Chapitre 3: La construction d’un leitmotiv métropolitain pour une
2. De l'espace au territoire transfrontalier?
2.1. La territorialité transfrontalière, construction idéelle
L’analyse empirique permet de mettre en évidence deux formes d’appropriation idéelle liées toutes deux à la concrétisation du projet RMPT.
2.1.1. Un attachement affectif à l’espace transfrontalier ?
Tout d’abord, l’appropriation idéelle se manifeste chez certains experts qui associent l’espace transfrontalier aux pratiques quotidiennes de ses habitants-‐citoyens. Plus précisément, ils émettent le vœu, à travers le questionnaire Delphi, que le projet politique RMPT véhicule sur le long terme (2030) un sentiment d’appropriation de l’espace chez ses citoyens.
« La Grande région comme championne de la coopération transfrontalière en Europe qui aura réussi une intégration politique, économique et sociale exemplaire. Emergence du sentiment d'une identité de destin des citoyens de la Grande région » (commentaire sur la vision de la GR à l’horizon 2030).
« Die großen Städte sind die wichtigsten Motoren der Entwicklung der Großregion. Die lokalen Experten kennen sich gut und kooperieren permanent auf der Projektebene. Die Bevölkerung wird kontinuierlich über die Fortschritte informiert und identifiziert sich zunehmend mit der Großregion » (commentaire sur la vision de la GR à l’horizon 2030). « Deutsch-‐ und Französischunterrichtpflicht ab Kindergarten in allen Etagen der schulischen und beruflichen Ausbildung -‐ Nur die Sprache wird die Verschmelzung unserer Großregion fördern. Das Erreichen eines WIR Gefühls kann nicht allein der Wirtschaft aufgebürdet werden. Gelingt dies, dann könnte auch eine " Großregion " in 20 Jahren Wirklichkeit werden » (commentaire sur la vision de la GR à l’horizon 2030). « Vollkommen integrierte Märkte -‐ auch Arbeitsmarkt; komplett 3-‐sprachige Bevölkerung, Beginn einer eigenen Identität » (commentaire sur la vision de la GR à l’horizon 2030).
« Eine selbstbewusste, von den anderen Regionen mit Respekt wahrgenommene Region in einem größer gewordenen Europa, in der die Menschen mit Stolz miteinander leben
und arbeiten, ohne sich darüber bewusst zu sein, in welchem Staat sie gerade sind » (commentaire sur la vision de la GR à l’horizon 2030).
Le territoire n’apparaît pour ces experts pas uniquement comme une construction politique et économique, mais aussi comme construction identitaire. Il est lié à un sentiment d’appartenance à une même communauté, ce qui différencie le « nous » du « ils ». Cet attachement identitaire est exprimé par Di Méo comme « un registre de valeurs culturelles et sociales, mémorielles et symboliques » (Di Méo, 2003 : 919). Une étude complète mériterait d’être conduite pour étudier l’éventuelle émergence d’un tel sentiment dans le contexte transfrontalier et notamment auprès de ses habitants. Il s’agit pour nous ici de relever que dans le cas présent, cette dimension identitaire relève du souhait de certains experts. Ce vœu apparaît par ailleurs quasiment systématiquement accolé au vœu d’une coopération politique et économique exemplaire. Comme dans le cas de la construction européenne, cette « attachement affectif » (Ripoll & Veschambre, 2005) résulterait en grande partie d’une dimension économique. C’est la variété et l’intensité des pratiques transfrontalières quotidiennes qui participent à la construction d’un attachement affectif à l’espace. De nouveau, ces commentaires révèlent le caractère processuel de cette construction protéiforme. Cette appropriation affective n’est donc pas actuellement opérante ; elle résulte pour le moment du souhait de certains experts.
2.1.2. La représentation cartographique : élément cognitif de
territorialisation
Une des tâches confiée au projet de recherche ESPON/Metroborder était d’apporter une définition de l’objet géographique soumis à l’étude. Qu’est-‐ce qu’une région métropolitaine polycentrique transfrontalière, quelles en sont les caractéristiques, comment se positionne-‐ t-‐elle en Europe (ESPON/Metroborder, 2010a) ? Il était essentiel pour les praticiens qu’à l’appui de cette définition, une représentation cartographique soit proposée (Chilla, 2011). La représentation cartographique des résultats de cette étude a constitué un élément cognitif permettant d’appréhender certains des enjeux de cette vision politique. Elle donnait à voir une autre représentation de l’espace transfrontalier et constituait ainsi une nouvelle étape dans le débat. Un expert précisait ainsi lors d’un entretien :
« Dieses Metroborder Projekt ist jetzt eigentlich für mich auch der Schlüssel, weil eine Kernzone, so würde ich mal sagen, ist diese Großregion zu definieren, nehmen ich an, und festzustellen, wo finden die wirtschaftlichen Verflechtungen stattfinden, wo gibt es Austausche zwischen zentralen und ländlichen Räumen gibt, und dann ist die Region auch definierbar. [...] Es ist dann auf jeden Fall ein Handlungsrahmen für die Politik. Wenn die Definition da ist, und man sieht, wie weit die Verflechtungen gehen, dann werden die Menschen in diesen Teilräumen sehen: ha ha, wir sind klar nachweisbar betroffen. Viele wissen es sicherlich schon aber dann es ist ein Thema in der die Politik da auch handeln kann, um diese Region etwas stärker zusammenwachsen zu lassen » (entretien).
