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Chapitre 2 : Le commerce urbain, des analyses hiérarchiques au tournant culturel

2.3. Le commerce urbain et le tournant culturel de la géographie économique

2.3.2. Commerce et culture, au-delà de la gentrification

Au-delà des seuls quartiers centraux et de la gentrification, les chercheurs ont constaté un plus grand empiétement du monde du divertissement sur celui du commerce de détail, à l’image des lifestyle centres qui se multiplient dans les grandes agglomérations nord-américaines et qui articulent désormais salles de spectacles, hôtels et autres lieux de divertissement à une offre commerciale très diversifiée (Hernández 2007). La transaction marchande n’est plus considérée comme le simple échange de produits ou de services en un point donné, mais comme une expérience ludique, plusieurs auteurs parlant même de « shopping expérientiel », de retailtainment ou de « fun shopping » (Gasnier 2008, 147).

On observe en outre une influence grandissante du monde de l’art et de la création sur celui de la vente au détail. Pierre Bourdieu et Luc Boltanski ont sans doute été les premiers à constater ce qu’ils qualifiaient de « reconversion du petit commerce » il y a près de quarante ans (Bourdieu, Boltanski et Saint-Martin 1973). Ils reliaient alors cette évolution à la croissance des nouvelles classes moyennes salariées, dont les besoins de consommation favorisaient « l’extension du marché des biens symboliques (comme les livres, les disques ou les reproductions d’œuvres d’art) ou des biens à composante symbolique (comme les objets de décoration ou les vêtements) et la constitution d’un marché très important de services symboliques » (Bourdieu, Boltanski et Saint Martin 1973, 99; voir aussi Bourdieu 1971; 1977). Ils dressaient en outre un inventaire qui n’est pas sans anticiper aux écrits sur le commerce et la gentrification :

Artisans ou commerçants de luxe, de culture ou d’art, gérants de « boutiques » de confection pour femmes, revendeurs de modèles de marques dégriffées, marchands de vêtements et de bijoux « authentiquement » exotiques ou d’objets rustiques, disquaires, antiquaires, décorateurs, designers, photographes, ou même restaurateurs ou patrons de « bistrots » à la mode, « potiers » provençaux et libraires d’avant-garde (Bourdieu, Boltanski et Saint Martin 1973, 99).

Cette irruption de l’art et du divertissement dans la vente au détail s’inscrit dans une érosion plus large de la production de masse pendant la période postfordiste, au profit d’un capitalisme

renouvelé par une « marchandisation de la différence » (Boltanski et Chiapello 1999, 592) et caractérisé par une très grande variété de produits et surtout de services de consommation.

Flexible accumulation has been accompanied on the consumption side by a much greater attention to quick-changing fashions and the mobilization of all the artifices of need inducement and cultural transformation that this implies. The relatively stable aesthetic of Fordist modernism has given way to all the ferment, instability, and fleeting qualities of a postmodernist aesthetic that celebrates difference, ephemerality, spectacle, fashion, and the commodification of cultural forms (Harvey 1989b, 156).

On cherche ainsi à « offrir aux consommateurs des produits "authentiques" et si "différenciés" que l’impression de massification se réduirait », intégrant la « critique artiste » portée par les mouvements contestataires des années 1960 et 1970 (Boltanski et Chiapello 1999, 592). C’est ce que le Britannique Jim McGuigan qualifie de cool capitalism, concept qu’il définit d’une manière similaire comme l’incorporation par le capitalisme de la désaffection à son égard : « cool capitalism is largely defined by the incorporation, and thereby neutralisation, of cultural criticism and anti-capitalism into the theory and practice of capitalism itself » (McGuigan 2009, 38). De grands pans de cette nouvelle offre s’inscriraient désormais dans ce que le sociologue français Lucien Karpik a tour à tour qualifié d’économie « de la qualité » ou de la « singularité » et qui constitue pour d’autres l’intensification et l’extension du domaine d’une forme déjà ancienne de concurrence monopolistique :

A marked intensification of competition has occurred (reinforced by globalization) in all spheres of the economy, though much of this competition occurs in modified Chamberlinian form because products with high quotients of cognitive-cultural content often possess quasi-monopoly features that make them imperfect substitutes for one another, and hence susceptible to niche-marketing strategies (Scott 2008, 66).

