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I - Un modèle paysan

1) La part du mythe

Dans un siècle qui voit l’urbanisation et l’industrialisation s’accentuer, engendrant une classe ouvrière misérable, la prolifération des symboles agraires semble devoir être interprétée comme la réaction angoissée d’une nation en proie à des bouleversements économiques et sociaux, que leur nouveauté incite d’ailleurs à surestimer2. Le caractère stéréotypé de ces symboles trouve là son explication : il s’agit moins de rendre compte de la réalité des campagnes françaises que d’exprimer la nostalgie d’un temps révolu. De nombreux chercheurs ont ainsi recours au concept de « mythe » pour décrire des représentations de la paysannerie coupées des réalités du monde rural et fondées sur une quête des origines à laquelle l’histoire ne suffit plus3. La Seconde République n’échappe pas à la règle :

1 Serge BERSTEIN. Histoire du Parti radical. Paris : FNSP, 1980-1982. 2 vol.

Serge BERSTEIN, Odile RUDELLE dir. Le modèle républicain. Paris : PUF, 1992. 431 p.

2 Robert Castel rappelle ainsi que « le phénomène n’a pas le caractère massif que [les] descriptions et [les] craintes lui prêtent » : « dans la première moitié du XIXe siècle, le timide décollage de la grande industrie n’a pas encore supplanté les deux formes antérieures d’organisation du travail, l’artisanat rural et l’organisation urbaine du travail en petits ateliers. Evaluons à 1 200 000 le nombre des

‘ouvriers industriels’ à plein temps, dont la moitié environ travaillent dans les grandes concentrations industrielles qui ont alimenté les descriptions du paupérisme ». Robert CASTEL. Les métamorphoses de la question sociale : une chronique du salariat. Paris : Fayard, 1995. p.225-226.

3 C’est au plan du mythe que Gérard de Puymège situe son étude : « renvoyant à un mythe puissant et exprimant des pulsions violentes, le chauvinisme ne se présente pas comme l’expression pure et simple d’une réalité, ni comme une idéologie dont il n’a ni la cohérence, ni l’articulation théorique, ni la prétention explicative et scientifique ». Gérard de PUYMEGE. Op. cit. p.275.

Voir aussi :

Chloé Gaboriaux – Le paysan français, un enjeu idéologique au XIXe siècle – Thèse IEP de Paris – 2008 49 l’exaltation d’une agriculture idéalisée renvoie moins au peuple des campagnes de 1848 qu’aux fêtes de la Grande Révolution et à travers elles au mythe d’une Rome à la fois agricole et républicaine. Rémusat ne s’y est pas trompé, qui note non sans ironie à propos d’une cérémonie prévue le 14 mai 1848 au Champ de Mars :

« En sa qualité d’ami des arts, Ledru-Rollin se croyait obligé de garder la tradition du style donné par David aux fêtes de la Convention. Il avait approuvé un programme qui ressemblait à une idylle et se ressentait de l’influence de l’auteur de La Mare au Diable. Il devait y avoir un char de l’agriculture traîné par des bœufs aux cornes dorées, et comme on avait l’esprit plein du souvenir des journées où

Les fleurs pleuvaient, et des vierges pudiques Mêlaient leurs chants à l’hymne des combats,

cinquante jeunes filles en blanc et couronnées de chêne devaient suivre le cortège »1.

Rémusat voit ainsi dans la tonalité champêtre donnée au défilé une référence littéraire et picturale, qui fait de Ledru-Rollin « un ami des arts » (et non, comme on pourrait le croire, un ami du peuple), soucieux de maintenir la « tradition » et le « souvenir » de la Convention.

On comprend dès lors que les symboles agraires puissent faire bon ménage avec l’attention particulière apportée par les républicains à la question ouvrière : ils ne signalent pas la préférence du Gouvernement provisoire pour la majorité rurale mais figurent un peuple mythique dans lequel tous les groupes sociaux peuvent se reconnaître – les citadins ne sont-ils pas d’ailleurs aux trois quarts, comme le fait remarquer Ronald Hubscher, « fils ou petits-fils de paysans »2 ? La formulation la plus claire de ce glissement métonymique se trouve sans doute dans Le Peuple de Michelet, paru quelques années avant la Révolution de février.

