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Chapitre 2 : Le commerce urbain, des analyses hiérarchiques au tournant culturel

2.2. Mutations du commerce urbain au cours du 20 e siècle

2.2.2. Transformations de l’offre

Du côté de l’offre, des changements importants sont également survenus au sein ou en amont des entreprises de distribution, résultant généralement d’innovations technologiques ou organisationnelles. Ces changements ont permis une concentration de plus en plus grande du capital et des transactions, de même qu’une réduction générale des coûts.

Transformation des méthodes et des espaces de vente

Les infrastructures routières et la démocratisation de l’automobile ont rendu le déplacement des consommateurs plus aisé et rapide. Cet accroissement de la mobilité individuelle a augmenté la portée de la plupart des biens, favorisant une concentration de leur distribution en un nombre plus restreint de points de vente de taille de plus en plus imposante – supermarchés, grandes

29 « The old genteel style sprang from a belief that humankind is ascending from crude barbarism to a state of civilized

grace. Members of today's affluent class are suspicious of refinement and genteel manners. So the new elite disdains all the words that were used as lavish compliments by the old gentry : delicate, dainty, respectable, decorous, opulent, luxurious, elegant, splendid, dignified, magnificent, and extravagant. Instead, the new elite prefers a different set of words, which exemplify a different temper and spirit : authentic, natural, warm, rustic, simple, honest, organic, comfortable, craftsmanlike. The Bobo class has moved into bourgeois haunts and infused them with bohemian sensibilities, at the same time watering down bohemian attitudes so they don't subvert bourgeois institutions. […] The educated class has conquered all and hegemonized its Bobo culture over affluent regions from coast to coast » (Brooks 2000, 83‑84)

surfaces, etc. – de même qu’un déclin du nombre total de centralités (ou à tout le moins le déclin des centralités moins bien positionnées en regard de ces mobilités nouvelles). Cette concentration a été rendue possible par l’invention du libre-service (Du Gay 2004), qui permet des économies substantielles pour les détaillants et qui consiste à « faire effectuer par l’acheteur une partie du travail du vendeur » (Bernadette Mérenne-Schoumaker 2008c, 189). Cette logique sera poussée à l’extrême dans les magasins dits discount ou « entrepôts » qui prennent leur essor à partir des années 1980, où les clients sont généralement laissés à eux-mêmes dans un environnement minimaliste, en contrepartie de prix réduits (Péron 1998; 2004; Merrilees, McKenzie et Miller 2007).

Les grands magasins – et dans une certaine mesure les chaînes – avaient dès la fin du 19e

siècle marqué le début de cette tendance vers les plus grandes surfaces de vente (Belisle 2011). Ces nouvelles structures n’avaient toutefois pas fondamentalement remis en question les hiérarchies commerciales, transformant les dynamiques internes plus que la nature des centralités où elles s’implantaient. Elles les avaient même au contraire pérennisées en les modernisant et en y introduisant des innovations technologiques que les indépendants étaient souvent incapables de financer, devenant souvent d’importants générateurs d’achalandage (Boothman 2008; Monod 1996).

L’émergence de centralités planifiées vient peu à peu changer la donne. Les plus connues sont les centres commerciaux, dont les premiers exemples apparaissent aux États-Unis dès le début du 20e siècle. Ce n’est toutefois qu’à partir des années 1950 qu’ils se généralisent et qu’ils

acquièrent leur forme caractéristique – grands magasins reliés par des galeries marchandes bordées de boutiques, le tout entouré de terrains de stationnement (Kowinski 1985, 155‑ 159). Cette structure traverse presque immédiatement la frontière, s’implantant au Canada d’abord dans les nouveaux développements périphériques d’après-guerre (L. Beauregard 1973; Hernández, Lorch et Du 2008). Dans les années 1970 et 1980, ils font progressivement leur entrée dans les centres-villes – dans une facture plus grande et plus élaborée englobant non seulement des magasins mais aussi des espaces de divertissement comme des cinémas (Lewis 1998, 178‑180; Hernández, Lorch et Du 2008). Ils accélèrent de ce fait le déclin des grands magasins à rayons qui faisaient autrefois la renommée des centres-villes (Zukin 1995), notamment ceux de la rue Sainte-Catherine à Montréal (Belisle 2011; Comeau 1995, 67) dont un seul subsiste encore de nos jours. La caractéristique fondamentale de ces centres planifiés est leur grande homogénéité, conséquence de leur gestion centralisée. Ils abritent ainsi en majorité des chaînes – souvent les mêmes d’un centre à l’autre – et offrent à leurs clients une

