Chapitre 5 : Institutionnalisation suprarégionale ?
1. Les institutions transfrontalières en Grande Région: diagnostic et perspectives
1.2. Vers une institutionnalisation renforcée de la coopération ?
1.2.1. Des institutions peu visibles et dotées de marge de manœuvre
limitées
Le premier constat à tirer de l’étude Delphi est que plusieurs institutions recueillent un vaste soutien de la part des experts interrogés. Le Sommet et le CESGR sont considérés comme étant les institutions les plus importantes par les 3/4 des experts. Pourtant, les entretiens réalisés viennent relativiser ce constat. Le Sommet est généralement perçu comme
présidences sont aussi pointées du doigt. Y est associé, un marketing encore peu visible. Le CESGR est une instance unique en Europe qui est généralement considérée comme importante en tant que catalyseur de l’ensemble des questions économiques et sociales en Grande Région. Il permet aussi de mettre en contact direct un large panel d’interlocuteurs (chambre de commerce ou d’industrie, syndicats). Ce sont certainement les éléments qui ont prévalu lors de l’évaluation car, en entretien, les personnes interrogées sont plus critiques. Réunissant des institutions aux compétences trop hétérogènes, le CESGR ne peut directement mettre en œuvre ses propres recommandations. Il doit passer par le Sommet, dont les régions membres sont chargées de l’application. Le CESGR est une institution considérée comme importante pour son diagnostic, ses recommandations, mais aussi comme plateforme de rencontre et d’échange pour les acteurs. EuRegio, le CPI et Quattropole sont ensuite les institutions les plus importantes. Les autres institutions par contre ne recueillent pas la moitié d’avis favorables. On peut expliquer ce constat par le fait que les réseaux de villes Quattropole et toniCités sont encore assez jeunes ; la teneur de leur travail peut être encore méconnue. En entretien, les experts ont tendance à considérer que leurs thématiques de coopération pourraient être plus ambitieuses.
Source: Etude Delphi, n=156
Graphique 10: Importance accordée aux institutions de coopération
En comparaison avec d’autres espaces en Europe, assez peu d’institutions transfrontalières existent en Grande Région (ESPON/Metroborder, 2010a : 53). Pourtant, elles sont considérées de manière assez ambivalente: elles sont jugées trop nombreuses et manquant de visibilité. En même temps, les experts considèrent que les régions ne sont pas prêtes à déléguer certaines responsabilités à un organisme commun, qui pourrait par exemple la représenter et assurer une meilleure coordination des instances de coopération.
0 20 40 60 80 100 120 140
Source: Etude Delphi, n=156
Graphique 11: Institutionnalisation des instances de coopération en Grande Région
Le manque de visibilité des institutions semble se confirmer. Pourtant, développer une représentation forte des instances de coopération est relativement contesté. En effet, le principe de rotation de la présidence du Sommet est sans cesse confirmé par les acteurs. Il permet à chaque partenaire de renforcer périodiquement sa visibilité dans la coopération et de proposer ses idées. La piste d’un personnel nommé disposant de responsabilités de représentation est régulièrement évoquée, mais écartée jusque là. Les partenaires considèrent que ces fonctions devraient être portées par un personnel élu.
Ces deux graphiques confirment l’importance des principales instances de coopération transfrontalière tout en la nuançant : les institutions devraient être plus visibles sans pour autant bénéficier d’un surcroit de responsabilités. Le fondement interinstitutionnel de la coopération n’est donc pas remis en question. Il est plutôt conforté même si on constate ici les limites qu’il porte : un manque de visibilité qui peut induire de manière incidente un questionnement sur la crédibilité de l’action transfrontalière et la difficile identification du projet transfrontalier.
0 10 20 30 40 50 60 70 80
Il faut réduire le nombre d'instances de coopéra•on dans
la GR afin d'augmenter la transparence et de
minimiser les doublons
La GR aurait besoin d'avoir comme Président(e) une personnalité connue
Les régions partenaires ne sont
pas prêtes à déléguer des responsabilités à la
GR
Tout à fait d'accord Par•ellement d'accord Plutôt pas d'accord En désaccord Sans opinion
1.2.2. Le Sommet, institution marquée par l’asymétrie institutionnelle
Si le Sommet est la principale instance de coopération, il ne fait pas l’objet d’un consensus auprès des experts interrogés. Il doit faire face à la difficulté d’impliquer de nombreux partenaires dotés de compétences hétérogènes. Cette asymétrie institutionnelle est considérée comme étant la barrière la plus importante à la coopération (ESPON/Metroborder 2010a, Graphique 3, p.121). Nous verrons que les experts ont une appréciation hétérogène de cette asymétrie. Par ailleurs, la possibilité de travailler par « versants » qui aurait pu limiter l’impact de cette asymétrie, a jusque-‐là été éludée par les membres du Sommet.
