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La paysannerie dans la nation

Prologue - Histoire d’un rendez-vous manqué

1) La paysannerie dans la nation

La critique britannique de l’abstraction française est bien connue : depuis les Reflections on the revolution in France d’Edmund Burke1, elle constitue un lieu commun de la littérature anglo-saxonne consacrée à la France. Elle a d’abord été adressée aux déclarations des droits de l’homme2 et nourri depuis la réflexion de Joseph de Maistre3 comme de Karl Marx4 ou Hannah Arendt5. Ranimée outre-Manche par la Révolution de février6, elle nous intéresse ici dans la mesure où elle permet de mettre en perspective les interprétations de la situation politique française de 1848 à 1880. Elle est en effet sous-tendue par un mode de pensée qui, des conservateurs aux radicaux, voit dans la prise en compte des conditions sociales une étape indispensable de la réflexion et de l’action politique. Ce qui prime dans

1 Edmund BURKE. Reflections on the revolution in France and on the proceedings in certain societies in London, relative to that event. Londres : J. Dodsley, 1790. 356 p.

2 Voir notamment : Bertrand BINOCHE, Jean-Pierre CLERO. Bentham contre les droits de l’homme.

Paris : PUF, 2007. VIII-274 p.

3 Joseph de MAISTRE. Considérations sur la France : essai sur le principe générateur des constitutions politiques. Bruxelles : Complexe, 1988. XVIII-277 p. (Première édition : 1797)

4 Karl MARX. La question juive. Paris : Union Générale d’Editions, 1968. 183 p. (Première édition : 1843)

5 Hannah ARENDT. L’impérialisme. Paris : Seuil, 2006. 378 p. (Première édition : The origins of totalitarianism : 2. Imperialism, 1951)

6 La révolution de 1848 y a plus souvent suscité l’hostilité que la sympathie, rappelle Elie Halévy. Elie HALEVY. English public opinion and the French revolutions of the nineteenth century. In COVILLE, Alfred, TEMPERLEY, Harold dir. Studies in Anglo-French history during the 18th, 19th and 20th centuries. Cambridge : Cambridge University Press, 1935. p.51-60.

Comme l’écrit Georgios Varouxakis, la francophilie de John Stuart Mill ou de Matthew Arnold reste en effet l’exception dans la Grande-Bretagne de la seconde moitié du XIXe siècle, dont les sympathies vont alors plutôt à l’Allemagne. Georgios VAROUXAKIS. Victorian political thought on France and the French. Palgrave : Basingstoke, 2002. p.4.

Chloé Gaboriaux – Le paysan français, un enjeu idéologique au XIXe siècle – Thèse IEP de Paris – 2008 25 l’approche britannique, c’est un intérêt constant pour la « condition du peuple »1, qui doit éclairer la politique française selon l’un des journalistes de The Economist2 ou permettre selon John Stuart Mill d’établir les chances du gouvernement représentatif en France et ailleurs3. Les structures encore très agraires de la France de la seconde moitié du XIXe siècle sont ainsi largement convoquées dès lors qu’il s’agit de commenter et d’interpréter le destin politique de la France.

Or la démarche conduit la plupart des publicistes d’outre-Manche à adopter un point de vue radicalement différent de celui qui s’impose à la lecture des travaux consacrés ces dernières années à l’histoire de la République ou de la paysannerie. Quand ces derniers soulignent la précocité de l’introduction du suffrage universel masculin en France, ils insistent certes sur l’état des campagnes françaises, soudain propulsées sur la scène politique. Mais c’est le plus souvent pour rappeler la relative impréparation des paysans français à leur nouveau rôle ou pour mettre en évidence un moment clé de l’accès des paysans à la vie politique moderne, qu’il s’agit de discuter : l’année 1848 constitue-t-elle une date fondamentale4 ou faut-il chercher plus tôt5 ou plus tard6 le point de départ de la politisation de la paysannerie française ? C’est donc du côté des paysans qu’est généralement situé l’apprentissage, qu’on définit comme la prise en compte progressive des enjeux politiques

1 « condition of people » : les traductions des passages cités sont de moi.

