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la République en quête de citoyens

Chloé Gaboriaux – Le paysan français, un enjeu idéologique au XIXe siècle – Thèse IEP de Paris – 2008 184 Comment faire des paysans des citoyens ? La question découle immanquablement de l’analyse républicaine des résultats électoraux étudiée précédemment, qui impute la faiblesse de l’opposition dans les campagnes à un défaut de citoyenneté des électeurs ruraux. Dans la bouche des républicains, elle signifie donc aussi et surtout : comment rallier les paysans à la République ? On l’a vu en effet, les adversaires du régime impérial, convaincus de la vérité de leur projet et de la pertinence de leur action, ont eu tendance à assimiler à tort le vote bonapartiste de la majorité rurale à un choix non politique, résultant de l’incapacité des paysans à prendre conscience de leur appartenance à la communauté nationale. Dans cette perspective, la politisation des ruraux et leur intégration à la nation ont pu apparaître comme la condition nécessaire et suffisante de leur adhésion à la République.

Le discours républicain identifie ainsi politisation et républicanisation, selon un amalgame dont on connaît désormais le peu de validité empirique. Il est indissociable, on l’a vu, d’une vision déformée des campagnes. Il suppose en outre qu’il n’y a de politisation que républicaine et de vote républicain que politisé, ce que la plupart des chercheurs contestent aujourd’hui1. La droite, dès 1848, mais aussi le bonapartisme, à partir de 1851, paraissent en effet avoir joué un rôle non négligeable dans l’apprentissage du suffrage universel, et ce même en l’absence de candidats républicains ou libéraux2. Le vote républicain est aussi mieux

1 Les critiques prennent principalement pour cible les travaux de Maurice Agulhon, dont les recherches ont marqué l’histoire rurale et politique, en particulier sa thèse consacrée aux populations du Var. Maurice AGULHON. La République au village : les populations du Var, de la Révolution à la Seconde République. Paris : Seuil, 1979. 553 p. (Première édition : 1970)

A plusieurs reprises cependant, il lui est arrivé d’évoquer l’existence d’une politisation non exclusivement républicaine. Voir par exemple : Maurice AGULHON. Les paysans dans la vie politique. In DUBY, Georges, WALLON, Armand dir. Histoire de la France rurale. Paris : Seuil, 1976. p.329-355 ; Présentation. In La politisation des campagnes au XIXe siècle : France, Italie, Espagne, Portugal. Actes du colloque international organisé par l’Ecole française de Rome en collaboration avec l’Ecole normale supérieure (Paris), l’Universitat de Girona et l’Università degli studi della Tuscia-Viterbo. Rome, 20-22 février 1997. Rome : Ecole Française de Rome/Paris : de Boccard, 2000. p.1-11.

2 Voir par exemple :

Philippe BOUTRY. Une acculturation politique à droite ? Les conservateurs et l’apprentissage du suffrage universel dans le département de l’Ain en 1848. In IUNG, Jean-Éric dir. Fidélité républicaine et monde rural : 1848-1851. Actes du colloque d’Aurillac, 27 et 28 août 1999. Aurillac : La Haute Auvergne, 2001. p.159-213.

Chloé Gaboriaux – Le paysan français, un enjeu idéologique au XIXe siècle – Thèse IEP de Paris – 2008 185 connu : il s’est d’abord inscrit, chez les citadins comme chez les ruraux, dans des conceptions et des pratiques communautaires assez étrangères à l’individualisation du vote professée par les élites républicaines1 ; il n’a pas échappé ensuite à des déterminations plus locales et matérielles que politiques, dans une Troisième République rompue au clientélisme1.

Formulée à partir d’une analyse du vote rural profondément marquée par l’idéologie, la question de l’accès des paysans à la citoyenneté telle que les républicains la posent est donc biaisée. Ce qu’il s’agit d’étudier à présent, c’est si la confusion dont elle procède a pesé sur les réponses que les républicains ont cherché à lui apporter. Car si elle ne les empêche pas, on l’a dit, de recourir à des moyens qu’ils condamnent en principe – parrainages sous le Second Empire, clientélisme sous la Troisième République – elle pourrait en revanche fragiliser la cohérence de leur discours sur la politisation, que l’opposition ruralité/citoyenneté risque d’enfermer dans un raisonnement circulaire : comment politiser en effet des paysans dont les votes signalent justement l’incapacité politique fondamentale (chapitre IV) ? Les républicains sont alors incités à s’interroger sur les institutions qui permettraient à la République d’intégrer une paysannerie décidément réfractaire à toute politisation : s’il est impossible de faire des paysans des citoyens, ne faut-il pas les incorporer en tant que paysans ? mais comment, dès lors, maintenir le caractère à la fois abstrait et universel de la citoyenneté républicaine (chapitre V) ? Seul le ralliement des paysans à la République, à la fin des années 1870, redonne au discours républicain une certaine cohérence, mais la signification assignée jusqu’ici à la politisation en sort profondément changée, au point de susciter le débat chez les républicains eux-mêmes : la « République des paysans » voulue par Jules Ferry est-elle encore la République (chapitre VI) ?

Roger MAGRAW. The conflict in the villages : popular anticlericalism in the Isère (1852-1870). In ZELDIN Theodore dir. Conflicts in French society : anticlericalism, education and morals in the nineteenth century. Londres : G. Allen and Unwin, 1970. p.169-227.

Sudhir HAZAREESINGH. From subject to citizen : the Second Empire and the emergence of modern French democracy. Princeton : Princeton University Press, 1998. XIII-393 p. ; – Bonapartism as the progenitor of democracy : the paradoxical case of the French Second Empire. In BAEHR, Peter, RICHTER, Melvin dir. Dictatorship in history and theory : bonapartism, caesarism, and totalitarianism. Cambridge : Cambridge University Press, 2004. p.129-152.

1 Christine GUIONNET. L’apprentissage de la politique moderne : les élections municipales sous la Monarchie de Juillet. Paris : L’Harmattan, 1997. IV-328 p.

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