1.2.2.a. L’asymétrie institutionnelle, barrière perçue différemment selon les
partenaires
L’objectif d’une des questions Delphi était d’étudier comment les experts se positionnent par rapport à l’asymétrie institutionnelle, afin de déceler dans un second temps dans quelle mesure une institution commune portant la mise en œuvre de la RMPT se révèlerait pertinente aux yeux des experts.
Figure 8: Composition du Sommet, différenciation selon l’échelle de compétence des experts
Précision méthodologique
Les experts étaient invités à indiquer quelles institutions dans chaque pays partenaire devraient être associées au Sommet. Ils avaient alors la possibilité pour chacune d’entre elle de choisir entre une implication systématique, occasionnelle ou aucune participation. S’ils ne choisissent pas d’impliquer une institution, très peu d’entre eux se prononcent en faveur d’aucune participation (6%) ; ils préfèrent ne pas se prononcer (18% d’entre eux). L’importance des experts ne s’étant pas prononcés peut être interprétée comme un manque de connaissance des activités effectives de certaines institutions des régions voisines ou encore comme le refus de prendre position sur l’organisation institutionnelle d’une autre
principalement pris en compte la différenciation entre participation systématique et occasionnelle. Pour ce faire, nous représentons dans les graphiques le souhait d’associer des institutions à partir du seuil de 50%. Cela permet de faire apparaître en creux, les institutions pour lesquelles les experts ne se sont peu ou pas prononcés.
Nous proposons de différencier entre experts de l’échelle locale (de la commune jusqu’aux département, Landkreis, province) et de l’échelle régionale (de la région wallonne, région Lorraine, Sarre et Rhénanie-‐Palatinat jusqu’à l’état luxembourgeois, sinon l’échelle étatique comprendrait presque uniquement des experts luxembourgeois).
La composition du Sommet est généralement confortée puisque plus de 60% des experts considèrent que les Länder de Sarre et de Rhénanie-‐Palatinat, le Grand-‐Duché de Luxembourg, la Région lorraine ainsi que la Région Wallonne devraient être systématiquement associés. Les autres institutions impliquées (départements lorrains, Communautés belges et Préfecture) sont situées un peu en deçà, respectivement 56%, 50% et 46%. Notons par exemple que concernant la préfecture, moins de 50% des experts locaux considèrent qu’elle devrait être impliquée, tandis qu’entre 60% et 70% des experts régionaux considèrent qu’elle devrait être systématiquement impliquée. Cela peut mettre en évidence une certaine méconnaissance du fonctionnement institutionnel des régions associées. Cela peut montrer aussi que même si les experts ont été déjà impliqués dans la coopération transfrontalière, il n’est pas évident pour eux de différencier les compétences effectives des uns et des autres, notamment en France où les compétences sont plus dispersées. L’exemple de la préfecture est symptomatique : c’est une structure profondément française que peu d’autres pays connaissent (ex. : Japon, Italie), tandis que le département est plus facilement identifiable par comparaison à d’autres structures nationales (province en Belgique, Landkreis en Allemagne). L’interprétation de cette différence entre experts locaux et régionaux est donc fort complexe ; nombre de variables rentrent en jeu (ex. : connaissance effective des institutions, comparaison avec des instances plus connues) et il est difficile de déterminer le poids de chacune d’entre elles. Globalement, les résultats confirment le postulat que les experts locaux sont plus favorables à l’implication systématique d’acteurs locaux tandis que les acteurs régionaux privilégient leur association ponctuelle ou occasionnelle. De même, les experts régionaux envisagent davantage l’implication ponctuelle de l’échelon étatique que les experts locaux. Mais, en consultant le détail des chiffres, il apparaît que ni les experts régionaux, ni les experts locaux n’excluent les échelles locales et ou nationales, ils envisagent leur implication différemment.
Ces résultats confortent donc le Sommet en tant qu’instance de coopération principale tout en reflétant une tendance de fond :
− La recherche d’un dialogue plus institutionnalisé entre échelle locale et régionale de coopération.
− La nécessaire implication des acteurs étatiques (essentiellement côté allemand et français) afin de concrétiser certains projets d’envergure internationale (p.ex. : TEN-‐ T).
