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Les enfants accueillis par dona Áurea : Jair, Elaine, Plínio, Cauã et Vanessa.

La circulation des enfants : enfants confiés, enfants « donnés »

3. Changements sur le long cours

3.2 Les enfants accueillis par dona Áurea : Jair, Elaine, Plínio, Cauã et Vanessa.

Dona Áurea et seu Joselito ne sont pas les géniteurs du premier enfant qu’ils ont élevé. Il y avait à peine un an que le jeune couple était marié lorsqu’un oncle de Áurea est décédé (d’un arrêt cardiaque), puis sa femme (en couches), laissant 3 orphelins. Áurea et Joselito ont alors accueilli l’un d’entre eux, Marcelo, âgé de 3 ans à l’époque - la mère de Áurea en a accueilli un autre et une cousine, le troisième. L’année suivante, Áurea et Joselito ont commencé à avoir leurs propres enfants. À 14 ans, Marcelo quitta la maison pour être chercheur d’or : « Il est parti aux mines » (foi embora pros garimpo). Plus de 10 ans se sont écoulés, Áurea et Joselito pensaient Marcelo déjà mort, quand celui-ci revint au village, accompagné de Cintia, jeune femme de 15 ans, enceinte. Marcelo et Cintia sont restés chez Áurea et Joselito quelques mois. En 1991, l’enfant que Cintia attendait est né, la jeune mère décida alors de quitter Marcelo et de partir de Pinhel. Elle n’a pas souhaité prendre le bébé avec elle. Marcelo est retourné à la mine. Áurea a accueilli et élevé leur enfant, avec l’aide de ses filles. Le bébé était une fille, appelée Elaine. Les filles de dona Áurea et seu Joselito étaient âgées de 8 et 11 ans à l’époque et se sont beaucoup occupées d’Elaine: « Elles s’occupaient d’elle comme d’une poupée. Elles l’ont élevée, nous l’avons élevée »59. Elaine, comme les autres enfants de dona Áurea et seu Joselito, a fréquenté l’école primaire à Pinhel, le collège à Cametá et, au début des années 2000, a été placée chez une cousine de dona Áurea à Aveiro, pour aller au lycée. Dans cette ville cependant, Elaine n’a pas fini ses études car elle est tombée enceinte. Dona Áurea se plaint : « Une vraie tête. J’aurais tellement aimé qu’elle finisse le secondaire, qu’elle fasse quelque chose de mieux dans la vie, n’est-ce pas ? Mais non, elle a arrêté l’école. »60 Elaine est alors rentrée chez ses parents adoptifs. Le père du bébé, originaire d’une autre communauté, est resté à Aveiro. Plínio, le bebé d’Elaine, est né en 2006 et, cette même année, une des filles de dona Áurea qui s’était beaucoup occupée d’Elaine, Cida, a demandé à ce que la jeune mère (Elaine) vienne la rejoindre à Manaus pour s’occuper de ses enfants. Cida avait trouvé un travail comme institutrice

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« Elas cuidavam dela parece uma boneca. Criaram. Criamos ela. »

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« Cabeçuda. Queria tanto que ela tivesse terminado o médio, feito alguma coisa de melhor né? Aí nada, ela parou de estudar. »

dans une école privée et ne savait à qui laisser les enfants pendant la journée. Elaine est ainsi partie à Manaus, elle a emmené Plínio, âgé de 4 mois, avec elle. Moins de deux ans plus tard, Cida s’est séparée, a perdu son travail et Elaine en a trouvé un. Cida est alors revenue au village laissant ses enfants (âgés alors de 11 et 13 ans) avec son ex-mari à Manaus et prenant avec elle, à la demande d’Elaine, Plínio, alors âgé de deux ans et demi. Interrogée sur l’arrivée de Plínio chez eux et sur les éventuels pleurs ou autres signes de souffrance qu’il aurait pu montrer suite à la séparation avec sa mère, dona Áurea m’a répondu, catégorique : « Mais non, rien du tout, chérie. Dieu nous garde ! Pas du tout... » et après quelques secondes de silence elle a conclu: « Les enfants, Chantal, c’est comme les petits animaux, si on les élève avec tendresse, ils s’habituent »61. Depuis, Plínio vit chez dona Áurea et seu Joselito.

