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La représentation en débat

II - L’épreuve du vote rural

1) La représentation en débat

Premiers clivages : les républicains face aux émeutes paysannes contre les 45 centimes

Un modèle, deux versions

Deux mois après les élections d’avril 1848, les émeutes paysannes contre les 45 centimes divisent les républicains et révèlent des lignes de fracture que l’éloge unanime du petit paysan propriétaire avait jusqu’ici occultées. Comme François-Joseph Ducoux, cité au chapitre précédent, tous sont alors persuadés que pour « rendre la République impérissable », il faut « aider le peuple des campagnes », que la Grande Révolution a émancipé en lui donnant accès à la propriété1. Or depuis le mois de mars, le mécontentement grandit dans les campagnes : pour combler le déficit public, le Gouvernement provisoire a en effet décrété le 16 mars 1848 une augmentation des impôts directs de 45 centimes par franc d’imposition, approuvée fin mai par l’Assemblée constituante et qui pèse avant tout sur la propriété foncière. Les troubles se font plus graves à partir du mois de juin, et embarrassent les républicains, à qui ils rappellent les révoltes paysannes contre les charges d’Ancien Régime.

Le 17 juin, quelques représentants, parmi lesquels le socialiste Pierre Leroux mais aussi un conservateur comme François Dabeaux, interpellent le gouvernement à ce sujet. Faut-il maintenir une mesure qui a sauvé le régime de la banqueroute et qui vient d’être consacrée par l’Assemblée ? Ou doit-on au contraire reconnaître qu’il s’agit d’une « mauvaise loi »2, qui risque de rendre la République impopulaire dans les campagnes ?

Les uns affirment l’urgence et la nécessité des 45 centimes et rappellent que les plus pauvres en sont exonérés. La mesure a ainsi l’avantage de répondre aux besoins du pays, qui subit alors les conséquences d’une crise financière sans précédent, tout en témoignant d’une

1 Séance du 16 juin 1848. Moniteur universel, 17 juin 1848, p.1402.

2 Le mot est de Pierre Leroux. Séance du 17 juin 1848. Moniteur universel, 18 juin 1848, p.1414.

Chloé Gaboriaux – Le paysan français, un enjeu idéologique au XIXe siècle – Thèse IEP de Paris – 2008 92 certaine justice sociale. C’est en tout cas l’argument du ministre des finances, Charles Duclerc1, d’ailleurs repris ensuite par les promoteurs des 45 centimes quand ils chercheront à défendre leur œuvre face aux attaques conjuguées de l’extrême-gauche et de la droite :

« l’impôt de 160 millions par les 45 centimes, note ainsi Lamartine en 1849, fut à la fois la nécessité, la prudence, la paix et le salut de la République »2. Pour ces républicains modérés en effet, il n’est pas d’autre mesure possible. S’ils désirent sincèrement résoudre les difficultés des classes populaires, ils ne songent pas un seul instant à bouleverser en profondeur les fondements de l’ordre social. Dans cette perspective, l’alourdissement du système fiscal existant était non seulement la seule mesure envisageable mais aussi la plus efficace : comme l’écrit Robert Schnerb, les 45 centimes ont en effet « contribué puissamment à sauver le régime social établi »3.

On comprend dès lors que Ducoux puisse faire l’éloge du peuple paysan le 16 juin et condamner violemment les émeutes paysannes le 17, en accusant les paysans révoltés de n’être que des « traîtres » ou des « rebelles »4. Le petit propriétaire foncier qu’il faut aider pour « rendre la République impérissable » ne se confond en aucun cas avec l’émeutier. Au contraire, s’il faut développer selon Ducoux « le sentiment honnête de la propriété », c’est qu’ainsi la République « trouvera dans les campagnes des soldats qui ne pactiseront jamais ni avec l’émeute ni avec le désordre »5. La diffusion de la petite propriété doit parfaire l’ordre social existant, que le maintien des 45 centimes est seul à même de sauver. Ducoux ne saurait donc approuver ni même excuser l’agitation qui règne dans certaines régions rurales : atteinte à la légalité républicaine, elle est aussi remise en cause de l’ordre social incarné par un système fiscal qui pèse avant tout sur la propriété foncière.