Raoul GIRARDET. Mythes et mythologies politiques. Paris : Seuil, 1986. 210 p.

Ronald HUBSCHER. La France paysanne : réalités et mythologies. In LEQUIN, Yves dir. Histoire des Français : XIXe-XXe siècles. Paris : Armand Colin, 1983. Tome 2, p.9-151.

Claude SERVOLIN. Une société en quête de son mythe fondateur : le producteur libre. In EIZNER, Nicole, JOLLIVET, Marcel dir. L’Europe et ses campagnes. Paris : FNSP, 1996. p.153-158.

Theodore ZELDIN. Le mythe de la démocratie paysanne. Histoire des passions françaises : 1848-1945. Paris : Seuil, 1980. Tome 1, p.161-205. (Première édition : 1973)

1 Charles de REMUSAT. Mémoires de ma vie. Paris : Plon, 1962. Tome 4, p.299. La citation est tirée d’un chant de Béranger, « La Déesse », écrit en hommage à une jeune fille qui représentait la liberté dans une des fêtes de la Révolution : Pierre-Jean BERANGER. La Déesse. Chansons de Pierre-Jean Béranger, précédées d’une notice sur l’auteur et d’un essai sur ses poésies, par M. P.-F. Tissot. Paris : Perrotin, 1829. p.71-72.

2 Ronald HUBSCHER. La France paysanne : réalités et mythologies. Art. cit. p.121.

Chloé Gaboriaux – Le paysan français, un enjeu idéologique au XIXe siècle – Thèse IEP de Paris – 2008 50 Michelet y envisage successivement les différentes catégories sociales qui composent le peuple français et affirme la supériorité des paysans : « le paysan n’est pas seulement la partie la plus nombreuse de la nation, c’est la plus forte, la plus saine, et, en balançant bien le physique et le moral, au total la meilleure »1. Mais c’est moins pour distinguer ce groupe social que pour en extraire un principe d’unité qui transcendera les divisions sociales.

Michelet y cherche en effet le « génie » du peuple français que la nation doit retrouver pour accomplir sa régénération. On peut donc dire, avec Paul Viallaneix, que « le peuple de Michelet est moins une classe qu’une communauté dont la plèbe offre seulement le modèle »2. Mais il faut d’emblée ajouter que la paysannerie ne constitue la « meilleure » partie de la nation qu’une fois idéalisée – « le peuple, en sa plus haute idée, se trouve difficilement dans le peuple »3 nous dit Michelet qui, pour en saisir « l’instinct vivant », a dû se tourner vers le « peuple des enfants et des simples »4 – et c’est idéalisée qu’elle constitue

« la source de vie où les classes cultivées doivent chercher aujourd’hui leur rajeunissement », elles qui, « nées d’hier, usées déjà, […] ont besoin de se rapprocher du peuple d’où elles sont sorties »5. Le Peuple opère ainsi la transfiguration de la paysannerie réelle, fraction d’un peuple conçu comme la somme des divers groupes sociaux qui le composent, en une paysannerie mythique, origine et incarnation d’un Peuple qui n’est plus qu’unité.

Parce qu’elle relève du mythe et non d’une définition proprement sociologique, l’identification du peuple à sa part rurale échappe au conflit politique. Comme l’écrit très justement Alain Pessin, « le peuple » (il faudrait ajouter : comme mythe) « n’est pas l’un des lieux stratégiques de la pensée politique dans lesquels les différences se creusent et les orientations se décident »6. Au contraire, réduire le peuple à sa fraction ouvrière, comme le font les ultra-révolutionnaires de 1848, c’est prendre le parti d’un groupe social bien défini dans un geste qui n’a plus rien de mythique. En étudiant un large corpus de documents parus entre février et juin 1848, Maurice Tournier a ainsi montré que l’assignation d’un contenu

