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Prologue - Histoire d’un rendez-vous manqué

2) Le sens du ralliement

Tandis que les républicains français espèrent le ralliement des paysans à leur projet politique, les Britanniques les invitent ainsi au contraire à se rallier à une conception plus réaliste de leur propre nation. Pour la plupart d’entre eux, cela signifie d’ailleurs de renoncer, au moins à moyen terme, à instaurer en France un régime politique libéral, et a fortiori la République. La science politique naissante ne leur donnait en effet que peu de raisons d’espérer voir la liberté s’enraciner dans une nation agricole. John Stuart Mill était peu suivi lorsqu’il affirmait que malgré les difficultés, la « République, pour la France, était de toutes les formes de gouvernement libre la plus naturelle et la plus appropriée »4. Il l’était sans doute moins encore lorsqu’il assurait que les populations rurales offraient le contrepoids nécessaire given to extremes, has acknowledged that if movements of liberty had to wait for their accomplishment until the vast mass of a people were fully and resolutely convinced of their righteousness and their opportunity, such movements might have to wait for ever ». Ibidem.

1 « right enough in itself, but useless in practical policy ». Ibid.

2 « The people, they said, if freed from the Napoleonic incubus, if left to their own generous inspirations, are sure to support the cause of the Revolution ». Ibid.

3 « how combine high aspirations with a practical regard for the difficulties by which their embodiment is surrounded ». Ibid.

4 « a republic, for France, was the most natural and congenial of all the forms of free government ».

John Stuart MILL. Vindication of the French revolution of february 1848. Collected works. Op. cit.

Vol. XX, p.318-363.

Chloé Gaboriaux – Le paysan français, un enjeu idéologique au XIXe siècle – Thèse IEP de Paris – 2008 30 à une classe urbaine et commerciale toujours susceptible selon lui de faire le jeu du despotisme démocratique décrit par Tocqueville1. La plupart des auteurs présentaient au contraire les ruraux comme des populations vouées à « la stabilité, l’immobilité et la réaction »2 et par conséquent peu enclines à soutenir un gouvernement libéral : pour des raisons qu’ils attribuaient au climat, à la géographie, la race et les structures sociales, il y aurait toujours selon eux « plus d’inertie d’esprit, plus d’aversion au changement et plus d’incapacité au progrès social et politique dans les populations agricoles que dans les populations urbaines »3. La situation française venait d’ailleurs confirmer la théorie : depuis 1848, les paysans ne manifestaient-ils pas à chaque élection leur préférence pour un gouvernement autoritaire ?

La configuration géographique et sociale de la France conduit ainsi certains auteurs libéraux à soutenir le régime de Napoléon III, non parce qu’il leur paraît être un régime bon en soi, mais parce qu’il leur semble constituer le seul régime adapté à un pays comme la France. En 1852, Bagehot suscite ainsi l’émotion des lecteurs de l’Inquirer en publiant anonymement une série de lettres favorables au nouvel Empereur français. L’Empire lui paraît en effet convenir aux Français, que leur caractère national – le concept connaît alors un grand succès4 – rend incapables « d’intégrer un système de gouvernement parlementaire sans contrôle ou presque »5. Il ne croit pas même aux vertus de la décentralisation, dont beaucoup, en France et en Grande-Bretagne, font alors pourtant suivant Tocqueville l’« école primaire »

1 John Stuart MILL. De Tocqueville on democracy in America (II), 1840. Collected works. Op. cit.

Vol. XVIII, p.198-199.

2 « The country is always the representative of stability, immobility and reaction ». William E. H.

LECKY. History of the rise and influence of the spirit of rationalism in Europe. Londres : Longmans-Green, 1865. Vol.1, p.369.

3 « there will generally be found more inertness of mind, more aversion to change, and more incapacity for social and political progress, in agricultural than in town populations ». Thomas E.

MAY. Democracy in Europe : a history. Londres : Longmans-Green, 1877. Vol.1, p.XXXIX.

4 Voir notamment :

Philippe CLARET. La personnalité collective des nations : théories anglo-saxonnes et conceptions françaises du caractère national. Bruxelles : Emile Bruylant, 1998. 463 p.

Georgios VAROUXAKIS. Op. cit.

5 « entering on a practically uncontrolled system of parliamentary government ». Walter BAGEHOT.

Letters on the French coup d’Etat of 1851 – Letter VII : conclusion letter. The collected works… Op.

cit. Vol. 4, p.77-84.

