

Dépenses diverses 535 1156 1187 1621 2386 2,2 4,5

TOTAL – CONSOMMATION COURANTE 24 064 33 501 46 806 58 029 83 196 1,9 3,5

TOTAL – COMMERCE DE DÉTAIL* 9735 14 383 20 905 26 872 37 399 2,1 3,8

Source : Statistique Canada, Enquête sur les dépenses des ménages 2011, tableau 203-0022, compilations réalisées par l’auteur. Les catégories de dépenses marquées par un astérisque sont les plus susceptibles d’être effectuées en totalité ou en partie dans un établissement de détail.

La baisse du taux de natalité et l’augmentation de l’espérance de vie ont pour leur part entraîné un vieillissement généralisé de la population, un phénomène appelé à s’accélérer dans les prochaines années avec le vieillissement de la génération du baby-boom. Le passage à la retraite entraîne généralement une contraction du revenu des ménages, partiellement compensée par une réduction de la taille de ceux-ci à mesure que les enfants quittent le nid familial. On observe en revanche une augmentation relative de la part des revenus consacrée aux dépenses de consommation, une augmentation proportionnelle au déclin de la part consacrée aux impôts et à l’épargne. Les dépenses de base (alimentation, logement) restent

sensiblement les mêmes, mais les produits réfléchis et de luxe – vêtements, meubles – sont graduellement remplacés par des dépenses liées à la santé et, dans le cas des jeunes retraités, aux loisirs (Annexe 1). Le vieillissement entraîne également une baisse de la mobilité, les séniors ayant tendance à faire leurs courses plus près de leur domicile (Simmons, Hernández et Kamikihara 2007). À l’opposé de la pyramide des âges, les jeunes adultes de moins de 30 ans dépensaient en moyenne 70 % de plus pour l’éducation et environ 10 % de plus que la moyenne pour les repas au restaurant et l’ameublement lors de l’EDM de 2011 (Annexe 1). Ce dernier groupe est, on l’a vu, particulièrement présent dans les quartiers centraux des grandes agglomérations (Moos 2014; 2015).

Changements sociaux et culturels

Sur le plan social, on constate les effets de la tertiarisation de l’économie sur les modes de vie et les habitudes de consommation. En effet, si l’influence des syndicats a d’abord favorisé une diminution du temps moyen consacré au travail et une augmentation de celui consacré aux loisirs, cette tendance s’est légèrement infléchie depuis les années 1980 en raison de l’entrée d’un nombre croissant de femmes sur le marché du travail rémunéré.

Les ménages sont plus petits, mais aussi moins stables que par le passé. Les conjugalités se décomposent et se reconfigurent au gré de trajectoires personnelles et professionnelles variées. Longtemps considérées comme une activité féminine, les courses seraient selon certains l’une des tâches ménagères les plus équitablement partagées dans le couple (Gershuny 2000). Des enquêtes récentes suggèrent toutefois que les femmes en conserveraient la responsabilité dans la plupart des familles (Geist 2010, 230), notamment au Canada (Hamdad 2003; Lindsay 2008). Quoi qu’il en soit, on observe dans la population québécoise une nette augmentation du taux de participation des hommes aux activités d’approvisionnement24, alors même que le nombre

d’heures qui y sont consacrées a considérablement diminué pour les deux sexes (Tableau 2.3).

24 Cette hausse est sans doute en partie attribuable à la baisse du nombre de ménages traditionnels et à

Tableau 2.3. Taux de participation et temps moyen consacré par les participants25 à

l’activité « Magasiner des produits et services », Québec, 1986-2010.

1986* 1992 1998 2005 2010

Taux de participation (%) 29,8 37,3 43,2 40,6 39,1

Hommes 24,7 33,3 39,4 34,8 36

Femmes 34,7 41,1 46,9 46,3 42,1

Moyenne quotidienne de temps consacré

par participant (heures) 2,4 2 1,8 2,1 1,8

Hommes 2,4 1,9 1,6 2 1,9

Femmes 2,4 2 2 2,1 1,8

Source : Statistique Canada, Enquête sociale générale 1986, 1992, 1998, 2005 et 2010, fichiers de microdonnées à grande diffusion, adaptés par l’Institut de la statistique du Québec.