Les radicaux au contraire, quoiqu’ils partagent la foi des modérés dans la petite propriété, sont convaincus que les 45 centimes sont en contradiction avec le projet social

1 Ibid. p.1418.

2 Alphonse de LAMARTINE. Histoire de la Révolution de 1848. Paris : Perrotin, 1849. Tome 2, p.105. Voir aussi Louis-Antoine GARNIER-PAGES. Un épisode de la Révolution de 1848 : l’impôt des 45 centimes. Paris : Pagnerre, 1850. 196 p.

3 Robert SCHNERB. Les hommes de 1848 et l’impôt. In BOUVIER, Jean, WOLFF, Jacques dir. Deux siècles de fiscalité française XIXe et XXe siècle : histoire, économie, politique. Paris/La Haye : Mouton, 1973. p.105-157.

4 Séance du 17 juin 1848. Moniteur universel, 18 juin 1848, p.1418.

5 Séance du 16 juin 1848. Moniteur universel, 17 juin 1848, p.1402.

Chloé Gaboriaux – Le paysan français, un enjeu idéologique au XIXe siècle – Thèse IEP de Paris – 2008 93 porté par la République. Non seulement ils accentuent « le malheur des populations »1, mais ils alourdissent les charges qui empêchent les paysans d’acquérir un lopin de terre ou de jouir pleinement du fruit de leur travail. Les 45 centimes deviennent ainsi à leurs yeux le symbole de la « République bourgeoise » contre laquelle ils engagent bientôt une lutte impitoyable mais légale. Aux « paysans de France », ils promettent l’avènement de « la vraie République, la République démocratique et sociale » où, assure Félix Pyat, « vous puissiez vivre vous et vos familles en travaillant, où vous puissiez enfin manger le blé que vous aurez semé, boire le vin que vous aurez récolté »2. Si 1848 doit achever l’œuvre de 1789, c’est moins en consolidant l’ordre social existant qu’en le réformant au profit des petits : le programme radical prévoit ainsi la modification du système fiscal, mais aussi l’égalité devant le service militaire, la prise en charge par l’Etat des assurances, la création de caisses de secours, le crédit agricole, la gratuité de la justice et de l’instruction rendue obligatoire3. Quand le modèle du petit paysan propriétaire sert aux modérés à légitimer la République existante, il représente aux yeux des radicaux un idéal social et politique encore à venir, que la

« République bourgeoise », indifférente aux aspirations sociales des classes populaires, est incapable de réaliser. Les tensions entre républicains s’accentuent d’ailleurs au cours de la campagne électorale de 1849. Le rôle central accordé par les radicaux à la petite propriété foncière les distingue certes des socialistes de toutes tendances qu’ils côtoient au sein du mouvement « démoc-soc »4. Mais le terme « socialisme », parce qu’il devient le drapeau

1 Hippolyte Détours, dans la séance du 17 juin 1848. Moniteur universel, 18 juin 1848, p.1414.

2 Félix PYAT. Toast aux paysans, porté au banquet du 24 février 1849. In SUE, Eugène. Le Républicain des campagnes. Paris : Libraire de la Propagande démocratique et sociale européenne, 1851. p.68. A l’époque, Pyat (1810-1889) est encore proche des positions de Ledru-Rollin et Joigneaux. Exilé après la manifestation de juin 1849 contre l’expédition de Rome, il adhère ensuite à l’Internationale.

3 Sur le programme agraire des démocs-socs, trop souvent rapporté à un « simple souci électoral », voir : Annie BLETON-RUGET. Aux sources de l’agrarisme républicain : la propagande démocrate-socialiste et les campagnes (1848-1851). Cahiers d’histoire, 1998, n°2, tome 43, p.283-299.

4 Dans ses travaux sur la Seconde République, Philippe Vigier s’est ainsi toujours montré attentif à distinguer les différentes tendances réunies dans le mouvement « démoc-soc » : Philippe VIGIER. La Seconde République dans la région alpine : étude politique et sociale. Paris : PUF, 1963. Tome 2, p.200 ; – La Seconde République. Op. cit. p.77 et 102.

Voir aussi le passage consacré à « la naissance du radicalisme (1835-1870) » dans l’ouvrage de Serge Berstein : Serge BERSTEIN. Histoire du Parti radical : vol.1, La recherche de l’âge d’Or. Paris : FNSP, 1980. p.24-28.

Chloé Gaboriaux – Le paysan français, un enjeu idéologique au XIXe siècle – Thèse IEP de Paris – 2008 94 d’une opposition hétérogène qui l’emploie tantôt pour répondre aux espoirs des petits sans porter atteinte à la propriété, tantôt pour annoncer l’anéantissement de l’ordre social existant, sème la confusion et conforte les modérés dans leur crainte d’une prochaine révolution sociale.