Selon cette lecture, les situations de concurrence « pure » où les produits sont indifférenciés et où les prix sont le seul facteur déterminant le choix des consommateurs n’ont jamais vraiment existé. Dans la réalité la plupart des marchés sont engagés dans des situations où les vendeurs cherchent à différencier leurs produits des autres. Deux stratégies s’offrent aux entrepreneurs pour se démarquer de la concurrence : baisser les prix et miser sur le volume – par définition, généralement hors de la portée des petites entreprises – ou différencier le produit. « Là où la possibilité de différentiation existe, les ventes dépendent des habiletés du vendeur à distinguer

son produit des autres et à le rendre attractif à un groupe particulier d’acheteurs32 »

(Chamberlin 1933, 72, nous traduisons).

The steady shift in the new economy away from simple cost competition, as such, to a much greater emphasis on monopolistic competition à la Chamberlin, namely, the differentiation of outputs on the basis of producer-specific or place-specific idiosyncrasies that cannot readily be imitated by competitors. […] Even purely utilitarian outputs exhibit mounting symptoms of monopolistic competition, as producers seek to capture specialized niche markets by means of product differentiation (Scott 2006, 42).

Les processus d’individualisation et la diversification des modes de consommation dans les sociétés occidentales auraient en outre favorisé la généralisation de ces stratégies différentialistes. C’est aussi ce que suggère Harvey, qui propose une lecture marxiste parallèle à celle de Scott. Comme stratégie, ce marquage culturel serait toutefois nettement plus complexe car contrairement aux « communautés » ethnoculturelles ou aux minorités sexuelles, les « classes moyennes supérieures » renvoient à un ensemble plus flou et plus éclectique que ne le laissent entendre les termes caricaturaux de yuppie ou de bobo. Le travail discursif serait alors d’autant plus important, mais risqué, car plus axé sur le symbolique et sur des modes souvent passagères, comme le souligne Harvey :

The perpetual search for monopoly rents entails seeking out criteria of speciality, uniqueness, originality and authenticity in each of these realms. If uniqueness cannot be established by appeal to ‘terroir' and tradition, or by straight description of flavour, then other modes of distinction must be invoked to establish monopoly claims and discourses devised to guarantee the truth of those claims. In practice what we find […] is a host of competing discourses, all with different truth claims about the uniqueness of the product (Harvey 2001, 401).

Pour Harvey, l’effervescence et l’intérêt croissant pour la culture – tant dans son sens pur de production artistique que dans ses manifestations plus ordinaires (modes de vie locaux, patrimoine, mémoire collective) – seraient en grande partie liés à la libéralisation et à la globalisation des marchés, lesquelles auraient brisé les équilibres productifs fordistes et

32 « A general class of product is differentiated if any significant basis exists for distinguishing the goods (or services)

of one seller from those of another. Such a basis may be real or fancied, so long as it is of any importance whatever to buyers, and leads to a preference for one variety of the product over another. Where such differentiation exists, even though it be slight, buyers will be paired with sellers, not by chance and at random (as in pure competition), but

engendré une concurrence féroce des entreprises dans toutes les sphères de l’économie pour conserver, voire augmenter leurs parts de marché. Avec l’érosion de ses bases géographiques historiques (coûts de transports, tarifs douaniers) et la perte des marchés locaux naturels captifs et relativement homogènes sur le plan de la consommation, la tendance naturelle des marchés capitalistes à établir des monopoles s’appuierait de plus en plus sur des pratiques discursives, sur la communication et le marketing. C’est dans ce contexte que doivent être entendues les prétentions à l’unicité, à la singularité.

There are continuing struggles over the definition of the monopoly powers that might be accorded to location and localities and […] the idea of ‘culture' is more and more entangled with attempts to reassert such monopoly powers precisely because claims to uniqueness and authenticity can best be articulated as distinctive and non-replicable cultural claims (Harvey 2001, 399).