atmosphère constante, parce que contrôlée (Goss 1993; Hernández, Lorch et Du 2008).

Progressivement, les centres commerciaux de première génération tombent en désuétude et sont fragilisés par l’émergence des « power centres » et des grandes surfaces dites « Big Box » (Basker, Klimek et Hoang Van 2012; Hernandez et Simmons 2006; Péron 2004), des établissements isolés de taille variable entourés d’espaces de stationnement, à proximité des grandes autoroutes. Cette offre est toutefois concentrée dans les grandes agglomérations (Hernandez et Simmons 2006). L’effet négatif de ces grandes surfaces sur les petites entreprises commerciales a d’ailleurs été abondamment documenté (Basker, Klimek et Hoang Van 2012; Haltiwanger, Jarmin et Krizan 2010; Mitchell 2006; S. D. Sampson 2008).

Certaines études confirment bien la pérennité des hiérarchies commerciales, mais elles traitent généralement du centre d’agglomérations européennes dont le cadre bâti compte sans doute parmi les plus statiques du monde occidental, comme le Paris intramuros (Delage et Fleury 2011). Elles ne sont alors que difficilement transposables au contexte montréalais, caractérisé au contraire par de grands bouleversements du cadre bâti et par une forte déconcentration de l’offre commerciale vers les espaces de basse densité (Lewis 1998), souvent au sein même des limites municipales. D’autres parlent au contraire de polycentrisme, exposant les différences profondes entre une certaine pérennité du commerce ancien, d’une part, et le constant renouvellement du commerce périphérique d’autre part (Grimmeau, Leroux et Wayens 2007). En France (1998, 47), Metton constate ainsi que « l’émergence brutale et le développement très rapide du grand commerce périphérique a correspondu à l’avènement d’une autre logique de pure efficacité commerciale fondée sur la concentration de clientèle obtenue par des déplacements motorisés et le groupement des achats ». Cette nouvelle logique du commerce de masse se serait substituée « progressivement à la logique traditionnelle d’organisation commerciale et urbaine hiérarchisée » (Metton 1998, 47), laquelle fait toutefois preuve d’une certaine résilience dans les espaces centraux. Au final, le système commercial urbain – si tant est que l’on puisse toujours parler de système – est aujourd’hui très complexe et difficilement réductible à un unique modèle théorique. « À un centre-ville, creuset du lien social, unique pôle de la cité reconnu par tous, se [serait ainsi] substitué un espace morcelé, archipel de pôles commerciaux, fait de pratiques à la carte, selon le temps que l’on dispose, du niveau de revenu, du degré de mobilité » (Desse 2001, 186).

Plus récemment, le développement d’Internet et du commerce en ligne a encore accentué la pression sur les détaillants traditionnels, les consommateurs ayant désormais accès à partir de leur domicile à une variété inédite de produits. Au Canada, les plus récentes statistiques

indiquent une position encore marginale mais en rapide croissante de ce mode de distribution. Si le commerce en ligne ne comptait ainsi que pour 1,5 % des ventes en 2012 (contre 5,2 % aux États-Unis), son taux de croissance annuel de 16,3 % était plus de cinq fois supérieur à celui de l’ensemble du commerce de détail (Statistique Canada 2014). En outre, les commerces traditionnels – c’est-à-dire non exclusivement virtuels – se mettraient progressivement à la vente en ligne, comptant désormais pour près de 25 % des ventes par Internet. C’est notamment le cas dans le commerce du livre et de la musique, mais c’est aussi de plus en plus fréquent dans d’autres filières, notamment dans l’électronique.