Souveraineté du peuple et représentation

Mais le débat sur les 45 centimes ne révèle pas seulement l’ambivalence du projet social porté par le modèle du petit paysan propriétaire : il signale également un clivage moins perceptible qui porte sur la nature de la délégation qu’implique la représentation. La discussion du 17 juin 1848 s’engage certes sur la pertinence de la mesure fiscale décrétée par le Gouvernement provisoire, mais aussi sur la légitimité que revêt la manifestation extraparlementaire du mécontentement populaire. Les événements du 15 mai semblaient pourtant avoir tranché le débat. Lorsque la foule alors rassemblée à l’appel des clubs parisiens pour soutenir le peuple polonais contre la Prusse avait fini par envahir l’Assemblée, les élus républicains, hormis Armand Barbès et quelques autres, s’en étaient indignés comme d’une atteinte au peuple à travers ses représentants. Avec les interpellations du 17 juin sur les révoltes paysannes contre les 45 centimes, la question ressurgit pourtant sous une autre forme : c’est à l’Assemblée et entre élus qu’est discutée l’opportunité de céder à des émeutiers qui sont à la fois moins menaçants puisqu’à distance, mais plus représentatifs dans la mesure où ils semblent révéler le malaise de la majorité rurale. Doit-on défendre la souveraineté nationale dont l’Assemblée est dépositaire en confirmant un impôt qui a la faveur de la majorité des représentants ? Ou faut-il au contraire admettre que l’Assemblée s’est trompée et revenir sur une décision que le peuple souverain semble rejeter ? Là encore les républicains se divisent, sous l’effet d’analyses sensiblement différentes du rapport de force.

Traumatisés par le 15 mai, la plupart des républicains modérés voient dans les émeutes paysannes contre les 45 centimes une nouvelle attaque contre la République, cette fois à l’initiative de la droite. Avec Duclerc, ils soulignent dès le 17 juin la « correspondance très significative entre les menées des ennemis de la République et le ralentissement du payement de l’impôt »1. Seuls les agissements des notables hostiles à la République peuvent à leurs yeux expliquer le mécontentement de populations que le gouvernement a largement exonérées

1 Séance du 17 juin 1848. Moniteur universel, 18 juin 1848, p.1415.

Chloé Gaboriaux – Le paysan français, un enjeu idéologique au XIXe siècle – Thèse IEP de Paris – 2008 95 du nouvel impôt. Dans un ouvrage publié en 1850 et destiné à justifier une mesure dont il avait été à l’origine comme ministre des finances du Gouvernement provisoire, Garnier-Pagès accuse ainsi les « agents de discorde et d’insulte » diligentés par les conservateurs : « de pauvres journaliers que l’impôt n’atteignait pas, d’infortunés cultivateurs que le gouvernement en avait affranchis, furent circonvenus par les meneurs des partis hostiles »1.

L’interprétation est contestée par les historiens, qui s’accordent sur le caractère largement spontané des émeutes paysannes2. Mais elle semble alors confirmée par les efforts bien réels des conservateurs pour récupérer et encadrer un mouvement dont ils n’ont pas eu l’initiative. En témoignent notamment les innombrables tracts électoraux et brochures dont Jean Macé publie des extraits dans son Histoire des 45 centimes : dans de nombreuses régions, la droite n’a pas hésité à attiser le mécontentement des ruraux et à l’orienter contre le nouveau régime3. La lecture des débats parlementaires révèle d’ailleurs que ses porte-parole à l’Assemblée constituante ont tenté de marquer à droite la critique des 45 centimes. Il n’est en effet pas rare de les voir chercher à décrédibiliser l’intervention d’un républicain contre les 45 centimes en l’approuvant bruyamment. Quand François Babaud-Laribière, dont l’engagement républicain ne souffre d’aucune ambiguïté, s’inquiète en août 1848 de voir que « la République ne se manifeste au fond de nos campagnes que par des mesures fiscales, par l’impôt des quarante-cinq centimes par exemple, qui est le seul bienfait qu’elles aient encore reçu de la République », il s’entend ainsi répondre par « un membre à droite : vous parlez comme un réactionnaire (bruit et rires) »4.