2 The Government and condition of France. The Economist, 11 novembre 1848, année 1848, p.1269-70.

3 Le chapitre IV de ses Considerations on representative government est ainsi intitulé « Under what social conditions representative government is inapplicable ». John Stuart MILL. Collected works.

Toronto : University of Toronto Press, 1988/Londres : Routledge, 1988. Vol. XIX, p.413-421.

4 Maurice AGULHON. La République au village : les populations du Var, de la Révolution à la Seconde République. Paris : Seuil, 1979. 553 p. (Première édition : 1970)

5 Voir par exemple :

Melvin EDELSTEIN. L’apprentissage de la citoyenneté : participation électorale des campagnards et citadins (1789-1793). In VOVELLE, Michel dir. L’image de la Révolution française : communications présentées lors du Congrès mondial pour le Bicentenaire de la Révolution. Paris : Pergamon, 1990. Tome 1, p.15-25 ;

Christine GUIONNET. L’apprentissage de la politique moderne : les élections municipales sous la Monarchie de Juillet. Paris : L’Harmattan, 1997. IV-328 p.

6 Eugen WEBER. La fin des terroirs : la modernisation de la France rurale : 1870-1914. Paris : Fayard, 1983. 839 p. (Première édition : Peasants into Frenchmen : the modernization of rural France, 1870-1914, 1976)

Chloé Gaboriaux – Le paysan français, un enjeu idéologique au XIXe siècle – Thèse IEP de Paris – 2008 26 nationaux par les électeurs dans la détermination de leurs attitudes et choix politiques1. L’accent est ainsi placé sur l’inachèvement de l’intégration nationale à l’heure des premières élections et sur le mouvement qui conduit peu à peu les populations à réagir en fonction de la vie politique nationale.

Ce qui frappe au contraire dans la position des publicistes britanniques, c’est qu’elle renverse la perspective. Ils sont en effet très nombreux à situer l’apprentissage non pas du côté des paysans mais du côté des hommes politiques français, et en particulier des républicains : le suffrage universel masculin instauré en 1848 est ainsi surtout présenté comme l’occasion pour les gouvernants français de rompre avec l’abstraction de leurs théories pour prendre enfin conscience de la réalité de la nation française. Les rédacteurs de la très libérale Edinburgh Review le soulignent à de nombreuses reprises. Pour Henry Woodham, qui écrit également et plus souvent pour le Times2, l’élection d’une majorité conservatrice à l’Assemblée constituante en avril 1848 et la répression des journées de juin révèlent l’erreur des républicains : « la définition républicaine du terme ‘peuple’ était totalement fausse », affirme-t-il dans un article publié en juillet 18483. Pour l’économiste Herman Merivale, la distance entre le peuple réel et le peuple imaginé par les républicains s’est creusée sous la Monarchie de Juillet, dont les gouvernants ont repoussé l’élargissement du suffrage comme une mesure prématurée sans pour autant chercher à préparer le peuple à l’exercice de ses droits : en le réduisant au silence, ils auraient favorisé indirectement chez les républicains de tous bords la déification d’un peuple auquel les théories politiques ne pouvaient être confrontées. L’instauration du suffrage universel masculin a selon lui permis cette confrontation, mais avec quelle violence :

1 Pour un rappel synthétique des enjeux liés à cette définition, voir Gilles PECOUT. Art. cit.

2 Les articles de nombreuses revues, notamment l’Edinburgh Review, la Quarterly Review et la Westminster Review, sont à l’époque anonymes. Les contributeurs cités ici ont été identifiés à l’aide des ouvrages suivants :

Walter E. HOUGHTON dir. Wellesley index to Victorian periodicals : 1824-1900. Londres : Routledge and Kegan Paul/Toronto : University of Toronto Press, 1966-1979. 3 vol.

