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Le village contre la politique

IV - La politisation impossible

2) Le village contre la politique

L’appel à la liberté communale

La prise en compte des déterminations sociales ne conduit pourtant pas Saint-Pé à prôner la résignation. Il est possible selon lui de « tirer les paysans de leur sommeil » :

« Au lieu de les isoler, rapprochez-les, maintenez-les dans des milieux vivants, et retirez-vous d’au milieu d’eux, raison d’Etat, qui ne touchez à la province, au département, à l’arrondissement, au canton, à la commune même, que pour dissoudre, que pour y introduire l’antagonisme des classes, et, d’homme à homme, les rivalités

1 Eugène BONNEMERE. Histoire des paysans depuis la fin du Moyen-Âge jusqu’à nos jours : 1200-1850, précédée d’une introduction an 50 avant Jésus-Christ – 1200 après Jésus-Christ. Paris : F. Chamerot, 1856. Tome 2, p.418-419.

2 D. R. SAINT-PE. Les paysans et le suffrage universel : études sociales et politiques. Paris : Gaittet, 1869. p.64-65.

3 Ibid. p.62.

Chloé Gaboriaux – Le paysan français, un enjeu idéologique au XIXe siècle – Thèse IEP de Paris – 2008 193 politiques, les animosités ; retirez-vous de là, vous seuls, et la liberté suffira pour y ramener la vie »1.

Saint-Pé n’invente rien. Depuis quelques années déjà, la plupart des adversaires du régime voient dans la liberté communale le moyen le plus propre à politiser les paysans. De toutes les solutions proposées, elle semble en effet la seule qui puisse agir sur les structures sociales responsables de l’indifférence politique des ruraux : à un problème social, elle apporte une réponse sociale. Conformément aux promesses de la sociologie naissante, la révélation des mécanismes sociaux débouche sur la possibilité de transformer la société.

Pour les libéraux, la décentralisation est une revendication ancienne, à laquelle la question du vote rural donne une nouvelle occasion de s’exprimer. Avec Tocqueville, on l’a vu au chapitre précédent, ils avaient expliqué le comportement politique des paysans par la centralisation. En concentrant la vie politique dans la capitale du pays, les régimes successifs auraient privé les communes de toute animation et provoqué non seulement le départ des élites, qui ne se voyaient d’avenir qu’à Paris, mais aussi la ruine de la communauté villageoise : totalement isolés, les paysans se seraient alors repliés sur leurs intérêts particuliers et désintéressés de la chose publique. Le Second Empire n’a fait qu’aggraver la situation en soumettant la commune à son autorité tatillonne. Au contraire, la décentralisation, en rendant aux communes la gestion de leurs propres affaires, doit permettre « de réunir et d’agréger les intérêts et les hommes »2. Elle réanimera la vie collective là où il n’y a plus que des individus isolés et rendra ainsi au paysan sa qualité de citoyen.

Le premier numéro de Varia, qui accueille les réflexions des décentralisateurs nancéens, donne en 1860 un bon aperçu de la psychologie sociale de la décentralisation telle qu’elle est inlassablement invoquée par l’opposition. La liberté communale, nous dit-on, rendra ses « qualités sociales » au villageois : la vie de l’individu en effet « se dilate et s’agrandit à mesure qu’elle embrasse les divers cercles sociaux, et en même temps, sa personnalité étroite, son égoïsme s’affaiblit et se dissout ». Redevenu sociable, il fera l’apprentissage du self-government et de la liberté à l’échelle communale et deviendra bientôt un citoyen parfaitement capable d’élire ses représentants, en toute connaissance de cause et

1 Ibid. p.66.

2 Victor VAILLANT et al. Décentralisation et régime représentatif. Metz : Rousseau-Pallez, 1863.

p.79.

Chloé Gaboriaux – Le paysan français, un enjeu idéologique au XIXe siècle – Thèse IEP de Paris – 2008 194 dans une grande indépendance d’esprit1. Essais, brochures et articles ne cessent de le rappeler : la politique ne peut s’apprendre que « par gradation », des affaires modestes de la commune aux grands enjeux nationaux ; la citoyenneté viendra à l’individu par la pratique plus sûrement que par la théorie. L’exemple américain est régulièrement cité, la métaphore de la commune comme « école primaire de la démocratie » également, avec ou sans référence explicite à Tocqueville.

