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Pinhel, Parauá, Alter do Chão Un aperçu ethnographique

2. Le temps des histoires : le perroquet et autres êtres enchantés

2.1 Les différentes versions de la genèse du toponyme Parauá

Différentes versions de l’histoire de cet enchantement à Parauá cohabitent sans que cela incite les narrateurs à la confrontation. Au contraire, deux personnes peuvent évoquer des versions distinctes au cours de la même conversation, sans en mentionner les différences, comme s’ils étaient en train de dire la même chose. Deux versions principales circulent à Parauá. Dans l’une d’entre elles (version 1), toute la famille aurait été enchantée et le rapt aurait eu lieu à l’intérieur de la maison, après l’interaction de l’encantado avec tous les habitants (annexe 2, récits 1 à 3). Dans l’autre version (version 2), seule la fillette aurait interagi avec l’encantado et seuls elle et le perroquet auraient été enchantés ; l’enlèvement aurait eu lieu à l’extérieur de la maison, sur la berge (annexe 2, récits 4 à 6)14. Voyons les détails de chacune des versions.

Version 1 : enchantement de la famille entière

D’après cette version, la fillette, son perroquet, toute la famille (père, mère, frères et sœurs) de même que les animaux domestiques (un chien, un âne et les poules) auraient été enlevés (ou « enchantés ») par un anaconda enchanté. À titre de preuve, les habitants de Parauá exhibent un rocher sur la berge de la rivière, qui porte encore les marques de leurs ongles, griffes et sabots. Pour restituer les détails de cette version je suivrai la trame du récit de dona Luci (72 ans).

Selon cette vieille dame, l’anaconda se serait épris de la fillette dès l’instant où il l’aurait vue : « Elle n’a fait qu’ouvrir la porte et regarder dehors, vers la rivière. Et alors, à cet instant-même, dès qu’il l’a vue, il s’est immédiatement entiché (se agradou) d’elle »15. Le soir, une fois les parents de retour, l’anaconda se transforma en un beau jeune homme et vint leur rendre visite. « C’était un homme beau, grand et très présentable, n’est-ce pas ? Donc ils l’ont reçu. Ils l’ont appelé, il est entré et il s’est

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L’annexe contient la transcription intégrale en portugais de 3 narrations de chaque version. Les extraits traduits à l’intérieur du chapitre y sont indiqués en gras.

15

« Ela só fez abrir a porta e olhar pra fora, pro lado do rio, e aí tá, que nesse instante que ele viu ela, ele se agradou já, né? »

immiscé chez eux. Peu après, la maison était en fête »16. Plus tard dans la soirée, le jeune homme proposa : « Vous savez, on devrait inventer un jeu, une danse. Inventons la danse de l’anaconda ! »17. Et il leur montra comment faire : chacun devait poser ses mains sur la taille de l’autre, formant une chaîne (cordão). Jusqu’au moment de la danse, la jeune fille n’était pas sortie de sa chambre. Le serpent, déguisé en jeune homme, insista alors pour qu’elle vienne au salon, en dissuadant la mère qui ne voulait pas la laisser sortir : « Mais si ! Il n’y a aucun mal. Tout le monde doit venir danser la danse de l’anaconda (a dansa do sucuriju) »18. Après un moment de danse et de diversion, tout d’un coup la chaîne fut brisée par l’homme-anaconda qui s’échappa en courant avec la jeune fille. Tous le suivirent pour essayer de l’attraper, mais en fin de compte, ils furent eux aussi engloutis, précipités avec la jeune fille au le fond de la rivière.