Cette lecture du marché n’est pas sans rappeler la situation du petit commerce urbain. On a vu que le commerce de quartier avait peu à peu perdu son marché naturel, érodé par la plus grande mobilité des citadins, en particulier les nantis et qu’il faisait face à une concurrence de plus en plus féroce de la part d’une grande distribution en constant renouvellement. Les « niches culturelles » et autres allégations d’unicité (p. ex. recours à la tradition, au local) seraient ainsi, selon la lecture néomarxiste de Harvey, autant de tentatives des commerçants pour se constituer des rentes de monopole, de se placer sur un terrain différent de celui de leurs concurrents plus puissants pour mieux s’en protéger. Ces niches constitueraient donc des abris où les commerçants pourraient s’abriter de la concurrence.

They thereby realize far-reaching control over production and marketing and hence stabilize their business environment to allow rational calculation and long-term planning, the reduction of risk and uncertainty, and more generally guarantee themselves a relatively peaceful and untroubled existence (Harvey 2001, 397)

Si pour certaines entreprises et dans certains marchés, des mécanismes juridiques comme les brevets ou les appellations protégées permettent d’atteindre un niveau relativement élevé de stabilité, pour les petits commerçants ce travail apparaît plutôt reposer sur une mise en scène constante, faite avec des moyens variés mais toujours limités par la taille et les ressources de l’entreprise. Ils peuvent toutefois s’appuyer sur des tiers, tant pour apporter de la distinction que pour en attester et valider la qualité du produit.

The less important the spatial barriers, the greater the sensitivity of capital to the variations of place within space, and the greater the incentive for places to be differentiated in ways attractive to capital (Harvey 1989, 295–6).

Producteurs et distributeurs sont donc « engagés dans la gestion stratégique de la qualification des produits » (Callon et. al. 2000 : 222) dont l’objectif ultime est « une adéquation fine entre, d’une part, ce que veut et ce qu’attend le consommateur, et, d’autre part, ce qui lui est offert » (Callon et. al. 2000 : 223). C’est ce que la science économique appelle l’appariement.

[Ce] processus d’individualisation ou de singularisation consiste en une définition progressive des propriétés du produit qui est profilé de manière à pouvoir pénétrer dans le monde du consommateur pour s’attacher à lui. Tout au long de ce processus, la chose, qui est un produit en phase de qualification, est progressivement transformée en bien » (Callon et Muniesa 2003 : 201).

Ce profilage et les mécanismes de mise marché qu’il recouvre mobilisent un ensemble de spécialistes allant du designer au publicitaire (Cochoy 1999; 2002).

La marge de manœuvre de ces manipulateurs de demande serait particulièrement importante lorsque les produits échangés sont complexes. En France, Lucien Karpik a ainsi montré comment, « à côté d’une économie classique composée de biens standardisés dont les propriétés sont connues du consommateur, se développe la sphère des biens et des services qui se caractérisent par l’incomplétude et qui ne peuvent être réellement définis qu’après l’achat » (Karpik 1989, 206). C’est ce qu’il appelle le marché des singularités, qui se caractérise par des « relations marquées par l’incertitude sur la qualité entre les produits singuliers » entre des vendeurs et des acheteurs à la recherche de la « bonne singularité » (Karpik 2007, 38). Ce qui distingue ce marché des autres est donc ce qui fait son intérêt pour les offrants, à savoir une « asymétrie de l’information favorable au producteur » (Karpik 2007, 42), qui peut alors tirer profit de « situations dans lesquelles le client, à la différence du vendeur, a du mal à distinguer la mauvaise qualité de la bonne, alors que pour lui cette distinction est importante » (Karpik 1989, 202). Comme le marché des biens symboliques de Bourdieu (1977), pour lequel le marchand doit devenir « imprésario de sa marchandise », la participation au marché des singularités de Karpik « implique une connaissance des produits qui excède amplement ce qui est requis par le marché standard » (Karpik 2007, 42).

s’inscrivent tant le renouveau du commerce de seconde main (Gregson et Crewe 2003; Parker et Weber 2013) que celui de la restauration, ainsi que nous l’avons constaté au premier chapitre dans les quartiers urbains en gentrification. Dans ce contexte, la portée d’un bien ne dépend plus seulement de sa nature, mais aussi de la capacité du commerçant à faire d’un bien a priori banal un objet recherché, pour lequel les consommateurs sont prêts à parcourir de plus grandes distances. Ainsi doivent être entendus les investissements symboliques – performances de bouchers ou de « mixologues », aménagements soignés et créatifs, références aux terroirs ou à la tradition – par lesquels les commerçants des quartiers en gentrification cherchent à se distinguer les uns des autres, à se constituer une niche dans un environnement métropolitain de plus en plus concurrentiel et dynamique.