On comprend dès lors la véhémence avec laquelle les républicains modérés défendent les quarante-cinq centimes. Non seulement la mesure leur paraît incontournable mais son maintien va bientôt de pair avec la défense de la République : destinée à sauver le régime de la banqueroute, elle incarne désormais la résistance des républicains aux manœuvres de leurs adversaires, dans une lutte dont l’enjeu est la légitimité sinon l’honneur de l’ancien Gouvernement provisoire. Aux yeux des modérés, les interventions socialistes et radicales en

1 Louis-Antoine GARNIER-PAGES. Un épisode de la révolution de 1848… Op. cit. p.174-176.

2 Alain CORBIN. Archaïsme et modernité en Limousin au XIXe siècle : 1845-1880. Paris : Rivière, 1975. Tome 1, p.508.

3 Jean MACE. Histoire des 45 centimes. Paris : Gérard/Leblanc, 1851. 128 p.

4 Séance du 11 août 1848. Moniteur universel, 12 août 1848, p.1981.

Chloé Gaboriaux – Le paysan français, un enjeu idéologique au XIXe siècle – Thèse IEP de Paris – 2008 96 faveur des émeutiers font donc le jeu de la droite et contribuent à déstabiliser un régime attaqué de toutes parts. L’argument de principe vient en outre renforcer l’argument stratégique : remettre en cause un impôt qui vient d’être confirmé par une Assemblée élue au suffrage universel masculin, c’est faire fi de la souveraineté du peuple dont elle est dépositaire. Comme la manifestation du 15 mai, les émeutes paysannes sont dirigées contre l’Assemblée et doivent être à ce titre condamnées. Le discours déjà cité que Ducoux oppose aux interpellations du 17 juin illustre bien l’imbrication des considérations stratégiques et des principes :

« Je le dis, au nom de cette République à laquelle sont acquis depuis longtemps tous mes vœux, pour laquelle j’ai toujours combattu, et que je suis disposé à affermir et à défendre par tous les moyens, non, vous ne servez pas la République en venant blâmer ici des lois qui ont été des lois de nécessité, une loi notamment qui avait reçu la sanction du gouvernement provisoire, et qui a été depuis consacrée par un décret solennel. C’est aujourd’hui une loi de la République. Or ceux qui portent atteinte aux lois de la République sont traîtres envers leur pays, et l’Assemblée nationale ne peut pactiser ni avec les traîtres, ni avec les rebelles. (Très bien ! très bien !) »1

Critiquer une loi de l’Assemblée nationale, hors de l’Assemblée ou même en son sein, c’est trahir la République en bafouant ses principes et en la livrant à ses adversaires. Non seulement l’Assemblée, lieu unique d’expression de la souveraineté, ne saurait se déjuger sous la pression du mécontentement populaire, mais il lui faut maintenir fermement ses décisions que seuls des « traîtres » et des « rebelles » oseraient contester. Le légicentrisme de Ducoux se nourrit ainsi autant de la crainte de voir le régime renversé ou usurpé par ses ennemis que de son attachement à la légitimité absolue de l’Assemblée, identifiée ici à la République2.

Les républicains hostiles aux 45 centimes font quant à eux une analyse très différente de la situation : les émeutes paysannes, dont ils ont mieux perçu la spontanéité3, signalent

1 Séance du 17 juin 1848. Moniteur universel, 18 juin 1848, p.1418.

2 La réaction de Ducoux et sa façon de désigner les « traîtres » au régime et à la patrie sont très proches des réflexes décrits par Odile Rudelle chez les parlementaires sous la Troisième République.

Odile RUDELLE. La république absolue : aux origines de l’instabilité constitutionnelle de la France républicaine 1870-1889. Paris : Publications de la Sorbonne, 1982. 327 p.

3 L’interprétation allait certes dans le sens de leurs revendications, mais il faut noter aussi que les radicaux bénéficient d’une réelle implantation dans les campagnes : quelques personnalités, comme George Sand, Pierre Joigneaux ou Félix Pyat, restent en relation étroite avec leur pays d’origine (respectivement le Berry, la Bourgogne et le Cher) et certaines régions accueillent des militants actifs, issus ou non des sociétés secrètes. Voir par exemple : Jean-Eric IUNG dir. Fidélité républicaine et

Chloé Gaboriaux – Le paysan français, un enjeu idéologique au XIXe siècle – Thèse IEP de Paris – 2008 97 selon eux le malaise de la majorité rurale et doivent à ce titre convaincre l’Assemblée de revenir sur une mesure qu’ils estiment injuste et dont la suppression couperait court aux tentatives de récupération des conservateurs. Son maintien confirme à leurs yeux la distance instaurée depuis les élections entre le peuple et l’Assemblée censée le représenter : la critique des votes issus des délibérations parlementaires s’inscrit ainsi dans le prolongement de la critique des élections du 23 avril 1848, dont ils ne cessent de rappeler le manque de sincérité.