Le raisonnement séduit de nombreux républicains. Sans cesser d’appeler à éduquer les paysans, beaucoup se rallient aux projets de décentralisation qui se multiplient à l’époque.

Comme le dit Jules Ferry dans sa lettre de soutien au projet de décentralisation dit de Nancy, porté par des notables libéraux mais aussi légitimistes2,

« si le parti libéral est, en grande majorité, conquis à vos idées, je ne crois pas qu’elles rencontrent parmi les démocrates de résistances plus sérieuses. Mes souvenirs ne remontent pas encore bien haut, et j’ai déjà pu constater et suivre pas à pas, pour ainsi dire, l’évolution qui s’est faite dans la démocratie intelligente. Nos centralisateurs se cachent ou se convertissent. C’est que les libertés municipales sont essentiellement démocratiques »3.

Des projets de décentralisation, les républicains retiennent en effet surtout le formidable élan que la liberté communale pourrait donner à la politisation des Français, et en particulier des ruraux. L’indépendance communale devient, à côté de l’instruction primaire, l’une de leurs revendications essentielles. En témoigne la position d’un Jules Simon, par ailleurs très engagé, on l’a dit, dans le combat pour l’école gratuite et obligatoire. En avril 1865, à l’occasion de la discussion du projet d’adresse, il défend ainsi la décentralisation devant le Corps législatif :

1 De la décentralisation ou des rapports de l’Etat avec les provinces et les communes. Varia : morale, politique, littérature. Paris : Michel Lévy frères, 1860. p.53-121.

2 Pour un bon aperçu du projet de Nancy, voir Odette VOILLIARD. Autour du programme de Nancy (1865). In GRAS, Christian, LIVET, Georges dir. Régions et régionalisme en France du XVIIIe siècle à nos jours. Actes du colloque organisé par le Groupe de Recherches d’Histoire moderne et le Centre de Recherches sur les Sociétés contemporaines de la Faculté des Sciences historiques de l’Université des Sciences humaines de Strasbourg du 11 au 13 octobre 1974. Paris : PUF, 1977. p.287-302.

3 Jules FERRY. Lettre sur la décentralisation municipale écrite en 1865 en réponse à un projet de décentralisation publié à Nancy et signé par de nombreux membres de l’Union libérale. In RUDELLE, Odile éd. La République des citoyens. Paris : Imprimerie nationale, 1996. Tome 1, p.162-169.

Parmi les soutiens du projet, on compte aussi Hippolyte Carnot, Jules Favre, Eugène Pelletan et Louis-Antoine Garnier-Pagès. Odette VOILLIARD. Art. cit.

Chloé Gaboriaux – Le paysan français, un enjeu idéologique au XIXe siècle – Thèse IEP de Paris – 2008 195

« Songez qu’il n’y a pas de liberté sans bonnes et fortes communes : c’est là la véritable école de la vie publique. C’est dans la commune que le citoyen apprend à s’élever au-dessus de ses intérêts personnels, à savoir ce que c’est qu’une communauté.

Il y apprend comment on doit aimer la liberté et être prêt à se sacrifier pour elle. Il y fait le véritable apprentissage de l’activité politique »1.

L’objection tirée des « faits inflexibles »2

Le ralliement des républicains à la décentralisation n’est pourtant pas si simple que ne le laisse entendre Ferry. Çà et là, des voix s’élèvent contre l’affranchissement des communes au nom de l’unité de la République et de l’égalité des citoyens, où qu’ils se trouvent sur le territoire français. L’objection est ancienne, la réponse des décentralisateurs républicains l’est aussi : parce que la décentralisation qu’ils défendent est administrative et non politique, parce qu’elle ne concerne que les intérêts purement locaux et non généraux et inscrit donc l’action communale dans les principes établis au niveau national, elle ne saurait remettre en question le dogme de la République une et indivisible3. Or la distinction entre l’administration et la politique, que certains ne manquent d’ailleurs pas de contester4, risque de mettre à mal l’argument majeur invoqué en faveur de la liberté communale : comment pourrait-elle en effet conduire à la politisation des populations si elle ne porte que sur des objets dont on affirme justement le caractère non politique ?