1 Jules MICHELET. Le Peuple. Paris : Flammarion, 1974. p.89. (Première édition : 1846)

2 Paul VIALLANEIX. La voie royale : essai sur l’idée de peuple dans l’œuvre de Michelet. Paris : Delagrave, 1959. p.306.

3 Jules MICHELET. Op. cit. p.186.

4 Ibidem. p.192.

5 Ibid.

6 Alain PESSIN. Le mythe du peuple et la société française au XIXe siècle. Paris : PUF, 1992. p.10.

Chloé Gaboriaux – Le paysan français, un enjeu idéologique au XIXe siècle – Thèse IEP de Paris – 2008 51 sociologique au terme « peuple » constituait un enjeu majeur dans la lutte politique engagée entre républicains modérés et avancés : « pour Lamartine, écrit-il, il sert à universaliser l’entité nationale et dédouane la bourgeoisie en la mêlant à la masse ouvrière ; pour Blanqui, Barbès et les montagnards, il sert à universaliser la classe ouvrière tout en la séparant radicalement de la bourgeoisie »1. La question des rapports entre le peuple-classe (plebs) et le peuple-nation (populus) n’est alors pas nouvelle : elle est depuis 1789 au cœur des discussions relatives à la définition du peuple2. Mais elle prend en 1848 un tour plus aigu en raison de l’importance donnée à la question ouvrière : les revendications sociales viennent en effet mettre à l’épreuve une conception de la citoyenneté restée jusqu’ici très abstraite.

C’est sans doute pourquoi l’histoire de la pensée politique s’est montrée plus attentive au défi que représentait la séparation ouvrière pour les doctrines libérales et républicaines, délaissant bien souvent l’étude des représentations de la France rurale, que leur dimension mythique semblait exclure du débat politique3. Elles n’y sont pourtant pas absentes, ce qui tend à prouver que le concept de mythe ne permet pas de rendre compte de la diversité des références à la paysannerie. Car la figure du paysan est en fait souvent porteuse d’un projet politique et social dont on revendique la pertinence sociologique et l’efficacité pragmatique.

Les auteurs qui se sont intéressés au mythe paysan sont ainsi parfois conduits à abandonner le terme au profit de celui de « modèle », plus propre à décrire des représentations explicitement orientées vers l’action politique : Ronald Hubscher intègre un chapitre sur les « modèle et anti-modèle paysans » à son étude intitulée « la France paysanne : réalités et mythologies »4 ;

« modèle » remplace « mythe » sous la plume de Claude Servolin lorsqu’il s’agit de souligner

1 Maurice TOURNIER. Le mot « Peuple » en 1848 : désignant social ou instrument politique ? Romantisme : revue du XIXe siècle, 1975, n°9, p.6-20.

2 Jacques JULLIARD. Le Peuple. In NORA, Pierre dir. Les lieux de mémoire. Paris : Gallimard, 1997.

Tome 2, p.2359-2393. (Première édition : 1992)

3 Voir par exemple :

Marc LAZAR. La République à l’épreuve du social. In SADOUN, Marc. La démocratie en France.

Paris : Gallimard, 2000. Tome 2, p.309-406.

Jacques RANCIERE. La représentation de l’ouvrier ou la classe impossible. In LACOUE-LABARTHE, Philippe, NANCY, Jean-Luc. Le retrait du politique. Paris : Galilée, 1983.

207 p.

Pierre ROSANVALLON. Le peuple introuvable : histoire de la représentation démocratique en France. Paris : Gallimard, 2002. 491 p. (Folio. Histoire ; 118)

4 Ronald HUBSCHER. La France paysanne : réalités et mythologies. Art. cit. p.121.

Chloé Gaboriaux – Le paysan français, un enjeu idéologique au XIXe siècle – Thèse IEP de Paris – 2008 52

« la place centrale que la figure du producteur agricole individuel libre a tenu et tient dans notre système de valeurs sociales, dans la conception que nous nous faisons de ce qu’est, de ce que devrait être la bonne manière de vivre en société »1.