Sans remettre explicitement en cause le principe de la représentation, les radicaux exigent des élus qu’ils tiennent compte de l’agitation extraparlementaire, qui revêt dès lors une légitimité supérieure à celle de l’Assemblée : tout se passe comme si la souveraineté du peuple résidait encore dans le peuple après les élections et devait guider voire contrôler l’action des représentants. Hippolyte Détours, qui siège avec la Montagne, affirme ainsi avoir « fait au peuple de Tarn-et-Garonne la promesse que cet impôt de 45 centimes serait supprimé ».

Rappelé à l’ordre, il reconnaît ses torts du bout des lèvres et se justifie en invoquant la volonté du peuple : « si j’ai été trop loin, j’aurai cette consolation d’avoir pris à cette tribune le parti du peuple »1. Mais c’est encore une façon de remettre en cause la capacité des autres représentants du peuple… à représenter le peuple.

De la critique de l’Assemblée aux projets de « gouvernement direct »

Analyse du vote et rejet de la représentation

On l’a vu, la réaction des républicains aux émeutes paysannes de 1848 révèle les divergences qui les opposent en matière sociale et sous-tend les positions contrastées qu’ils adoptent à l’égard de l’Assemblée élue en avril. Mais si le désaccord est net sur la nature du projet social porté par la République, les différences d’appréciation que les républicains manifestent alors au sujet du rôle des représentants et de la légitimité de l’agitation populaire ne semblent pas relever d’un clivage de fond et ne suscitent d’ailleurs à l’époque aucun effort particulier de justification. En effet, la distance que les radicaux constatent entre le peuple et l’Assemblée doit être selon eux rapportée à l’inexpérience de l’électorat, qui complique le monde rural : 1848-1851. Actes du colloque d’Aurillac, 27-28 août 1999. Aurillac : La Haute Auvergne, 2001. 327 p. Et notamment les contributions de Michel Pigenet (Aux origines d’une tradition rouge : les campagnes du Cher sous la Seconde République. p.19-30) et Pierre Lévêque (Militants montagnards dans les campagnes bourguignonnes : 1848-1852. p.75-90).

1 Séance du 17 juin 1848. Moniteur universel, 18 juin 1848, p.1414.

Chloé Gaboriaux – Le paysan français, un enjeu idéologique au XIXe siècle – Thèse IEP de Paris – 2008 98 fonctionnement des institutions représentatives sans pour autant les remettre en cause. Quand le peuple aura compris son erreur – et les quarante-cinq centimes doivent l’y aider – il votera mieux et n’aura donc plus à souffrir d’être mal représenté.

L’élection de Louis-Napoléon Bonaparte à la présidence de la République en décembre 1848 ne semble pas devoir infléchir leur analyse. Certes, les ruraux se sont spontanément tournés vers un Bonaparte, mais c’est selon les radicaux dans l’espoir illusoire qu’il répondrait mieux à leurs attentes que la « République bourgeoise »1. A l’annonce des résultats, La République, qui avait appelé à voter pour Ledru-Rollin ou Raspail, se contente ainsi de plaindre « ces électeurs crédules, […] ces bonnes gens de la campagne ou de l’atelier, qui se sont naïvement persuadés que l’âge d’or allait naître pour eux sous la présidence du nom napoléonien ». Il lui paraît en effet certain que le peuple doit être rapidement détrompé :

« que diront-ils, ces prolétaires trompés, quand l’impôt les frappera encore sous toutes les formes, quand le travail manquera à leurs bras, quand le pain manquera à leur faim ? »2 Dans certaines régions, les résultats des élections législatives du 13 mai 1849 paraissent d’ailleurs apporter la réponse attendue : quand les républicains modérés sont partout défaits3, les

« démocs-socs » triomphent dans le Centre-Est, le Centre et plusieurs départements du Massif central et du Sud-Ouest, où Louis-Napoléon Bonaparte avait pourtant fait de bons chiffres4.

« démocs-socs » triomphent dans le Centre-Est, le Centre et plusieurs départements du Massif central et du Sud-Ouest, où Louis-Napoléon Bonaparte avait pourtant fait de bons chiffres4.