Une autre façon de traiter cette asymétrie institutionnelle serait de concevoir le Sommet et la coopération en Grande Région comme l’association de plusieurs régions. Pour ce faire, l’idée a pu être émise de raisonner en termes de versant.
1.2.2.b. Traiter la coopération transfrontalière par « versant » ?
La question des versants est un moyen pour les experts dans le contexte transfrontalier d’aborder directement la question de l’asymétrie institutionnelle, sans pour autant apporter une appréciation sur l’organisation institutionnelle d’une région voisine. Cette question revient régulièrement dans les entretiens, même si les interprétations qui en sont apportées sont variables. Elle est donc cruciale dans l’institutionnalisation de la coopération, dans la recherche et la définition de règles du jeu des pratiques transfrontalières.
Une coopération entre versants impliquerait de considérer que le Sommet est l’instance de décision réunissant cinq régions: Lorraine, Luxembourg, Rhénanie-‐Palatinat, Sarre et Wallonie. Cette décision permettrait de limiter le nombre d’interlocuteurs lors des Sommets à cinq versants, chacun d’eux constituant une « représentation régionale ». Concrètement, cela obligerait les composantes des différentes régions à adopter une position commune en amont des décisions transfrontalières. Une grande partie des négociations auraient donc lieu en amont, dans le contexte politique régional. Cela inciterait chaque versant à adopter une vision commune de son propre positionnement dans l’espace frontalier et éviterait la confusion occasionnée par la coexistence de dix positions différentes lors de chaque Sommet. En somme, l’asymétrie institutionnelle serait traitée à l’échelle régionale. En ce sens, les Sommets prendraient davantage un caractère de rencontres internationales, chaque membre représentant un territoire, des citoyens et une vision du projet transfrontalier. Cette logique par versant aurait le plus de conséquences du côté lorrain puisqu’un représentant devrait défendre la position unique adoptée par quatre entités. Ce mode de prise de décision n’a jamais été adopté. En entretien, il est peu évoqué ; la logique par versant est uniquement discutée pour le fonctionnement des groupes de travail du Sommet. L’objectif a toujours été d’associer l’ensemble des personnels élus représentant une assemblée à l’échelle régionale. Deux arguments viennent appuyer cette logique. Tout d’abord, le respect de l’organisation institutionnelle des partenaires est constamment mis en avant comme un élément essentiel pour faciliter la coopération transfrontalière. Il appartient aux élus de chaque région de décider de la façon qu’ils jugent la plus appropriée pour être représentés dans le contexte transfrontalier. En d’autres termes, il est mal perçu qu’un partenaire institutionnel prenne position sur la composition de la délégation d’une autre région. Ensuite, en Lorraine, les acteurs mettent également largement en avant le principe de libre administration des collectivités territoriales. Une interprétation extensive de ce principe jugerait même qu’une représentation commune de la Lorraine au sein des
entités transfrontalières contreviendrait au principe de l’égalité des collectivités territoriales. Cette option n’est donc pas envisagée.
Par contre, certains aspects de cette réflexion « par versant » ont été adoptés. Ainsi, pour les présidences tournantes, le principe est que leur organisation incombe à un versant. Lorsque la Wallonie a la présidence, la Région wallonne en assure la responsabilité. Lorsque c’est au tour de la Lorraine, la question est soumise chaque fois au débat. Généralement, la question se pose entre la Région Lorraine et la Préfecture. La Région Lorraine met en avant sa légitimité démocratique et politique puisque son assemblée résulte d’une élection au suffrage universel direct sur l’ensemble du territoire lorrain (contrairement aux départements), elle dispose également de davantage de moyens par rapport aux départements. La préfecture revendique généralement son caractère neutre (représentant de l’état). Elle serait garante du principe de libre administration, ne favorisant aucune collectivité ; la région pouvant au contraire prendre l’ascendance sur les départements. En 2011-‐2012, la présidence est assurée par la Région Lorraine. L’attribution de la présidence dans le contexte lorrain représente un enjeu politique important dans la mesure où, temporairement et de façon exceptionnelle un partenaire lorrain est mis en avant par rapport aux autres, non pas seulement dans le contexte transfrontalier, mais aussi dans le contexte régional et national. Si assurer la présidence du Sommet constitue une charge financière, organisationnelle et conceptuelle, elle représente aussi un enjeu de positionnement régional et transfrontalier. Le deuxième élément est celui du budget. Lorsque le Sommet décide de la mise en place d’un projet transfrontalier et en conséquence d’un budget commun, celui-‐ci est généralement divisé en cinq. Chaque région s’organise en interne pour décider de l’affectation en fonction du nombre, des capacités financières et des compétences de chacun.