« Et sur cette pierre, on voit toutes les marques laissées par ces gens. Ils ont couru pour l’attraper, n’est-ce pas ? Pour tenter de récupérer la jeune fille. Mais... penses-tu. Il [l’anaconda] les a tous enlevés, il les a tous emmenés vers les profondeurs (o fundo), vers le fond des eaux. Ils sont tous partis, y compris le perroquet, qui a vu que la fille partait et s’est mis sur son épaule, le parauá. C’est de là que vient le nom... Parauá. Le lieu, le nom de la communauté. »19

La trame de cette version, dans laquelle le serpent se déguise en un beau et galant jeune homme pour venir enlever la jeune fille, ne manque pas de rappeler la légende du

16

« Era um homem assim bonito, muito bem apresentado né? Aí acolheram ele, chamaram, ele entrou, ele se misturou com os outros e foi ficando aquela animação. »

17

« Sabia que era bom a gente inventar uma brincadeira, uma dança? Vamos inventar uma dança do sucuriju ! »

18

« Mas não faz mal, ela vem! Todo mundo é pra dançar. A dança do sucuriju »

19

« E nessa pedra estão todos os rastros do pessoal que correram, que correram atrás pra pegar ele, né, pra tomar a menina, né? Correram, mas que nada, ele levou tudo pro fundo, tudo pra agua. Foram tudo embora... Até o papagaio, que viu ela indo e foi no ombro dela, o Parauá. Aí, ficou... Parauá. O lugar, o nome da comunidade. »

boto20. L’anaconda n’apparaît pas vêtu de blanc, mais il est « beau et présente très bien » ; il prend une apparence humaine de façon à s’attirer les faveurs de la jeune fille ; c’est un bon danseur et il sait la convaincre de danser avec lui. Le jeu de séduction est évident, les humains sont leurrés par la belle apparence et la désinvolture de l’enchanté (ils sont entraînés dans ce qu’Anne C. Taylor appelle un « champ de communication illusoire » (1993) qui a pour conséquence ultime la transformation des humains en encantados). La séquence des évènements est très fréquente dans d’autres récits d’enchantement par des entités subaquatiques. L’enchanté s’entiche d’un humain – ici comme dans l’histoire du boto, il s’agit d’une fille, mais les hommes peuvent aussi plaire aux encantados. Puis, l’encantado se transforme volontairement en un être humain beau et distingué. Ce n’est que quand il est déjà trop tard pour que les humains puissent lui échapper, que l’encantado révèle sa véritable identité « d’habitant des profondeurs » et son intention de rapter celui ou celle qui fait l’objet de son désir.

Qu’il s’agisse de l’anaconda, du boto ou d’autres êtres subaquatiques, quand ces encantados « des profondeurs » (do fundo) prennent l’apparence humaine, ils ont toujours l’allure et le comportement de personnes d’une position socioéconomique supérieure. Les villageois précisent qu’ils sont grands, beaux et bien habillés, parfois blonds et qu’ils se comportent avec une grande désinvolture. « Ces gens des ‘profondeurs’, c’est du style de ces gens de São Paulo ou Rio qu’on voit dans les télenovelas »21, m’explique Anacleto (38 ans). D’autres auteurs ayant étudié des récits d’êtres « enchantés » en Amazonie brésilienne (Slater 1994 ; Faulhaber 1998 ; Tiphagne 2005) ont également relevé cette association des encantados subaquatiques à l’homme « blanc » (c’est-à-dire plus riche et éduqué que soi), et leur habitat (o encante) aux grandes villes brésiliennes.

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Slater (1994) et Stoll (2015) font également le rapprochement entre le boto et l’anaconda à partir d’autres histoires.

21

« Esse pessoal do fundo, é tipo assim esse pessoal de São Paulo, do Rio que tem nas novelas né? »

Version 2 : enchantement de la seule fillette et de son perroquet

Pour d’autres villageois, seule la fillette et le perroquet auraient été enchantés et il n’y aurait eu ni danse ni interaction avec les autres membres de la famille. Comme dans la première version, les parents étaient allés aux champs et avaient laissé la fillette à la maison, car elle avait ses règles et ne devait pas sortir. Mais elle leur désobéit pour se fabriquer des bagues de tucumã (fruit d’un palmier, Astrocaryum aculeatum) : « Ils racontent que chaque jour elle se rendait sur les rochers, près de l’eau, pour limer des noyaux de tucumã et faire des bagues »22 dit dona Eulália (65 ans). Sa coquetterie l’amena encore un jour en ce lieu, quand une tempête éclata. Vanda (38 ans) continue :