En janvier 2011, le couple de retraités se préparait à faire un voyage à Manaus, en emmenant Plínio avec eux, pour rendre visite à leurs enfants qui n’avaient pas pu venir au village pendant les vacances. Dona Áurea se réjouissait notamment de connaître le nouveau bébé d’Elaine. Depuis qu’elle avait quitté le village, la jeune femme s’était mise en couple, elle était enceinte et devait accoucher en février. Dona Áurea parlait ouvertement à Plínio de son histoire (certaines fois en ma présence) et, en se référant à ce voyage, elle lui avait demandé s’il resterait avec sa mère : « tu restes ? » (tu fica ?). Áurea me dit en riant que l’enfant lui avait affirmé ne pas souhaiter rester : « soit disant il ne veut pas rester (rires !) » (diz que ele não fica ! hahaha).

En dehors de cette histoire qui lie trois générations consécutives d’enfants confiés à dona Áurea et à son mari, vit également chez eux, depuis 2008, un de leurs petits-fils, Cauã. Il leur a été donné (définitivement) par Fabiana, la seule de leurs filles à ne pas avoir quitté le village. Comme dans l’ensemble des histoires rassemblées dans le 1er type de situation décrit plus haut (« l’enfant laissé chez les grands-parents »), Fabiana a eu Cauã avant de se marier, quand elle habitait encore chez ses parents. Lorsqu’elle s’est mise en couple, elle a d’abord essayé d’emmener son fils avec elle. Mais, selon dona

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« Não, nada maninha. Mas deus o livre ! De jeito nenhum. [e depois de alguns segundos de silencio ] Criança Chantal é o mesmo que um bichinho, se a gente criar com carinho, não estranha. Não estranha não. »

Áurea et Fabiana, entre le mari de Fabiana et Cauã, ça ne se passait pas bien. Elle a donc donné le garçon, âgé alors de 4 ans, à ses parents. Depuis, Fabiana et son mari ont eu des jumelles ; ils habitent en face de chez dona Áurea et seu Joselito et les enfants (Cauã, comme les jumelles) font de constants aller-retour entre les maisons. Sans doute Cauã, en raison de ces déplacements réguliers ainsi que de la proximité de ses deux « mamans », en profitait-il pour se jouer de leur autorité. Quand dona Áurea lui demandait de faire quelque chose qu’il ne souhaitait pas faire, comme par exemple se laver (à l’eau froide) le matin, il disait que sa « mère » (sous- entendu, la génitrice) ne lui imposait pas ça et qu’il « allait partir là- bas » (eu vou pra lá !). J’ai été témoin trois ou quatre fois d’échanges de ce genre entre Cauã et dona Áurea. En fonction de l’humeur de la grand-mère, ils pouvaient durer plus ou moins longtemps. Dona Áurea s’engageait parfois dans une contre-argumentation (en lui rappelant, ironiquement, la raison de son déménagement : « va là-bas alors, tu peux aller chez ton beau-père. Vas-y, je suis sûre qu’il ne va pas t’obliger à te laver à l’eau froide… »62, ou simplement menaçait de punir Cauã physiquement : « Ah, mais une liane maintenant… » (Ah, mas um cipó... ). Cauã avait aussi une autre tactique, déjà décrite au chapitre précédent, pour fuir ce qui ne lui plaisait pas : il s’esquivait d’une maison à l’autre dans des moments opportuns, chose d’ailleurs que plusieurs enfants, confiés ou pas, faisaient fréquemment entre les maisons de leurs proches parents.

Vanessa, enfin, est le cinquième enfant qu’ont reçu chez eux dona Áurea et seu Joselito. Elle était âgée de 10 ans lorsqu’elle est arrivée dans la maison, début 2010, et les circonstances de ce placement diffèrent fortement de celles connues par les autres enfants accueillis par ce couple. Nous avons déjà eu l’occasion de voir que ce placement s’inscrivait dans une relation de dépendance économique de sa famille vis-à-vis du couple Joselito/ Áurea. Vanessa était clairement considérée comme une domestique. Le ton sur lequel dona Áurea s’adressait à la fillette n’était d’ailleurs pas sans rappeler celui utilisé par la première femme à qui dona Áurea elle-même avait été confiée, à l’âge de 10 ans...