Changements organisationnels et structurels

Le commerce de détail a été marqué depuis plus d’un siècle par une forte tendance à la concentration du capital. Cette tendance au regroupement a pris des formes diverses selon les époques et en fonction de l’encadrement juridique de l’industrie de la distribution. Sa forme la plus ancienne est le magasin à succursales, où une entreprise centralisée finance et gère des points de vente pouvant toutefois appartenir à des bannières différentes. Les groupements volontaires sont plutôt des rassemblements d’indépendants qui mettent en commun certaines fonctions, en particulier l’approvisionnement mais parfois aussi la publicité. Ils permettent des économies d’échelle et donnent à leurs membres un plus grand pouvoir de négociation vis-à-vis des grossistes et des producteurs. Certaines formes hybrides existent, notamment dans le domaine de l’alimentation ou celui de la pharmacie. Le franchisage, présent en Amérique du Nord depuis la fin du 19e siècle, est particulièrement fréquent dans le domaine de la restauration

mais aussi dans celui de l’alimentation et constitue lui aussi une forme de mise en commun des ressources pour les indépendants. Moyennant une participation financière, ceux-ci peuvent alors s’affilier à une enseigne connue pour profiter de ses produits et de la mise en marché réalisée par la maison-mère, le tout au prix d’une perte de pouvoir décisionnel (Birkeland 2002). Au Canada, la croissance du commerce intégré a été constante au cours du 20e siècle, la part

de marché des indépendants passant de 70 % à un peu plus de 60 % entre 1940 et 1998 (Tableau 2.4).

Tableau 2.4. Ventes des magasins indépendants, des magasins à succursales et des grands magasins, Canada, 1940-1998.

ANNÉE MAGASINS INDÉPENDANTS MAGASINS À SUCCURSALES GRANDS MAGASINS TOTAL DES ÉTABLISSEMENTS

Millions $ % Millions $ % Millions $ % Millions $

1940 1 820,23 70,0 508,35 19,6 269,31 10,4 2 598,10 1950 5 991,31 72,0 1 559,69 18,8 766,40 9,2 8 317,40 1960 10 600,46 68,9 3 468,41 22,5 1 312,55 8,5 15 381,42 1970 17 032,59 61,6 7 746,91 28,0 2 852,32 10,3 27 631,82 1980 48 491,56 57,4 26 343,74 31,2 9 597,26 11,4 84 432,56 1990 120 190,41 62,4 58 226,58 30,2 14 141,31 7,3 192 558,30 1998 149 472,49 60,6 80 547,21 32,6 16 621,32 6,7 246 641,01

Source : (Statistique Canada 2001)

À tous égards, l’industrie du commerce de détail est aujourd’hui beaucoup plus concentrée qu’elle ne l’était, la tendance s’étant même accélérée depuis les années 1980 avec une vague de fusions et d’acquisitions ayant favorisé dans plusieurs filières l’émergence de très grands groupes. Dans le domaine de l’alimentation, où la concentration est la plus ancienne30, les trois

plus grandes entreprises – Loblaws, Sobeys et Métro – se partagent désormais la moitié du marché canadien et les deux tiers du marché québécois (Ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation 2015, 28). Le marché est aussi très concentré dans le domaine du livre. L’émergence dans les années 1990 de grandes bannières québécoises comme Archambault et Renaud-Bray – qui comptaient à elles seules pour 48,7 % du marché en 2008 –

