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Chapitre 4 : Problématique, repères conceptuels et questions de recherche

4.4. Définition des idéaux-types et questions spécifiques de recherche

4.4.2. Questions spécifiques de recherche

À partir de ces outils conceptuels, il est maintenant possible de formuler quatre questions spécifiques de recherche découlant des limites actuelles de la littérature.

La première question concerne les commerçants eux-mêmes. On a en effet constaté au premier chapitre le peu de connaissances scientifiques à leur sujet, la diversité de leurs parcours étant souvent masquée par la dichotomie « ancien dépassé » et « nouveau branché » véhiculée notamment par les médias et dont les limites sont apparues évidentes. On ne sait au final que peu de choses sur les « nouveaux entrepreneurs culturels » observés à Brooklyn et dans le

Bronx par Zukin (2010), sinon qu’ils lisent le New York Times, qu’ils sont pour la plupart instruits, qu’ils habitent généralement le quartier où ils tiennent boutique et que certains d’entre eux utilisent leur premier établissement comme base pour investir dans d’autres quartiers au profil similaire. On en sait encore moins sur les commerçants établis de longue date, souvent dissimulés derrière la formule pittoresque mais réductrice du mom and pop store. Il importe donc de mieux connaître les entrepreneurs présents dans les quartiers centraux montréalais – leur situation personnelle comme leur trajectoire professionnelle – dans le but de comprendre leur influence sur les choix effectués par les commerçants.

Question 1. Quels sont leurs parcours personnels et professionnels et comment ces

parcours influencent-ils leur positionnement ?

Suivant l’état actuel des recherches, nous pouvons poser quelques fragments d’hypothèse, selon lesquels les commerçants plus récemment établis seraient mieux dotés en capital culturel et scolaire, ce qui se refléterait dans leurs parcours et constituerait un atout dans une économie de niches et qui tend probablement à favoriser le positionnement qualité. Ils se rapprochent en ce sens de leur clientèle présumée par leurs préférences et leurs modes de vie, notamment sur le plan de la mobilité. De l’autre côté du spectre, les commerçants de longue date seraient souvent autodidactes et moins bien nantis en capital culturel, ce qui expliquerait leur « dépassement ».

La deuxième question de recherche concerne plus spécifiquement la position de l’entreprise sur le marché, abordée non pas à partir du parcours des entrepreneurs mais bien au spectre de la demande et surtout de l’offre.

Question 2. Quels types de positionnement sont privilégiés par les commerçants des

deux centralités et quelles justifications les commerçants donnent-ils à leurs décisions d’affaires ?

C’est ici que la littérature sur le commerce de détail et la géographie économique apparaît la plus utile pour combler les lacunes de recherches urbaines sans doute trop axées sur la gentrification et sur les nouveaux modes de consommation « culturelle ». En effet, nous avons vu au second chapitre que l’évolution de l’industrie et des structures de distribution avait considérablement réduit le domaine des petits commerçants, tout comme la globalisation des filières de production et le passage à une économie postfordiste (Harvey 1987, 2001). Il apparaît donc probable que le repositionnement ne soit pas seulement un glissement vers le

positionnement qualité mais aussi qu’il résulte aussi d’une érosion progressive de la capacité des petits commerçants à offrir des prix bas. Nous avançons alors l’hypothèse que le repositionnement des deux centralités ne serait pas seulement lié à la montée du positionnement qualité mais aussi au déclin du positionnement prix chez les petites entreprises commerciales, déclin qui n’a pas reçu assez d’attention jusqu’ici.

Mais la position de l’entreprise sur le marché n’est pas sans influencer les rapports que les commerçants entretiennent avec le quartier où ils ont établi leur entreprise. La littérature évoque la tendance d’une partie d’entre eux à desservir une clientèle dépassant largement les limites de cet espace de proximité, mais très peu en sont réellement indépendants. Plusieurs travaux sur la sociabilité urbaine ont en outre suggéré que les changements de l’offre commerciale pouvaient engendrer des décalages et des tensions avec la population de longue date, un point qu’il semble important d’approfondir.

Question 3. Quels types de rapports les commerçants entretiennent-ils avec le quartier

où ils tiennent boutique ?