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« Vai lá então, pode ir lá com teu padrasto. Vai que de certo ele não vai querer te banhar na agua fria... »

Conclusion : apprentissages d’enfants confiés

L’ensemble de ces trajets et trajectoires d’enfants confiés, qui s’insèrent dans des histoires familiales aux allures de saga, apporte de nombreuses informations sur le mode de vie dans le Tapajós. Il n’est pas étonnant que plusieurs auteurs qui se sont penchés sur ce thème lui aient octroyé une place centrale dans leurs recherches. Pour rester fidèle à la problématique générale de ce travail, je me limiterai à analyser ces transferts enfantins et leurs échos (récits sur les transferts, transferts envisagés mais non conclus, etc.), à travers le prisme des apprentissages qu’ils favorisent, chez ceux qui les vivent ou qui en entendent parler.

Expérience de la hiérarchie

Selon les récits que j’ai pu recueillir et les cas directement observés, on ne peut pas dire que les enfants soient des sujets actifs des décisions de cession, momentanée ou temporaire, dont ils font l’objet. Quand l’opinion de l’enfant est demandée, cela est fait de manière purement formelle, comme moyen de le confronter aux faits et à leurs conséquences, sans que son avis puisse vraiment les influencer. Dona Isolina ou dona Áurea, quand elles demandent à leurs petits-enfants, qu’elles accueillent après le départ de leurs mères, s’ils souhaitent ou non rejoindre leurs génitrices, ce n’est pas pour prendre effectivement en compte leurs réponses mais plus vraisemblablement pour les mettre face au fait accompli et encourager son acceptation. Ainsi, ces placements à la fois présument et contribuent à ce que l’enfant intériorise la hiérarchie qui prévaut dans les relations intergénérationnelles dans le Tapajós. Alors qu’il s’agit d’une décision qui le concerne on ne peut plus directement, l’enfant fait l’expérience d’une décision subie sans que son point de vue soit pris en compte. Même dans les cas où il s’agit d’un enfant déjà plus âgé, il ne sera pas consulté. Comme on le voit, par exemple, dans le cas d’Everton, de Jackson ou de dona Áurea quand elle était enfant, la « négociation » se déroule exclusivement entre les partenaires adultes.

Les mots qu’utilise dona Neide pour me parler du jour où son fils adoptif a quitté sa maison pour se mettre en couple sont révélateurs de cette relation non seulement hiérarchique, mais dans laquelle les descendants n’ont pas de mot à dire : « Il est sorti de

mon pouvoir à 18 ans parce qu’il s’était trouvé une femme »63. Ce « pouvoir » sur l’ensemble des décisions de la vie du jeune homme, dona Neide essaie pourtant de le garder malgré son départ et sa mise en ménage64. Le seul cas qui pourrait laisser penser que les désirs de l’enfant ont été écoutés, c’est celui de Miriane. Sa mère affirme l’avoir retirée de la maison du grand père car la fillette ne se serait pas « habituée » à y vivre. Cependant, on a vu également que des rumeurs d’inceste (du grand-père sur la fillette) avaient circulé. Il est donc malaisé de distinguer ce qui aurait pu motiver la mère de Miriane - la prise en compte de l’avis de sa fille ou des bruits qui couraient au village, le plus probable étant qu’elle ait considéré les deux. Mais on peut se demander si la seule réclamation de sa fille aurait suffi à la sortir de cette situation pourtant grave, puisque ce n’est qu’après les rumeurs que Marlene a rappelé sa fille auprès d’elle.

Bien que leurs avis ne soient apparemment pas pris en compte lors des décisions de transfert, les enfants ne manquent pas d’utiliser comme ils le peuvent les marges d’action qui leur restent pour faire une place à leurs envies. Que ce soit pendant les processus de transfert ou après, dans la vie commune avec ceux qui les accueillent, nous avons vu dans les situations décrites que les enfants s’expriment et agissent souvent en repoussant les limites qui leurs sont imposés. Ils savent également profiter des marges d’action là où les adultes ne les attendent pas, comme en témoigne le jeu de Cauã.