La question des versants a été abordée par certains experts en entretien en proposant que le versant lorrain se réunisse de façon informelle avant les Sommets afin de définir une position commune. L’objectif principal serait de faciliter ainsi la prise de décision entre les membres du Sommet. Certains mettent également en avant la nécessité d’améliorer l’image extérieure de la Lorraine : éviter d’exporter une confusion en construisant une position commune claire. D’autres insistent sur le fait que la Lorraine aurait plus de poids dans la négociation, parviendrait mieux à faire passer son message. Pour le moment, des réunions informelles de ce type sont organisées mais aucune régularité dans le processus n’est observée. Il semblerait que la tenue de ces réunions varie en fonction de la thématique des dossiers transfrontaliers, mais aussi de la couleur politique des exécutifs.
Sous couvert d’arguments institutionnels, cette option a été rejetée en Grande Région. Cette décision montre surtout les différentes visions que peuvent avoir les acteurs lorrains sur le futur de la coopération en Grande Région ainsi que l’importance pour eux d’être représentés dans l’ensemble des décisions politiques transfrontalières. Cette situation contraste avec la dynamique actuellement en cours dans le Rhin supérieur où les trois
acteurs régionaux élus (Conseil régional, départements du Bas Rhin et du Haut Rhin) définissent les modalités d’une fusion en « Conseil d’Alsace ».
L’absence de discussion sur le fonctionnement par versant au niveau du Sommet dénote qu’au niveau de la prise de décision effective, le caractère interinstitutionnel est essentiel et très ancré dans les pratiques des acteurs. Cela s’explique d’abord par la légitimité démocratique des partenaires institutionnels et le caractère potentiellement stratégique des décisions qui y sont prises. Les acteurs souhaitent suivre l’évolution des dossiers et peser dans la décision. Ces modes de régulations semblent ne pas pouvoir évoluer sensiblement. Pourtant, comme nous l’avons vu, un nouveau degré d’institutionnalisation est souhaité et jugé nécessaire pour assurer visibilité et continuité à la coopération. Cette évolution serait principalement possible au niveau opérationnel des CRP, puisque la mise en œuvre est régionalisée (Figure 7, p.178). Ce niveau est le moins visible et donc le moins sensible. Les experts ont régulièrement mentionné en entretien le caractère délicat d’une institutionnalisation renforcée. Si le nouveau mode de régulation négocié ne remporte pas le succès attendu par les partenaires, un climat de défiance et de questionnement sur le sens de la coopération peut être lancé, ce qui refroidit pour un temps les tentatives de coopération. Aussi, enclencher une nouvelle étape de l’institutionnalisation sur un organisme peu visible est un moyen de limiter les éventuelles retombées négatives d’un échec. A ce niveau interinstitutionnel pourrait s’ajouter une nouvelle forme d’instance, disposant d’une certaine responsabilité et chargée de participer à la mise en œuvre des décisions pour l’ensemble de la GR. Proposant un nouveau cadre pour la coopération transfrontalière et largement débattu en GR comme dans d’autres espaces transfrontaliers, le GECT peut représenter cette nouvelle forme d’institutionnalisation.
Conclusion de la première partie
Ne disposant pas de cadre juridique par défaut, la coopération transfrontalière se structure autour des modes de régulation que ses partenaires développent progressivement. En Grande Région, la recherche des homologues dans les cinq entités partenaires conduit mécaniquement à associer de nombreuses institutions. Les modes de régulation établis se caractérisent par l’asymétrie institutionnelle des partenaires associés et par l’équilibre qu’ils assurent entre chaque partenaire tout au long du processus de négociation des projets jusqu’à leur mise en œuvre. Ce système équilibré compose avec les particularités institutionnelles de chaque partenaire tout en faisant preuve d’une certaine souplesse dans son application. En construisant la stratégie RMPT, les partenaires institutionnels s’interrogent sur l’institutionnalisation de leur coopération à trois égards. La pérennisation de la coopération pourrait passer par la mise sur pied d’une instance commune en charge de mettre en œuvre certaines décisions du Sommet (dimension instrumentale), ce qui pose alors la question du cadre juridique approprié pour une telle structure (formalisation de la coopération). Par ailleurs, quelle visibilité confier à cette institution commune (dimension
symbolique) ? Le nouvel instrument européen, GECT, permet de répondre en partie à ces questions.