Tel est le cœur de la démonstration que Dupont-White oppose aux décentralisateurs républicains. Faire des communes « les institutrices politiques du pays »5, c’est en effet selon lui « demander aux communes l’enseignement d’une chose dont elles ne savent pas le premier

1 Séance du 6 avril 1865. Annales du Sénat et du Corps législatif, 1865, tome 3, p.6.

2 Odilon Barrot, dans la séance du 20 octobre 1848. Moniteur universel, 21 octobre 1848, p.2912.

3 La décentralisation. VIe colloque d’histoire organisé par la faculté des lettres et des sciences humaines d’Aix-en-Provence, les 1er et 2 décembre 1961. Aix-en-Provence : Publications des Annales de la Faculté des Lettres, 1964. 211 p.

Louis FOUGERE, Jean-Pierre MACHELON, François MONNIER dir. Les communes et le pouvoir de 1789 à nos jours. Paris : PUF, 2002. 662 p.

Pierre ROSANVALLON. Le modèle politique français : la société civile contre le jacobinisme de 1789 à nos jours. Paris : Seuil, 2004. 457 p.

4 Voir par exemple la position de Louis JOLY. La Fédération, seule forme de la décentralisation dans les démocraties : réponse au projet de Nancy. Paris : Garnier frères, 1866. 71 p.

5 Charles DUPONT-WHITE. La liberté politique considérée dans ses rapports avec l’administration locale. Paris : Guillaumin, 1864. p.205.

Chloé Gaboriaux – Le paysan français, un enjeu idéologique au XIXe siècle – Thèse IEP de Paris – 2008 196 mot, d’une chose qu’elles ne sauraient qu’au prix de la France dispersée et défaite »1. L’alternative lui paraît évidente : soit on accorde aux communes l’indépendance politique, et elles peuvent alors effectivement constituer autant d’écoles primaires de la vie publique, mais c’est au prix de l’unité politique du pays, voué au fédéralisme ; soit on ne leur laisse que la gestion des intérêts communaux, et l’unité est sauve, mais il leur est alors impossible de former leurs habitants à la citoyenneté.

Pour Dupont-White, il n’existe en effet aucune commune mesure entre la vie locale et la vie publique : « s’il y a une antithèse au monde, affirme-t-il, c’est celle de local et de politique »2. L’argumentation oppose ainsi l’ampleur des intérêts qui font l’objet du gouvernement de la nation – qu’il s’agisse des questions extérieures, économiques ou religieuses – à l’étroitesse des affaires communales, parfois résumées tout entières dans le tracé d’un chemin. Elle souligne encore la complexité des relations politiques au regard de la simplicité du pouvoir municipal. Ce dernier, rappelle Dupont-White, est tout d’une pièce, aux prises avec une communauté qui, quand elle n’est pas homogène, présente des divisions dont la nature reste clanique voire familiale. La politique au contraire se définit selon lui par la pluralité des pouvoirs et oblige donc « à un certain art de conciliation des personnes, de savoir-vivre entre les classes, de ménagements et de compromis pour tous les intérêts »3. Elle naît enfin et surtout dans la délibération des principes, que le maintien de l’unité politique interdit de confier à la commune : comment cette dernière pourrait-elle alors expérimenter la politique, quand elle trouve les principes qui la régissent « tout tracés, tout déterminés au-dessus d’elle par les mœurs et les institutions du pays »4 ? Dimension, modalités, contenu, tout sépare donc pour Dupont-White la gestion des affaires communales du gouvernement politique : « ce n’est pas seulement que tout soit petit dans les choses locales, comparé à la chose publique ; tout y est autre »5.

L’argument porte en partie : s’il ne retient pas l’attention des décentralisateurs dans le cas des villes, il travaille depuis longtemps la question des communes rurales. Mais la

1 Ibid. p.227.

2 Ibid. p.216.

3 Ibid. p.218.

4 Ibid. p.217.

5 Ibid. p.159.

Chloé Gaboriaux – Le paysan français, un enjeu idéologique au XIXe siècle – Thèse IEP de Paris – 2008 197 distinction entre questions administratives et questions politiques ne pose pas d’emblée problème : les décentralisateurs s’inquiètent d’abord des faibles ressources humaines et financières des villages1, qui en font à leurs yeux des lieux impropres au développement de la vie publique. En octobre 1848, au moment de la discussion sur la Constitution, Odilon Barrot admettait déjà à la tribune que les communes aux « limites excessivement restreintes » avaient toujours constitué une difficulté majeure pour les partisans de la décentralisation dont il était.