« Tout d’un coup, une tempête a éclaté et de très grandes vagues ont commencé à se former. À chaque vague, des poissons étaient jetés sur la plage, des jaraquis23, tu connais le jaraqui n’est-ce pas ? La fillette a donc pris un panier et a commencé à ramasser les jaraquis. Alors qu’elle était en train de les ramasser, une autre très grande vague s’est abattue sur elle, et l’a emmenée. C’était l’anaconda déjà. Les gens disent que cet anaconda, c’était une personne enchantée. Alors, il a emmené la fille sur son dos. La fille et le perroquet. »24

Les parents seraient ensuite allés consulter un guérisseur sacaca25. Celui-ci leur aurait recommandé de fabriquer une barrière avec des poteaux de bois plantés les uns à côté des autres (uma tapagem) à l’embouchure de l’Amorim, pour tenter d’attraper l’anaconda et récupérer la fille. Mais la tentative aurait été vaine. « Ils n’ont jamais

22

« Contam que todo dia ela ia embora pra lá pra cima de umas pedras, perto da água, ralar caroço de tucumã para fazer anel. »

23

Poisson très prisé dans la région (Semaprochilodus theraponura)

24

« De repente surgiu, deu um temporal e aí começou a dar aquelas ondas bem grandes. E cada onda, elas jogavam peixe em terra, jaraqui, tu conheces jaraqui né ? Aí a menina pegou um paneiro e foi juntando os peixes, os jaraquis. Na hora que ela estava juntando os peixes, aí veio uma onda bem grande, pegou ela e levou. Já era a cobra. Que diz que era uma pessoa encantada essa cobra. Daí levou a menina em cima dela. A menina e o papagaio. »

25

Sacaca désigne les guérisseurs les plus puissants, qui ont la possibilité de voyager entre la terre et le monde subaquatique, enroulés dans une peau d’anaconda.

trouvé la fille, tata ? »26 demande Solany (23 ans) à sa tante dona Eulália, qui nous a raconté l’histoire. « Non. La fille est restée enchantée » (Não. A moça ficou encantada), répond dona Eulália. La fille et le perroquet « habitent » (eles moram) sous l’eau, près des pierres où celle-ci se fabriquait des bijoux.

Dans cette version, la famille fait appel à un guérisseur. Les guérisseurs (curadores, pajés ou sacacas) sont en effet les seuls jugés capables de traiter des maux issus de l’interaction entre humains et non-humains. Ils ont une relation privilégiée avec les encantados : ils sont réputés pouvoir volontairement se rendre dans l’encante et ils peuvent également incorporer certains enchantés pendant des rituels de possession qui ponctuent la traitement. Les guérisseurs considérés comme les plus puissants, sont les sacacas. Ils auraient reçu le don par naissance. Seuls les sacacas, peuvent voyager sous l’eau (« En sortant du rendez-vous, il était dans le village. Mais quand ils sont arrivés à Santarém, il y était déjà »27). Les villageois du bas-Tapajós s’accordent pour dire que le dernier des grands sacacas fut Laurelino, habitant du village de Taquara (rive droite), décédé en 1998, et disciple de Merandolino, un autre sacaca de l’Arapiuns (cf. également Ioris 2005, 2006 ; Mahalem de lima 2015 ; Stoll 2014 et Vaz 2010). Ce sont également les guérisseurs qui peuvent venir au secours des villageois quand la cause de leurs maux est la sorcellerie.

Dans l’histoire de Parauá, comme il arrive dans d’autres affaires où interviennent des encantados, le guérisseur n’a pas pu résoudre le problème et la jeune fille « est restée enchantée ».

2.2 Points communs aux deux versions : le leurre des encantados et les encantados en

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