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Chapitre 4 : Problématique, repères conceptuels et questions de recherche

4.4. Définition des idéaux-types et questions spécifiques de recherche

4.4.1. Définition des idéaux-types

Le « positionnement prix » est le plus simple à définir en ce qu’il consiste essentiellement à offrir des prix plus bas que la concurrence. Il est généralement corollaire d’un abaissement des coûts rendu possible soit par des économies d’échelle, soit par une approche minimaliste qui s’observe tant dans la conception des produits – basiques – que dans les procédés de leur mise en marché – souvent dépouillée et pauvre en main-d’œuvre, comme dans le cas des établissements discount ou plus généralement du libre-service. On suppose généralement qu’un tel positionnement est hors de la portée des petites entreprises.

Puisque le marchand indépendant ne peut pas concurrencer les magasins à succursales multiples au niveau des prix, il devra forcément céder la place aux grandes surfaces […] pour tout ce qui touche les produits standardisés à consommation très générale non localisée […] il doit offrir d’autres avantages aux consommateur, notamment en termes de qualité, de commodité ou de services particuliers (Polèse 1978, 48-49)38.

Comme nous le verrons toutefois, même sans économies d’échelle, il existe d’autres moyens de baisser ses prix : vendre une marchandise usagée, des surplus ou des fins de ligne, économiser sur le local en diminuant les investissements ou signer pour des baux à court terme, etc.

Plutôt que d’aviver la concurrence en baissant les prix – ce que l’on qualifie d’ailleurs souvent de « guerre des prix » – les deux autres types de positionnement visent au contraire à la diminuer ou à tout le moins à s’en isoler pour se protéger de ses effets négatifs. On entre ici dans une

37 Weber s'appuie en grande partie sur la relation complexe entre économie et pensée économique pour attester de la

validité de l'approche idéaltypique : « La théorie abstraite de l'économie nous offre justement un exemple de ces sortes de synthèses qu'on désigne habituellement par « idées » [Ideen] des phénomènes historiques. Elle nous présente, en effet, un tableau idéal [Idealbild] des événements qui ont lieu sur le marché des biens, dans le cas d'une société́ organisée selon le principe de l'échange, de la libre concurrence et d'une activité́ strictement rationnelle. Ce tableau de pensée [Gedankenbild] réunit des relations et des évènements détermines de la vie historique en un cosmos non contradictoire de relations pensées. Par son contenu, cette construction a le caractère d'une utopie que l'on obtient en accentuant par la pensée [gedankliche Steigerung] des éléments détermines de la réalité́ » (Weber, 1904, 140-141, nous soulignons).

38 Ce point de vue est largement partagé par les manuels de marketing : « Lower price as a means of differentiation

logique résolument chamberlinienne de concurrence monopolistique. C’est la raison pour laquelle nous utilisons la définition classique donnée par Chamberlin39 comme point de départ

de nos deux autres idéaux types. Il y a d’abord la différentiation spatiale :

The availability of a commodity at one location rather than at another being of consequence to purchasers, we may regard these goods as differentiated spatially and may apply the term "spatial monopoly" to that control over supply which is a seller's by virtue of his location (Chamberlin 1933, 63).

Ce type de positionnement renvoie à une posture par laquelle le commerçant mise essentiellement sur la proximité géographique pour s’assurer une clientèle suffisante. Dans cette optique, une bonne localisation suffit à assurer le succès d’une entreprise, à garantir un achalandage suffisant.

Mais un commerçant peut aussi se distinguer de la concurrence en misant sur la qualité. Dans ces cas, la différenciation peut être basée sur des attributs des produits eux-mêmes – liés à leur fonctionnement ou à leur apparence, protégés ou non par des brevets ou des marques déposées – ou sur toute autre condition de leur mise en vente, comme l’aménagement du magasin ou la réputation du commerçant (Chamberlin 1933, 56). Comme on l’a vu au second chapitre, ces facteurs nettement plus subjectifs et souvent intangibles sont au cœur du marketing contemporain qui est finement segmenté pour attacher les produits et les services à des univers culturels précis (Callon, Méadel et Rabeharisoa 2000; Harvey 2001; Beckert et Musselin 2013). Cela explique d’ailleurs l’importance grandissante de ce que Bourdieu et Boltanski appelaient la « composante symbolique » (Bourdieu, Boltanski et Saint Martin 1973) et qu’Allen J. Scott (2008, 66) appelle pour sa part le « contenu cognitif-culturel ».

39 L'introduction de The Theory of Monopolistic Competition peut d’ailleurs être lue comme un plaidoyer pour une

lecture idéaltypique de la concurrence : « Economic literature affords a curious mixture, confusion and separation, of the ideas of competition and monopoly […] Although the two forces are completely interwoven, with a variety of design, throughout the price system, the fabric has been undone and refashioned into two, each more simple than the original and bearing to it only a partial resemblance. Furthermore, it has, in the main, been assumed that the price system is like this – that all the phenomena to be explained are either competitive or monopolistic, and therefore that the expendient of two purified and extreme types of theory is adequate. On the other hand, the fact of intermixture in real life have subtly worked against that complete theoretical distinction between competition and monopoly which is essential for a clear understanding of either (Chamberlin 1933, 3, nous soulignons). Comme l'ont remarqué les économistes Brakman et Heijdra (2001), ce ne sont pas tant les idées de Chamberlin que son incapacité à les assembler en un modèle économétrique praticable qui ont favorisé l'échec de la première « révolution de la concurrence monopolistique » au milieu du siècle passé. Or, ainsi que l’on montré des sociologues comme Michel Callon et Franck Cochoy, c’est précisément cette richesse interprétative qui fait son intérêt pour les sciences sociales.

Ce terme de qualité, nous le constaterons plus loin, est d’ailleurs omniprésent dans les entretiens avec les nouveaux commerçants. C’est le terme qu’ils utilisent le plus couramment pour parler de leur offre, de leur établissement. Les références au luxe rendent la plupart d’entre eux mal à l’aise et le terme spécialité ne semble pas être aussi usuel en français qu’en anglais pour décrire les produits de niche. C’est pourquoi nous avons choisi ce terme de qualité, qui renvoie de façon large à un processus de qualification ou de singularisation – que la littérature managériale et économique, à travers la formule réductrice de premium pricing, tend malheureusement à résumer par son prix, masquant de ce fait les procédés nombreux et divers qui justifient ce prix plus élevé :

Premium pricing is generally only possible where the product or service has actual or perceived advantages to the customer and therefore it is often used in conjunction with, and to reinforce, a differentiated product. In general, the greater the degree of product or services differentiation, the more scope there is for premium pricing. Where there is little other ground for differentiation, price competition becomes stronger and cost advantages assume greater importance (Hooley et. al. 2008, 315).

Selon que l’on se situe dans une approche macro ou micro et en fonction de l’influence qu’on reconnaît aux acteurs du marché, ces idéaux-types seront entendus comme des positions ou des positionnements, c’est-à-dire comme processus de construction de ces positions. L’évolution du marché favorisera – et donc sélectionnera – les entreprises aux positionnements les plus adaptés à un moment et à un endroit donné, mais les efforts déployés par chaque entreprise pour construire ces positions contribuent néanmoins à transformer le marché où elles évoluent.