Joanne SHATTOCK dir. The Cambridge bibliography of English literature. Tome 4 : 1800-1900.

Cambridge : Cambridge University Press, 1999. 1536 p.

3 « The republican definition of the term ‘people’ was totally wrong ». Henry WOODHAM (attribué à). The French Republic. The Edinburgh Review, juillet 1848, vol. 88, p.225-236.

Chloé Gaboriaux – Le paysan français, un enjeu idéologique au XIXe siècle – Thèse IEP de Paris – 2008 27

« Telle était l’anarchie stupéfiante qui prévalait tant dans les idées des hommes d’Etat que dans les détails du gouvernement, telle était l’atmosphère de fiction et d’irréalité qui cachait aux yeux des classes gouvernantes l’aspect réel des choses, quand le Demos lui-même – qu’on invoquait, qu’on flattait, auquel on faisait appel depuis si longtemps – intervint finalement en personne : non pas comme la créature abstraite omnisciente et omnipotente à qui chaque théoricien attribuait ses propres idées, non pas incarné par les républicains rouges des rues entraînés par l’agitation des clubs, paradant dans les villes ou dansant autour des arbres de la liberté, mais sous la forme de six millions d’électeurs paysans, qui ne représentaient pas mais étaient effectivement le corps d’une grande nation agricole, écartant dédaigneusement les théories diverses qu’on leur ordonnait d’accepter sous des noms qui n’étaient populaires que pour une classe et qui leur étaient inconnus, et n’exigeant qu’un gouvernement simple et fort, le gouvernement d’un Bonaparte »1.

Le commentaire, si l’on en excepte sa tonalité épique, est représentatif du point de vue adopté par la plupart des publicistes britanniques. Le souci de placer la « condition du peuple » au centre de l’analyse les conduit en effet non pas à mesurer la distance qui sépare l’électorat paysan de la vie politique moderne mais à critiquer l’écart qu’ils constatent entre le peuple réel et la conception que les républicains s’en font. Il n’est en outre pas question pour eux de s’interroger sur le rapport que la paysannerie entretient avec la nation, ou, pour reprendre un terme fréquent de l’historiographie rurale, avec la « société englobante »2 : sa prépondérance numérique en fait à leurs yeux le cœur de la nation, sans que les problèmes liés à l’intégration nationale ou au sentiment d’appartenance ne soient évoqués. Pour nombre d’entre eux comme pour Merivale, les paysans « ne représent[ent] pas mais [sont] effectivement le corps d’une grande nation agricole ». La question de la validité du vote n’est enfin pas posée. La grande majorité des auteurs déplorent certes la prise de pouvoir de

1 « Such was the bewildering anarchy which prevailed no less in the ideas of statesmen than in the details of government – such the atmosphere of fiction and unreality which veiled from the eyes of the governing classes the real aspect of things, when the Demos himself – so long invoked, flattered, and appealed to – at last intervened in his proper person : not as the abstract creature of universal intelligence and power to which each reasoner attributed his own ideas ; nor as the Red Republican of the streets, drilled by club agitation, parading the cities in procession, or dancing round trees of liberty ; but in the form of six millions of peasant electors, not representing but actually being the bulk of a great agricultural nation, putting by with utter disregard the various theories which were prescribed for their acceptance under names of an exclusive and class popularity unknown to them, and demanding merely a simple and strong government, and that government under a Buonaparte ».

Herman MERIVALE (attribué à). Mallet du Plan. The Edinburgh Review, april 1852, vol. 95, p.481-517.

2 L’expression est reprise de l’ouvrage fondateur de Henri Mendras, La fin des paysans : Henri MENDRAS. La fin des paysans : innovations et changement dans l’agriculture française. Paris : SEDEIS, 1967. 361 p.