Contrôle émotionnel

Il apparaît également dans les cas décrits, que l’extériorisation des sentiments de douleur ou de colère n’est pas bien tolérée. L’histoire de la séparation entre Kléber et sa mère Késia, que j’ai pu accompagner de plus près, est intéressante. Le premier épisode des pleurs du garçonnet, accompagné de sa demande de rejoindre sa mère, a été relativement bien accueilli. Kléber est amené chez sa mère, au retour, devant « digérer »

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« Saiu do meu poder com dezoito anos porque arranjou mulher. »

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En assumant encore financièrement son fils adoptif (« Sou eu que dou as coisas »), elle se sent tout à fait légitime pour orienter ses choix professionnels et de résidence, alors même - et sans doute parce que - ceux-ci empêcheront la cohabitation avec sa compagne et leur première fille : « em 2011 ele termina o terceiro ano dele, aí eu quero botar ele pra estudar outra coisa » ; « Eu

mandei ele se inscrever na marinha. » ; « Eu mandei ele se alistar em Itaituba » ; « Se ele passar, ela vai ficar só » etc.

le fait que Késia l’a renvoyé, il est consolé avec affection par ceux qui s’occuperont désormais de lui, ses grands-parents et sa tante (« on lui a fait des câlins, on l’a baigné à l’eau tiède »). Par contre quand l’enfant répète la scène le lendemain, ses pleurs et demandes sont durement réprimés.

Dona Isolina destine à Kleber un discours tranchant : d’un ton rude, elle annonce au garçonnet qu’elle ne tolèrera pas ses pleurs ni ses demandes de voir sa génitrice (« Si c’est comme ça, je ne veux plus. Tu n’as qu’à partir là-bas »); elle les considère comme une démonstration de mépris de Kléber vis-à-vis d’elle (tá me desprezando) et lui pose des questions qui fonctionnent plutôt comme des menaces (« tu veux ? Choisis alors… »). Les agissements de dona Isolina sont à mon avis à rapprocher de ceux des adultes qui punissent corporellement les enfants, comme cela a été décrit au chapitre précédent. Dans les deux cas, il importe d’agir de manière incisive et rapidement, avant que le comportement non désiré ne s’installe.

Passés les premiers jours, dans tous les cas observés, il apparaît que le transfert et ses conditions seront abordés en présence de l’enfant avec une fréquence régulière et de manière tout à fait « naturelle », c’est-à-dire sans signe de gêne ou d’indication d’une quelconque gravité des faits. Il n’y aura pas de secret, ni de version aménagée spécialement destinée à l’enfant. Ceci lui permettra d’être confronté de manière répétitive à la réalité de la séparation et, progressivement, faute d’autre possibilité, de s’y habituer. J’ai assisté à des plaisanteries au cours desquelles on demande à l’enfant de donner son opinion, dans un contexte où, en fait, il est clairement attendu qu’il répète le choix déjà opéré par les adultes : « Veux-tu rester avec ta mère ? », demande en riant dona Áurea à Plínio. On ne sait pas si le « non » proféré par Plínio, comme celui de Kléber, donné en réponse à la question analogue, reflètent effectivement leurs sentiments, ou bien ce qu’ils ont appris être la bonne manière de les exprimer65. En tout cas, que ce soit par le biais de ces plaisanteries ou d’autres similaires - comme celle de demander si Kleber ne souhaiterait pas partir avec moi à São Paulo et d’interpréter, entre éclats de rire, son

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Goffman (1963) nous a déjà dépeint les rouages de la « théâtralité » de la vie sociale, dans laquelle il convient, le plus souvent, non pas d’exprimer ce que l’on ressent, mais ce qui est attendu de nous en fonction du statut que l’on a, ou que l’on souhaite avoir.

silence comme un oui - l’enfant apprend à produire un discours et un comportement qui indique qu’il a accepté et qu’il gère tranquillement et, si possible avec humour, la séparation avec ses parents.

Ainsi, à travers cette expérience d’« être confié », comme à travers d’autres expériences qui seront décrites au long de ce travail, les enfants du Tapajós apprennent qu’il est de bon ton de rire de ce qui leur fait mal.

PARTIE III

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