30 Au début du 20e siècle, les chaînes Atlantic & Pacific, Dominion et Steinberg dominent le marché. Elles sont

aujourdui disparues. Selon la base de données spécialisée Infomart Historical Records, la quasi totalité des actifs québécois de la compagnie Dominion Stores Limited est rachetée par le québécois Provigo en 1980 et 1981. Il s'agit d'une stratégie de l'entreprise québécoise pour « conquérir Montréal » (Provost et Chartrand 1988, 191), principal marché de la province dont elle était jusqu'alors absente. Ce rachat donne lieu à une guerre des prix sans précédent et très médiatisée entre les trois principales enseignes de supermarché dans la métropole: Steinberg, Provogo et Métro (Provost et Chartrand 1988, 202). Après une succession houleuse et très médiatisée au sein de la famille fondatrice (Gibbon et Hadekel 1990), les actifs québécois de Steinberg sont répartis entre les entreprises québécoises Métro (48 magasins d'enseignes diverses rachetés en 1991) et Provigo (25 supermarchés rachetés en 1993, majoritairement situés dans la région de Montréal). Provigo passe en 1998 sous le contrôle de l'ontarien Loblaws. Avec le néo-écossais Sobeys (propriétaire de la bannière IGA au Québec, longtemps actionnaire de Provigo et à laquelle plusieurs supermarchés urbains sont affiliés), Métro et Loblaws contrôlent désormais 66% du marché québécois (Ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation 2015, 28). Cette concentration du capital de ce segment crucial du commerce mène à une reconfiguration des réseaux de fournisseurs et à des guerres répétées de prix, ce qui a sans doute eu un impact majeur sur les rues commerçantes, notamment sur le nombre d'épiceries indépendantes qui décline rapidement à cette époque.

et l’arrivée de grandes chaînes canadiennes comme Chapters et Indigo (aujourd’hui regroupées) ont affaibli tant les distributeurs que les librairies indépendantes31. Cette évolution

n’est toutefois pas unique à l’industrie du commerce de détail, la production manufacturière et l’agriculture ayant subi une évolution similaire, sensiblement à la même époque.

L’ouverture des frontières et la déréglementation progressive des marchés ont pour leur part favorisé l’émergence des grandes firmes multinationales et la globalisation des chaînes d’approvisionnement, une grande partie de la production manufacturière étant, comme on l’a vu, désormais localisée dans les pays du Sud – en particulier pour les marchandises bas de gamme.

Au Canada, si le marché de la restauration rapide est dominé par les chaînes américaines depuis des décennies, c’est essentiellement après la signature en 1994 de l’accord de libre- échange nord-américain que les grands distributeurs traversent la frontière et font leur apparition sur le marché national. Ils s’accaparent une part grandissante du marché des marchandises diverses (Walmart, Costco), puis progressivement de secteurs plus spécialisés comme celui de l’électronique (Source, Best Buy) ou celui des matériaux et de la quincaillerie (Lowes, Home Depot). La spécialisation de ces grandes surfaces leur a d’ailleurs valu le surnom de category killers (Sampson 2008). Si certains secteurs comme l’alimentation avaient jusqu’ici été relativement épargnés, dominés comme on l’a vu par les grandes entreprises canadiennes, l’expansion récente des détaillants généralistes dans ce segment du marché laisse entrevoir une présence étrangère de plus en plus importante (Ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation 2015).

Toutes ces transformations ont favorisé une reconfiguration majeure des relations entre fournisseurs et distributeurs. La croissance de la grande distribution et son intégration verticale ont entraîné un déclin du commerce de gros et, plus généralement, ont permis aux grandes entreprises d’exercer une influence et un contrôle de plus en plus grand sur les autres fournisseurs (Crewe et Davenport 1992; Hughes 2000). La raison d’être des grossistes, maillons intermédiaires dont la marge fait nécessairement augmenter le coût des marchandises, avait traditionnellement été la prise en charge d’une activité logistiquement complexe, mais les avancées technologiques et la déréglementation des échanges internationaux ont permis à un nombre de plus en plus important d’entreprises de taille variable de prendre elles-mêmes en

31 Ces données sont cependant à relativiser dans la mesure où elles excluent le segment des livres usagés qui reste

charge leur approvisionnement, même à l’international (Dugot 2008). De plus en plus, les grossistes doivent se rabattre sur la petite distribution qui, elle aussi, se voit pénalisée par cette réduction de l’offre de fournisseurs.