Chloé Gaboriaux – Le paysan français, un enjeu idéologique au XIXe siècle – Thèse IEP de Paris – 2008 28 Louis-Napoléon Bonaparte, mais ils n’émettent pas le moindre doute quant à la sincérité du bonapartisme des paysans, qu’ils identifient naturellement au peuple français : le régime impérial apparaît ainsi sous la plume de Walter Bagehot comme « approprié aux habitudes et agréable aux sentiments d’une vaste majorité » de Français1 ; il s’est maintenu selon Henry Reeve parce que « c’était le plaisir de la démocratie française d’être gouvernée de façon absolue »2.

Quand l’attention portée par les chercheurs aux mutations à l’œuvre dans le monde rural suggère l’existence d’une paysannerie encore peu intégrée et lentement ralliée aux entités invariantes que paraissent dès lors constituer la vie politique moderne ou la République, les revues anglaises avancent au contraire que les paysans sont la nation et présentent des caractères stables dont les hommes politiques, et en particulier les républicains, doivent tenir compte dans la formulation de leurs conceptions et/ou dans la détermination de leur action politique. Parce que la stabilité n’interdit pas le changement et que la prise en compte des conditions sociales n’implique pas nécessairement le souci de les préserver telles quelles, la critique n’est pas l’apanage des conservateurs. Karl Blind, quarante-huitard allemand réfugié en Angleterre depuis 1852, la reprend par exemple à son compte. Il ne s’agit pas pour lui de désespérer de la classe des paysans : elle n’est selon lui que « momentanément inerte »3. Il ne s’agit pas non plus pour lui de condamner l’idéal républicain d’un peuple de citoyens au motif que ce dernier serait introuvable dans la France de l’époque. Au contraire,

« Les nouvelles formes de gouvernement, note-t-il en 1871, incarnant les idées avant-gardistes de la liberté du peuple, sont rarement, voire jamais, fondées sur une majorité évidente et sans ambiguïté. Un historien anglais de l’école Whig, par conséquent peu favorable aux extrêmes, a reconnu que si les mouvements pour la liberté devaient attendre pour s’accomplir que la grande masse du peuple soit pleinement et résolument convaincue de leur justesse et de leur opportunité, ces mouvements pourraient avoir à attendre à jamais »4.

1 « a regime suited to the habits and agreeable to the feelings of a vast majority among them ». Walter BAGEHOT. France or England ? (september 5, 1863). The collected works of Walter Bagehot.

Londres : The Economist, 1968. Vol. 4, p.89-94.

2 « It was the pleasure of the French democracy to be governed absolutely ». Henry REEVE. France.

The Edinburgh Review, janvier 1871, vol. CXXXIII, p.1-32.

3 « momentarily inert class ». Karl BLIND. The French Republic and the suffrage question. The Fortnightly Review, juillet-décembre 1871, vol.10 (nouvelle série), p.28-34.

4 « New forms of government, embodying ideas of advanced popular freedom, are rarely, if ever, founded by a clear, unmistakable majority. An English historian of the Whig school, consequently not

Chloé Gaboriaux – Le paysan français, un enjeu idéologique au XIXe siècle – Thèse IEP de Paris – 2008 29 Ce ne sont pas en effet les principes qui posent problème à ses yeux, mais l’incapacité des républicains à penser leur application concrète, dans le temps et dans l’espace. Il dénonce ainsi avec véhémence l’irréalisme qui les conduit à vouloir maintenir le suffrage universel au lendemain de la chute de Napoléon III : l’association nécessaire du suffrage universel et de la République lui paraît « assez juste en soi mais nulle du point de vue de la politique pratique »1. Les républicains ont selon lui le tort de croire que « le peuple, comme ils disent, une fois libéré de l’incube napoléonien, une fois laissé à ses propres inspirations généreuses, appuiera assurément la cause de la Révolution »2. Il les appelle au contraire à reconnaître les véritables « instincts » du peuple rural et prône un aménagement du suffrage, faute de quoi, conclut-il, les républicains risquent d’être renvoyés à nouveau dans l’opposition, où ils auront le temps d’apprendre « comment combiner les aspirations élevées avec la considération pratique des difficultés dont leur réalisation est cernée »3.