Chloé Gaboriaux – Le paysan français, un enjeu idéologique au XIXe siècle – Thèse IEP de Paris – 2008 31 de la liberté1 : « pouvez-vous imaginer que ces petits luxes [ceux qui consistent selon lui dans la liberté de prendre localement des décisions portant sur des questions locales], à quelque degré qu’on se les permette, changent et modifient en quelque aspect essentiel la légèreté et la versatilité du caractère français ? »2 La coexistence d’une paysannerie foncièrement bornée et d’une minorité urbaine toujours prompte à l’agitation voue en effet selon lui la nation française aux sautes d’humeur, l’inclination des citadins pour la révolution et l’esprit de réaction des ruraux s’encourageant l’une l’autre et débouchant sur des crises à répétition. Et sa conviction ne varie pas. Vingt ans plus tard, il est toujours aussi persuadé que l’Empire vaut mieux pour la France que la République. Malgré tous les reproches qu’un libéral puisse lui faire, le gouvernement impérial lui semble au moins offrir au pays la stabilité, contrairement à la République qui encouragerait les extrémismes, « écoeurerait la paysannerie, alarmerait les classes moyennes et finirait par s’aliéner les ouvriers eux-mêmes »3.

D’autres, tout en condamnant le régime impérial, sont à peine plus encourageants. Ils appellent en effet à scruter le mouvement de la population en France, qui s’engage lentement vers la formation d’un peuple plus urbain et donc plus apte à liberté. En 1857, Henry Reeve note ainsi avec intérêt l’accélération de l’émigration rurale vers les villes : « la fraction de la population où réside la force essentielle du gouvernement apparaît en recul ; la fraction de la population la plus opposée à ses prétentions, la plus rétive à son autorité, la plus difficile à diriger dans un moment de fièvre, est en constante augmentation »4. En 1869, Karl Blind se félicite de voir la tendance s’accroître sous le gouvernement même de celui qui se voulait

« l’Empereur des paysans » : « sous son gouvernement se sont produites une augmentation de

1 Alexis de TOCQUEVILLE. De la démocratie en Amérique I. Œuvres. Paris : Gallimard, 1992.

Tome 2, p.65. (Bibliothèque de la Pléiade)

2 « can you fancy that these little luxuries, to whatever degree indulged in, alter and modify in any essential particular, the levity and volatility of the French character ». Letters on the French coup d’Etat of 1851 – Letter VII : conclusion letter. The collected works… Op. cit. Vol. 4, p.77-84.

3 « would disgust the peasantry, alarm the middle classes, and yet alienate the operatives themselves ».

Walter BAGEHOT. The Liberals and the Emperor (may 21, 1870). The collected works… Op. cit.

Vol. 4, p.147-150.

4 « The class of the population, in which the main strength of the Government lies, appears to be decreasing ; the class of the population most adverse to its pretensions, most impatient of authority, most difficult to govern in an hour of excitement, is constantly augmented ». Henry REEVE (attribué à). The last census of France. Edinburgh Review, avril 1857, vol. 105, p.342-359.

Chloé Gaboriaux – Le paysan français, un enjeu idéologique au XIXe siècle – Thèse IEP de Paris – 2008 32 la population urbaine et une réduction de la population rurale »1. Leurs espoirs sont pourtant dérisoires. A ne considérer que la démographie, l’avantage reste en effet alors à l’Empereur : la population rurale représente encore 70% de la population totale à la fin du Second Empire.

La proportion population rurale/population urbaine n’était d’ailleurs pas alors sur le point de s’inverser : il faut attendre 1931 pour que les citadins soient plus nombreux que les ruraux en France2.

L’idée que la République ne saurait survivre dans un pays agricole est ainsi partagée par les auteurs les plus progressistes. Quand Karl Blind, on l’a vu, conseille à ses « amis républicains de France » de renoncer au moins temporairement au suffrage universel3, Helen Taylor, dont la mère, Harriet Taylor, était l’épouse de John Stuart Mill, soutient en 1871 le séparatisme des communards au nom du réalisme : dans un Etat fédéral où les régions auraient des régimes politiques différents, adaptés aux tendances exprimées par le suffrage universel, la République aurait toutes ses chances dans les villes, l’Empire ou telle ou telle monarchie dans les campagnes. On mettrait ainsi fin selon elle à l’instabilité politique d’un pays que « l’incompatibilité entre les villes et les campagnes, et surtout entre Paris et les provinces » soumet à une oscillation permanente « entre les expériences de révolution les plus sauvages et la soumission apathique à l’autorité despotique »4. Une telle solution, reconnaît-elle, a certes peu de chance d’être adoptée compte tenu de la « passion pour l’unité » dont témoignent les Français : c’est là la « grande infortune de la France », note-t-elle avant de conclure sur l’avantage qu’il y aurait pour la nation française à prendre le chemin inverse5.

1 « Under his Government an increase of the towns’ population, a decrease of the agricultural population has taken place ». Karl BLIND. The Condition of France. The Fortnightly Review, 1er décembre 1869, vol. VI (nouvelle série), p.651-664. C’est l’auteur qui souligne.

