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Chapitre 4 : Problématique, repères conceptuels et questions de recherche

4.2. Une approche interprétative et relationnelle

Conformément à notre volonté de placer le commerçant au centre de l’analyse, nous avons choisi d’inscrire la recherche dans une tradition sociologique qualifiée alternativement de compréhensive, d’interprétative ou de wébérienne – Max Weber étant généralement considéré comme le fondateur de cette sociologie axée sur l’individu. Cette approche, comme le rappelle Dominique Schnapper, vise précisément à « mettre au jour les relations entre des processus globaux ou structurels, historiques de la société, avec les expériences vécues telles que l’enquête permet de les saisir, en observant les conduites des individus et le sens qu’ils leur donnent, les manières dont [ces] individus intériorisent les conditions objectives de leur destin social tout en les réinterprétant » (Schnapper 1999, 53).

Cette tradition insiste sur la multicausalité tant de l’action que des phénomènes sociaux (Kalberg 1994). Elle vise à en faire ressortir les logiques – particulièrement importantes et explicites dans le cas d’agents économiques – au moyen d’un outil empirique et théorique singulier, l’idéaltype. Tantôt « image mentale » dans la traduction anglaise, tantôt « tableau de pensée » dans sa formulation française la plus courante, l’idéaltype n’a pas vocation à être repéré tel quel dans la réalité empirique – « il n’est pas un exposé du réel, mais se propose de doter l’exposé de moyens d’expression univoques » (Weber 1904, 141). Dans sa définition classique :

en enchaînant une multitude de phénomènes donnés isolément, diffus et discrets, que l’on trouve tantôt en grand nombre, tantôt en petit nombre et par endroits pas du tout, qu’on ordonne selon les précédents points de vue choisis unilatéralement, pour former un tableau de pensée homogène [einheitlich]. On ne trouvera nulle part empiriquement un pareil tableau dans sa pureté́ conceptuelle : il est une utopie. Le travail historique aura pour tâche de déterminer dans chaque cas particulier combien la réalité́ se rapproche ou s’écarte de ce tableau idéal (Weber 1904, 141)

Il s’agit donc d’un construit analytique, une « construction intellectuelle destinée à mesurer et à caractériser systématiquement des relations » (Weber 1904, 149). Poussé à son extrême, chacun des indicateurs a vocation à constituer un pôle, un maximum. Une analogie peut être faite avec les couleurs primaires – le bleu, le rouge et le jaune – que personne ne s’attend à retrouver telles quelles dans la nature mais qui permettent néanmoins de décrire chacune des nuances qui s’y trouvent. Il s’agit donc d’un étalon de mesure auquel sont confrontées et comparées les observations. L’idéaltype « n’est pas lui-même une "hypothèse", mais il cherche à guider l’élaboration des hypothèses » (Weber 1904, 141). L’objectif de la recherche est alors l’identification de « relations causales ou finales, de ressemblance ou de différence, entre le type idéal et l’objet empirique auquel il se réfère » (Isambert 1996). L’interprétation scientifique proprement dite consiste dès lors en de multiples essais comprenant la conception des types idéaux, puis la tentative de jugement (par exemple de causalité́) qui lie ces types entre eux, puis la confrontation avec les données empiriques pertinemment choisies, enfin l’acceptation ou le rejet de l’hypothèse (Isambert 1996).

L’idéaltype n’est donc pas construit dans l’absolu mais trouve sa pertinence au sein d’une problématique qui a contribué à le définir. Il participe ainsi d’une « épistémologie modeste qui sait faire la différence entre une preuve et un exemple. Alors que la preuve s’établit une fois pour toutes, sans qu’il soit besoin d’y faire retour, les exemples s’accumulent sans cesse et se défendent pied à pied dans la controverse » (Bastin 2005, 118‑119), certains rangeant dès lors l’approche wébérienne parmi les théories de « moyenne portée », selon l’expression de Robert Merton (1967, 39). C’est manifestement ainsi que le concevait Weber, pour qui :

Aucun de ces systèmes de pensée dont nous ne saurions nous passer si nous voulons saisir les éléments chaque fois significatifs de la réalité́ ne peut épuiser sa richesse infinie. Ils ne sont rien d’autre que des essais pour mettre de l’ordre dans le chaos des faits que nous avons fait entrer dans le cercle de notre intérêt, sur la base chaque fois de

l’état de notre connaissance et des structures conceptuelles qui sont chaque fois à notre disposition (Weber 1904, 159).

Cette approche n’a donc pas vocation à identifier ou tester des lois absolues mais bien à faire ressortir de l’analyse de cas historiquement situés des régularités permettant d’expliquer les comportements, et par là même les phénomènes sociaux. Ces régularités sont ensuite comparées à d’autres ayant émergé de l’étude d’autres contextes. Il faut donc se garder d’essentialiser les phénomènes, les concepts abstraits ne devenant des instruments heuristiques qu’une fois ancrés dans l’histoire particulière de chaque cas étudié : « The existence of a connection between two historical occurrences cannot be captured abstractly, but only by presenting an internally consistent view of the way in which it was concretely formed » (Weber, traduit et cité dans Kalberg 1994, 83). Dans cette approche, les concepts servent donc à assister le chercheur dans son travail d’interprétation plus qu’à figer théoriquement une réalité historique changeante (Kalberg 1994, 85).

À la lumière du tournant relationnel ayant touché la sociologie à partir des années 1990, cette approche compréhensive a été critiquée, notamment pour sa conception trop rationnelle de l’action (Emirbayer 2005), mais aussi quant à sa nature jugée trop individualiste et au caractère statique des catégories dégagées. Si ces critiques nous semblent en partie fondées, dans le cas présent la nature économique de l’action des commerçants et le degré de réflexivité qui s’y rattache la rendent bien « rationnelle en finalité », pour user de la terminologie wébérienne, c’est-à-dire orientée vers l’atteinte d’une fin au moins en partie déterminée au préalable. Par ailleurs, ces critiques font fi de la nature résolument modeste des concepts wébériens qui doivent, comme on vient de le voir, être entendus comme des clés de compréhension et non comme des explications exhaustives des phénomènes et de l’action. À notre sens, loin d’invalider une approche wébérienne, cette injonction relationnelle (Emirbayer 1997) apparaît plutôt en être un complément nécessaire en ce qu’elle accorde plus de place au niveau mésosociologique – qu’on l’aborde sous l’angle des réseaux, des champs ou des quartiers. Elle doit en ce sens être entendue comme un appel à prendre en compte toute la complexité des milieux à l’étude, notamment du point de vue des interactions et des échanges qui s’y déroulent. La pensée wébérienne, souvent plus associée à la culture – éthique, esprit, idées – n’est pas incompatible avec une prise en compte de la structure sociale (Fourcade 2007; Swedberg 2000).