2.4. Synthèse

Tant la mobilité croissante des citadins que la complexification du paysage socioculturel des métropoles contemporaines interrogent les modèles néoclassiques expliquant la distribution des établissements commerciaux à l’échelle métropolitaine. La coexistence, souvent à une échelle très fine, de populations ethniquement et socioéconomiquement très diverses met à m al la logique selon laquelle la fréquentation des centralités commerçantes dépend essentiellement de la fréquence de l’achat et de la distance. Couplé à l’augmentation des surfaces de vente et à la concentration du capital, cette transformation de la demande mène à une juxtaposition de hiérarchies multiples à l’intérieur d’une structure polycentrique dont les différentes composantes s’autonomisent de plus en plus, phénomène que devrait d’ailleurs accélérer le développement du commerce en ligne.

Dans ce contexte, les pôles commerciaux intermédiaires ont longtemps été les plus menacés, en particulier ceux « situés dans des quartiers à faibles revenus et dont la population [était] en déclin » (Polèse 1978, 47). Au sein de ces pôles, les établissements les plus menacés sont souvent « ceux qui n’ont aucune fonction ni aucune clientèle spécifique, c’est-à-dire les commerces qui se situent, d’une part, entre le magasin à grande surface ou d’escompte et le petit commerce spécialisé, et, d’autre part, ceux qui ne s’adressent ni à une population tout à fait voisine, ni à un marché métropolitain spécialisé » (Polèse 1978, 48). Au final, on constate dans la plupart des pays occidentaux un écartèlement désormais très marqué entre un commerce de gros misant sur le volume et les bas prix, qui n’est pas réservé aux gens démunis mais qui puise au contraire ses clients sur la majeure partie du spectre des revenus, et un commerce plus

spécialisé qui, ne pouvant concurrencer les grands groupes sur les prix, tente d’infuser des caractéristiques distinctives et valorisées non seulement dans ses marchandises mais plus largement à toutes les étapes d’un processus de mise en marché axé sur la qualité. D’un côté, le dépouillement du commerce discount, qui mise exclusivement sur le volume et les bas prix, dans des lieux minimalistes. De l’autre, une infinité de stratégies qualitatives présidant à la composition de l’assortiment, à l’aménagement des lieux de vente, au service personnalisé, à la mise en marché face à des consommateurs exigeants et informés. Les plus récentes contributions tendent donc à prendre en compte les facteurs plus subjectifs, un « tournant culturel » ayant influencé tant les courants néoclassiques que néomarxiste.

Dans l’ensemble, les écrits traitant du commerce de détail n’ont accordé que peu d’importance aux petits commerces indépendants, une lacune qui peut s’expliquer d’au moins trois façons. Premièrement, si les établissements indépendants comptent encore pour la majorité des lieux de vente dans bon nombre de filières, leur position apparaît nettement plus marginale lorsque l’on considère le volume ou la surface de vente. Les deux autres raisons sont liées aux recherches elles-mêmes. Comme bon nombre d’entre elles sont réalisées pour le compte d’entreprises, il n’est pas étonnant que les grands groupes – ceux ayant les moyens de payer pour de telles études – y occupent une place prépondérante. En outre, la recherche sur les indépendants requiert des ressources considérables car elle ne peut se faire que sur le terrain, par des méthodes qui nécessitent un investissement considérable (B. Mérenne- Schoumaker 1982), cela même dans les villes où des statistiques fiables sur le commerce de détail existent, qui demeurent à ce jour plutôt rares et dont Montréal ne fait malheureusement pas partie.