Elles ont immanquablement donné lieu, disait-il, à « une grave objection, d’autant plus sérieuse qu’elle n’est pas puisée dans des théories mais dans des faits inflexibles »2 : quel usage les villages feraient-ils de la liberté, eux qui manquent à la fois d’hommes instruits à même d’occuper les fonctions municipales et de ressources susceptibles de financer un quelconque projet municipal ? L’objection reste d’actualité sous le Second Empire :

« La commune, en tant qu’agrégation restreinte, ne peut pas être la maîtresse absolue de ses volontés et de ses actes. Elle n’a en elle, prise dans sa généralité, ni les facultés, ni les talents, ni les garanties qui peuvent lui assurer l’intégrité de son autonomie. Tout le monde est d’accord sur ce point, les adversaires comme les amis de la décentralisation »3.

Or dans l’esprit des décentralisateurs de tous bords, l’étroitesse des ressources financières et humaines des communes rurales suscite une interrogation sur le caractère véritablement collectif des intérêts qu’elles réunissent. Dans le second volume de La réforme sociale en France, Frédéric Le Play s’arrête longuement sur la question. Si les agglomérations urbaines forment selon lui une véritable communauté, c’est qu’elles font naître « des exigences auxquelles les chefs de famille ne sauraient isolément pourvoir »4 : la « division du travail » y est toujours plus poussée et oblige au « rapprochement » d’une « multitude

1 Les travaux historiques consacrés aux maires confirment à la fois la pauvreté des municipalités rurales et l’illettrisme fréquent de leur personnel. Voir par exemple :

Maurice AGULHON, Louis GIRARD, Jean-Louis ROBERT et al. Les maires en France, du Consulat à nos jours. Paris : Publications de la Sorbonne, 1986. 462 p.

Jocelyne GEORGE. Histoire des maires, de 1789 à 1939. Paris : Plon, 1989. 285 p.

André CHANDERNAGOR. Les maires en France, XIXe-XXe siècle : histoire et sociologie d’une fonction. Paris : Fayard, 1993. 274 p.

2 Séance du 20 octobre 1848. Moniteur universel, 21 octobre 1848, p.2912.

3 Victor VAILLANT. La décentralisation à l’œuvre, par l’un des auteurs de : Décentralisation et régime représentatif. Metz : Rousseau-Pallez/Paris : Didier, 1863. p.20.

4 Frédéric LE PLAY. La réforme sociale en France déduite de l’observation comparée des peuples européens. Paris : E. Dentu, 1866. Tome 2, p.453.

Chloé Gaboriaux – Le paysan français, un enjeu idéologique au XIXe siècle – Thèse IEP de Paris – 2008 198 d’établissements et de professions »1 ; le raffinement des mœurs qui accompagne le progrès économique ne fait qu’accroître les « intérêts collectifs des agglomérations urbaines », qu’il s’agisse des questions d’hygiène et de salubrité publique ou des préoccupations intellectuelles et morales2. Au contraire, la faible population réunie dans les communes rurales, le

« caractère exclusivement rural » de ces dernières, leurs « habitations disséminées »3, tout l’incite à conclure « que les intérêts qui maintiennent entre les habitants des grandes villes les liens de communauté, ne se trouvent plus, depuis la destruction du régime féodal, chez les populations des campagnes »4. Face aux affaires susceptibles d’être discutées au village, le pouvoir communal lui paraît en effet soit impuissant soit illégitime. S’agit-il de l’instruction primaire ? Il y voit un « établissement essentiellement privé, qui doit être organisé selon les convenances des chefs de famille » et dont la commune ne pourrait de toute façon pas supporter les frais5. S’agit-il des intérêts de voirie ? Ils sont si étroits à la campagne qu’ils incombent la plupart du temps « aux propriétaires riverains », seuls ou presque à en avoir le bénéfice : « quant aux chemins présentant réellement le caractère d’utilité commune, nos petites circonscriptions ont rarement les ressources et le discernement nécessaires pour imprimer à ce service une bonne direction »6. Police, actes de l’état civil, assistance et bienfaisance font l’objet du même traitement. La spécificité du peuplement rural, très dispersé, et de l’économie agricole, caractérisée par des échanges sinon inexistants, du moins relativement simples et espacés dans le temps, paraît ainsi rendre impossible l’émergence de toute vie publique. Pour Le Play en effet, l’agrégation de quelques familles ne suffit pas à constituer une véritable société : les paroisses rurales, écrit-il, « ne réunissent que des intérêts privés »7.