Dans la littérature, les nouveaux commerçants apparaissent souvent comme des promoteurs d’embourgeoisement tandis que ceux établis de longue date continueraient à desservir une population moins nantie, les changements apparaissant dès lors sinon largement exogènes, du moins portés par des habitants aux racines locales assez courtes et superficielles. Cette vision binaire mérite d’être vérifiée empiriquement. Comme les commerçants de quartiers en transition ethnoculturelle étudiés par Sánchez-Jankowski (2008) à New York et Los Angeles, nouveaux et anciens petits commerçants montréalais peuvent être considérés comme des « agents de changement » ou de « préservation » de quartiers en transformation. Selon cette lecture, tandis que les premiers sont des « forces de diverses formes – humaine, spirituelle, conceptuelle ou matérielle – qui créent les conditions du changement ou le provoquent, directement ou indirectement », les seconds travaillent activement à « retenir la structure sociale et la culture existantes » d’un milieu donné (Sánchez-Jankowski 2008, 44, nous traduisons). Nous faisons alors l’hypothèse que les commerçants établis de longue date constitueraient des agents de conservation des quartiers, tandis que les nouveaux contribueraient davantage à leur transformation.

Enfin, la quatrième question de recherche cherche à pallier le manque de connaissances sur les dynamiques mésosociales qui ont lieu dans les centralités commerçantes. Comme on l’a vu au

troisième chapitre, géographes et sociologues économiques ont montré comment ce contexte local pouvait mener à l’émergence de communautés d’affaires, de « business groups ». Ils ont aussi étudié comment des concentrations de firmes apparentées – parfois qualifiées de grappes – pouvaient attirer d’autres firmes similaires et favoriser leur collaboration.

Question 4. Comment les commerçants interagissent-ils entre eux et comment ces

interactions sont-elles mobilisées pour positionner l’entreprise ?

C’est ici la littérature sur la gentrification qui nous permet d’énoncer l’hypothèse selon laquelle la proximité culturelle des nouveaux commerçants leur permettrait de collaborer plus aisément entre eux, favorisant la mise en place de stratégies collectives et leur permettant de s’apparenter à une grappe ou à ce que Saxenian (2000) a qualifié de communauté d’affaires.

4.5. Synthèse

Nous avons souligné à plusieurs reprises notre volonté d’inscrire la recherche dans une approche inductive. Cela implique notamment d’aborder les stratégies comme des construits, constamment renouvelés, dont les motivations et les justifications sont issues de logiques variées. Nous empruntons donc un appareil conceptuel qui a du sens pour les commerçants, articulant notre cadre autour d’une notion centrale – celle de positionnement – qui est transversale aux sciences de la gestion et aux sciences sociales et qui est compatible avec l’approche interprétative. Cela ne signifie pas pour autant que ce terme doive être confondu avec ses résonances fonctionnalistes, traitement qui lui est trop souvent réservé dans la littérature marketing.

Prenant nos distances de toute définition essentialiste de la distinction et de la différentiation commerciale, nous essaierons de voir comment ces stratégies sont mises en œuvre sur le terrain, par de petits acteurs économiques, et comment elles se conjuguent à la réalité complexe de la petite entreprise, qui n’est assurément pas réductible aux performances culturelles de ses employés ou à la qualité de ses vitrines. C’est donc à un travail de différentiation – le positionnement qualité – de même qu’aux logiques qui le guident et aux modalités qu’il revêt que nous nous attarderons.

Cette nature inductive de la recherche nous incite à nous accommoder d’un cadre conceptuel composite, les meilleures pistes se révéleront à travers la recherche et seront celles qui nous

auront permis de mieux comprendre les données empiriques. Cet éclectisme s’impose aussi par la nature multicausale de la plupart des phénomènes urbains – la gentrification est désormais largement considérée comme un concept sinon chaotique (Rose 1984; Beauregard 1986), du moins multicausal (Lees 2000, Lees, Slater et Wyly 2008) – et en particulier par la double réalité à la fois économique et sociale du commerce de détail.

Cet éclectisme théorique – auquel répondra d’ailleurs un certain éclectisme méthodologique que nous aborderons dans le prochain chapitre – s’inscrit dans deux traditions des sciences sociales. À une approche microsociologique inspirée de l’école de Chicago et particulièrement influente en études urbaines s’ajoute, dans la tradition wébérienne, une approche sociohistorique interprétative rendue notamment possible par la constitution d’un échantillon significatif d’entretiens approfondis, de même que par l’analyse d’un corpus statistique et documentaire retraçant l’évolution de l’univers économique et social dans lequel évoluent les commerçants. La recherche se situe donc à mi-chemin entre une approche « relationnelle » et une autre, dite « biographique [car] permettant de lier des dynamiques macrosociales avec des processus locaux, observables » (Dubar 2006, n.p.). Il s’agit en quelque sorte d’une perspective plurielle consistant à « expliquer plus pour mieux comprendre », selon la formule de Marcel Mauss (Cité dans Dubar 2006, n.p.).