2 Annie MOULIN. Les paysans dans la société française de la Révolution à nos jours. Paris : Seuil, 1988. p.82 et 180.

3 Karl BLIND. The French Republic and the suffrage question. Op. cit.

4 « The obvious cause of the political restlessness of France […] is the incompatibility between town and country, and pre-eminently between Paris and the provinces. This is the reason why France oscillates between the wildest experiments of revolution and apathetic submission to despotic authority ». Helen TAYLOR. Paris and France. The Fortnightly Review, 1er avril 1871, vol. 9 (nouvelle série), p.451-458.

5 « The great misfortune of France […] has been the passion for unity ». Ibid.

Chloé Gaboriaux – Le paysan français, un enjeu idéologique au XIXe siècle – Thèse IEP de Paris – 2008 33 L’enracinement de la République dans les campagnes, dans les années 1870, constitue à cet égard un événement paradoxal, qui semble contredire les présupposés jusqu’ici convoqués dans l’interprétation britannique du cas français. Faut-il dès lors admettre que le monde rural était plus sujet au changement que ne le pensaient les observateurs d’outre-Manche ? Peu d’entre eux abandonnent pourtant la grille de lecture qu’ils avaient jusqu’ici adoptée. Ils y voient plutôt une confirmation du bien-fondé de leur pragmatisme : si la rencontre entre les paysans et les républicains a finalement eu lieu, ce ne peut être qu’en raison de l’infléchissement que ces derniers ont fait subir à leurs conceptions et à leurs pratiques politiques pour s’adapter aux besoins et aspirations des premiers. Le très radical Frederic Harrison, fervent soutien de la cause républicaine en France, ne dit pas autre chose. Certes le ralliement des paysans à la République constitue selon lui « le changement le plus extraordinaire », le « fait politique le plus profond » du moment1. Mais il ne s’est pas produit dans le monde rural :

« Le paysan n’a pas changé ses principes ni ses aspirations. Il est toujours un parfait conservateur, aspirant toujours au travail et à la tranquillité, et restant toujours l’ennemi juré de tous ceux qui troublent l’ordre établi par le gouvernement, quel qu’en soit le parti ou l’objectif »2.

Pour Harrison, le changement est en effet à chercher du côté des républicains : sous l’impulsion de Gambetta, dont il fait longuement l’éloge, ils sont devenus conservateurs, modérés, partisans de l’ordre et respectueux de la propriété. C’est ainsi qu’ils ont pu selon lui conquérir les suffrages paysans : « le paysan rusé, têtu, méfiant et égocentrique est aujourd’hui tel qu’il a toujours été, et il vote pour ce qui lui est apparu dans son esprit lent et sûr comme étant la voie de l’ordre pacifique, de la loi et de la prospérité »3. Au lecteur qui chercherait encore à voir dans l’inflexion du vote rural le signe d’une transformation des mentalités paysannes ou d’un changement dans le rapport du monde rural à la politique, Harrison oppose un démenti catégorique : « il y a désormais quelque six ou sept millions de

1 « the most extraordinary change », « the deepest political fact of our time ». Frederic HARRISON.

France. The Fortnightly Review, 1er juin 1874, vol. XV (janvier-juin 1874), p.841-856.

2 « The peasant has not changed his principles or his aims. He is still an arrant conservative, still bent on industrial repose, still the sworn foe of all disturbers of Government, from whatever side and with whatever end ». Ibid.

3 « The canny, stubborn, suspicious, self-regarding peasant is the same man now that he always was, and he is voting for that which in his slow, sure way he has found out to be the path of peace order, law and prosperity ». Ibid.

Chloé Gaboriaux – Le paysan français, un enjeu idéologique au XIXe siècle – Thèse IEP de Paris – 2008 34 républicains, non pas des républicains par théorie ou conviction, ni même par goût, non pas des démocrates, ni même des réformistes, mais simplement des républicains dans le sens où ils s’opposent à une révolution monarchique pour fonder un système respectueux de la loi et de la paix civile »1.

L’interprétation est étonnante, surtout sous la plume d’un homme qui dit partager les conceptions républicaines : comment peut-on féliciter les républicains d’avoir simplement remplacé un régime par un autre s’il est vrai que le républicanisme de l’électeur rural, fidèle à lui-même, ne se lit que dans les dépouillements des scrutins ? comment se contenter de voir les candidats républicains gagner les suffrages des paysans s’il est vrai que ces derniers réagissent comme au temps du bonapartisme ? Elle est également loin des réalités décrites par les historiens, qui soulignent au contraire les transformations profondes qui se produisent à l’époque dans les campagnes françaises. Elle offre cependant un éclairage nouveau au chercheur accoutumé à penser l’avènement de la République comme le fruit d’un processus affectant essentiellement le monde rural : elle l’invite en effet à concevoir un « ralliement » qui ne se produirait pas seulement des paysans à la République mais aussi des républicains à la paysannerie.

B - Les tâtonnements de la République