L’affranchissement des communes rurales lui paraît dès lors non seulement impossible mais dangereux : il conduit à « provoquer chez elles une vie communale toute factice, qui est souvent oppressive ». Il s’en explique dans une note : « il est dans la nature des choses que les

1 Ibid. p.454.

2 Ibid. p.455.

3 Ibid. p.465.

4 Ibid. p.478.

5 Ibid. p.482.

6 Ibid. p.484.

7 Ibid. p.480.

Chloé Gaboriaux – Le paysan français, un enjeu idéologique au XIXe siècle – Thèse IEP de Paris – 2008 199 abus de l’autorité publique se fassent surtout sentir à ces niveaux inférieurs où l’imperfection des agents se complique des rivalités habituelles à nos petites localités »1. Le constat est alors largement partagé. Aux yeux des publicistes de la ville, le village apparaît en effet dominé par l’« esprit de coterie » et les querelles claniques. L’argument est régulièrement invoqué par les adversaires de la décentralisation : « une commune livrée à elle-même, prévient Dupont-White, c’est une coterie souveraine enfonçant toutes les épingles de sa colère dans la vie de ses ennemis, de ses voisins »2. Mais il convainc également ses partisans : « les communes, peut-on lire dans le projet de Nancy, sont généralement trop petites pour que dans chacune d’elles se trouve un nombre suffisant d’administrateurs capables et intègres, et pour qu’au-dessus des deux ou trois familles ou coteries qui les divisent s’élève une opinion publique équitable et impartiale »3 ; leur accorder la liberté, notait Victor Vaillant quelques années auparavant, c’est « déclarer à perpétuité la guerre des Capulets et des Montaigus ruraux »4.

Populations dispersées et isolées, privées de véritable sociabilité et en proie à des conflits d’intérêts d’ordre privé : la description est en tout point conforme à celle que proposent alors les républicains pour expliquer le vote rural5. Mais si elle leur permet de mieux comprendre leurs échecs électoraux, elle les confronte à une « énorme difficulté » quand il s’agit de penser la politisation des paysans. L’aveu est de Ferry. Dans sa réponse au projet de Nancy, il admet en effet que sa position théorique en faveur de la décentralisation rencontre « une difficulté pratique ». D’une part, il affirme la nécessité d’affranchir les communes au nom de la démocratie, au double point de vue social et politique :

« Rien n’est plus propre qu’une vie communale active et puissante à favoriser cette fusion des classes qui est le but de la démocratie, à rapprocher les distances, à atténuer par l’accessibilité indéfinie des fonctions locales, par l’exercice de magistratures peu compliquées, mais honorées et importantes, l’inégalité des conditions, à rendre le riche plus bienveillant et le pauvre moins amer, à faire pénétrer enfin dans les couches profondes du peuple, avec les habitudes de groupement

1 Ibid. p.490.

2 Charles DUPONT-WHITE. La liberté politique… Op. cit. p.158.

3 Un projet de décentralisation. Nancy : Vagner, 1865. 69 p.

4 Victor VAILLANT. La décentralisation à l’œuvre… Op. cit. p.19.

5 Voir chapitre III.

Chloé Gaboriaux – Le paysan français, un enjeu idéologique au XIXe siècle – Thèse IEP de Paris – 2008 200 intelligent et libre qu’engendre la vie publique, le sentiment de la réalité politique et le respect de la loi »1.

Les populations rurales ne sont pas mentionnées explicitement, mais la référence aux

« couches profondes du peuple », l’appel à susciter dans la commune « les habitudes de groupement intelligent et libre » ou même l’allusion à l’amertume du pauvre évoquent inévitablement la question paysanne telle que Ferry l’a analysée quelques années auparavant : dans La Lutte électorale en 1863, n’accusait-il pas la centralisation d’avoir confiné les communes rurales « dans la pauvreté et la dépendance »2 ? ne regrettait-il pas que le paysan,

« âpre au gain, isolé, défiant », n’ait de la légalité qu’une notion restée « à l’état sauvage »3 ? Les vertus politiques de la liberté communale semblent ainsi surtout destinées à ceux qui en

« âpre au gain, isolé, défiant », n’ait de la légalité qu’une notion restée « à l’état sauvage »3 ? Les vertus politiques de la liberté communale semblent ainsi surtout destinées à ceux qui en