L’augmentation du travail rémunéré chez les femmes a favorisé le transfert vers le marché d’une partie du travail domestique de transformation dont elles avaient traditionnellement eu la charge. L’essor est particulièrement marqué de domaine de la restauration, des traiteurs et des plats cuisinés (Guthrie, Lin et Frazao 2002; Jabs et Devine 2006). C’est également le cas dans le domaine du vêtement (Hamdad 2003), où les établissements de prêt-à-porter ont désormais éclipsé, voire éliminé dans la plupart des quartiers, les commerces de tissus et de matériel de couture autrefois très nombreux, comme nous le constaterons au sixième chapitre.

On assiste par ailleurs à une reconfiguration des hiérarchies de goûts et à un décloisonnement des habitudes de consommation. Cela passe notamment par une érosion de la culture bourgeoise traditionnelle, ou à tout le moins à l’affaiblissement tant de sa position dominante que des cloisons qui l’avaient historiquement séparée de la culture dite « de masse ». Depuis les années 1960, la croissance des classes moyennes salariées et le développement des médias de grande diffusion auraient ainsi favorisé l’émergence d’une culture populaire offrant à la consommation de toutes les catégories socioéconomiques un éventail toujours plus étendu de produits. En haut de l’échelle sociale, l’élitisme et le snobisme d’antan (Bourdieu 1979a) céderaient de plus en plus le pas à un éclectisme et à des « dissonances culturelles » (Lahire 2004) chez des individus nettement moins contraints par des logiques de classe et des hiérarchies de goûts préétablies que par le passé26. Ce serait d’ailleurs encore plus marqué en

25 Les participants sont ceux ayant déclaré avoir consacré du temps à cette activité.

Amérique du Nord où les couches supérieures se sont historiquement inscrites dans des ensembles culturels moins rigides, ce que Michèle Lamont (1992, 115) a qualifié de « loosely bounded culture27 ». La « haute » ou « grande » culture – de même que les pratiques culturelles

qui y sont associées, que Bourdieu qualifiait de « légitimes » – y seraient un facteur de distinction moins prééminent qu’en Europe.

Mais la culture serait aujourd’hui partout appréhendée de manière plus libérale que par le passé – comme une aisance à évoluer simultanément dans plusieurs univers culturels plutôt que comme cantonnement à un ensemble figé de pratiques élitistes. Ainsi les individus « omnivores » (Peterson 1992; 1997; Peterson et Kern 1996) puiseraient désormais dans des registres divers – du plus académique au plus populaire – les composantes d’une consommation culturelle certes plus individualisée, mais pas pour autant dénuée de considérations sociales28, un phénomène observé dans une diversité de contextes nationaux

(Lahire 2004; Bennett et al. 2009). Il n’y a par exemple plus rien d’exceptionnel à voir des individus cultivés manger des hamburgers ou écouter de la musique populaire. Au contraire, dans le cas québécois, la culture populaire « semble plutôt se conjuguer avec l’univers cultivé pour reformuler un nouvel univers intermédiaire, plus culturel que proprement cultivé » (Bellavance, Valex et Ratté 2004, 54).

guerre (Mendras), les autres par des processus d'individualisation rendus notamment possibles par la montée des droits individuels et par l'affaiblissement de l'influence normative des institutions traditionnelles (e.g. famille, religion, nation), de même que par la montée conséquente des identités minoritaires et modes de vie alternatifs dans un contexte de globalisation (Beck, Martuccelli). Notons enfin que c'est généralement la mort de la classe comme catégorie analytique qui est annoncée, pas la disparition totale des classes. En d'autres termes, ce déclin pourrait être entendu comme un glissement d'une conception marxienne et bipolarisée de la société – la classe dirigeante et le prolétariat – vers une conception plus wébérienne du terme classe, dès lors entendu comme « des groupes d'individus semblables partageant une dynamique probable similaire sans qu'ils en soient nécessairement conscients » (Chauvel 2001, 317).

27 « The notion of "loose-boundedness" refers to the sharpness with which the categories that make up a classification

system are defined. In a loosely bounded culture such as American culture, one finds a high level of cultural innovation in lifestyles and in norms for interpersonal relations, and a high degree of tolerance for deviance. In contrast, a tightly bounded culture has clearly coded and widely agreed-upon systems for evaluating attitudes and practices. Its classificatory codes are sharply defined and structured around rigid, bipolar, hierarchical oppositions. Lifestyles are more traditional, cultural innovation less frequent, and cultural hierarchies more clearly defined » (Lamont 1992, 115).

28 Herbert Gans, qui a contribué dans les années 1970 à la diffusion de ce terme (Gans 1999), constate que cette

évolution « complexifie la relation entre culture et classes sociales », les couches supérieures ne constituant pas une « audience fidèle pour la haute culture » qu'elles consomment à l'occasion mais à laquelle elles préfèrent généralement une culture intermédiaire (« middlebrow culture »). Ainsi en Amérique du Nord, « high culture is the culture, not of the upper class, but of a professional stratum that earns its living by creating, distributing, analyzing, and criticizing the various works identified as high culture as well as of a small but loyal set of cultural amateurs, many of them in related professions » (Gans 1992, x‑xi). Nous avons vu dans le premier chapitre que ce groupe joue un rôle central dans la transformation des quartiers centraux et dans les processus de gentrification (Ley 2003; Zukin 1982; Mathews 2010)

Au-delà du champ proprement culturel, cet assouplissement des hiérarchies de goûts aurait aussi permis la diffusion de certains modes de consommation autrefois associés aux classes dominantes dans les couches moyennes et même parfois jusque dans les couches inférieures de la société. Conjugué à la montée de l’individualisation, ce mouvement s’accompagnerait d’une généralisation des sensibilités artistiques menant à une esthétisation parfois très poussée de la vie quotidienne et notamment des autres sphères de la consommation, un phénomène constaté tant par les chercheurs que par les théoriciens du postmodernisme (Baudrillard 1972; 1968; Jameson 1991; Harvey 1989b; Zukin 1982; 1990). On assisterait ainsi à un « effacement de la frontière entre l’art et la vie quotidienne, à l’effondrement de la distinction entre l’art et la culture populaire ou de masse, à une promiscuité générale des styles et à un joyeux mélange des codes » (Featherstone 2007, 65, nous traduisons).

L’avancée des droits individuels, l’affaiblissement des institutions traditionnelles, la globalisation, la montée des classes moyennes instruites ne sont que quelques facteurs ayant favorisé l’émergence d’individualités nouvelles, de même que la montée des sous-cultures centrées autour de modes de vie atypiques, des « microcosmes culturels » en rupture avec les normes dominantes et souvent centrés autour de l’idée de transgression (Jenks 2003). Dans les années 1960 et 1970, les mouvements contre-culturels et contestataires favorisent l’émergence de la culture hippie, des mouvements punk ou rasta (Hebdige 2002). Au Québec, Warren et Fortin (2015) ont montré comment cette contre-culture s’était principalement développée dans les quartiers en gentrification, notamment aux abords du square Saint-Louis de Montréal. Dans les années 1980, la concentration dans les grandes métropoles des emplois du tertiaire moteur aurait pour sa part mené à l’émergence d’une « culture yuppie » (Lamont et Lareau 1988, 163), portée par ces « jeunes urbains professionnels » issus de la génération du baby-boom qui s’imposent alors comme un important segment marketing. En rupture avec la génération précédente axée sur la famille, cette catégorie aisée était alors largement associée à un mode de vie individualiste et consumériste :

They are interested in satisfying their personal needs, regardless of price. These needs tend to be materialistic, as reflected by their strong interest in entertainment, fine food, high-tech products, sporty cars, and a desire for convenience. Their drive to be part of a self-satisfying environment is the primary motivation for many of the behaviors and attitudes exhibited by yuppies (Burnett et Bush 1986, 33-34).

est encore largement utilisé aujourd’hui comme synonyme de gentrifieur, notamment par les opposants à la gentrification – cela en dépit de la popularité grandissante du terme bobo, néologisme du journaliste américain David Brooks (2000) formé par la contraction de bourgeois et de bohème ayant connu, en France particulièrement, un succès considérable. Plus à gauche que le yuppie, le bobo est souvent présenté comme un hybride entre hippie et yuppie, alliant le consumérisme du second aux valeurs progressistes du premier dans une consommation « responsable », « verte », « biologique », etc.29.

L’objectif n’est pas ici de cartographier ou d’établir une généalogie précise de ces différentes identités mais bien de rappeler qu’elles participent toutes d’un mouvement d’individualisation et qu’elles s’inscrivent en rupture avec la production de masse de la période fordiste, dont elles ont d’ailleurs précipité le déclin. Cette individualité devient même un important facteur de développement et de diversification du capitalisme, qui profite de cette nouvelle diversité de styles et de modes de vie pour se renouveler.