Le rôle de la représentation cartographique dans la suite du processus s’est précisé lors du dernier Sommet des Exécutifs, en date du 24 janvier 2013. Ce dernier a décidé de poursuivre « la définition d’une stratégie de développement métropolitaine portant un développement territorial polycentrique » (Sommet, 2013a : 4). A cette fin, les partenaires ont convenu de réaliser un « programme d’action territorial concerté » (Sommet, 2013a : 4). Dans ce contexte, plusieurs groupes de travail du Sommet ont entrepris de concrétiser la stratégie Metroborder en produisant des études sur la dimension métropolitaine de cet espace (Carte 13 et Carte 14). L’objet est de mieux cerner les complémentarités entre espaces internes et externes à la Grande Région. Cette démarche témoigne d’une tentative de saisir la complexité de cet espace pour lui appliquer ensuite une stratégie. L’action commune consiste pour le moment en la définition d’indicateurs et de méthodes communes afin d’appréhender le fonctionnement d’un espace. L’appropriation passe pour le moment par la connaissance de l’espace, donc par sa représentation graphique. Les éléments graphiques et statistiques apportés au dernier Sommet participent comme le projet ESPON/Metroborder d’une tentative d’établir une base cognitive commune de l’espace transfrontalier.
Les modes de représentation utilisés dans les deux cartes sont complémentaires. Sur la carte des centres de développement, ceux-‐ci sont comparés sur base de la dénomination de chacun des partenaires (Carte 14: Centres de développement chez les différents partenaires de la Grande Région). En parallèle, sur la carte de la dimension métropolitaine (Carte 13: La dimension métropolitaine de la Grande Région), les frontières internes à la Grande Région s’effacent au passage d’une zone dégradée rouge « espace à caractère métropolitain polycentrique et transfrontalier ». Cet espace se cale sur le sud, entre le nord-‐ouest occupé par un espace métropolitain au nord de la Wallonie et l’est où se profile l’axe rhénan. L’espace métropolitain de la GR n’est pas détaillé dans ses fonctions mais est largement inclusif en allant au-‐delà du périmètre fonctionnel dégagé dans l’étude Metroborder et en incluant l’ensemble de la Lorraine au sud. La nuance réside dans le dégradé de couleur utilisé.
Source : Sommet, 2013b : 16
Carte 13: La dimension métropolitaine de la Grande Région
Source : Sommet, 2013b : 18
Ces cartes semblent indiquer que la thèse d’un périmètre resserré du Mandatsraum n’a pas été retenue par les acteurs. L’inclusion de l’ensemble des espaces et donc de l’ensemble des partenaires est symbolisé par la représentation graphique. On entrevoit ici le résultat d’une complexe négociation politique dont l’objectif a été d’accorder une place à chaque partenaire institutionnel dans cette future stratégie. La dimension spatiale constitue donc un élément essentiel dans le processus décisionnel interrégional. La définition d’une potentielle territorialité transfrontalière se base sur la territorialité de chaque partenaire associé. Autrement dit, la territorialité transfrontalière se constitue en complément de la territorialité de chacun des membres.
Si l’attachement affectif à l’espace transfrontalier se révèle être minoritaire et renvoyant à un futur souhaitable pour certains experts, l’appropriation cognitive de l’espace transfrontalier est tangible. Comme nous l’avons relevé au début de ce chapitre, plusieurs tentatives de définir la dimension fonctionnelle de cet espace transfrontalier avaient déjà été entreprises (ex. : Brücher et al., 1982). La discussion académique que ces travaux avaient initiée a été poursuivie d’une discussion politique sous la forme de la Vision 2020, notamment. Le processus politique Metroborder est à considérer dans cette lignée ; il constitue une nouvelle tentative d’appréhender cet espace complexe. La singularité de ce processus réside dans la méthode institutionnelle qui a été employée. Un projet de recherche a été mis en place, celui-‐ci a été accompagné d’un comité de suivi ad hoc. Ce dernier est d’ailleurs, avec d’autres groupes de travail, en charge d’opérationnaliser le processus Metroborder. Nous approfondirons les éléments de cette institutionnalisation dans le chapitre 5. Nous pouvons noter pour le moment que cet accompagnement institutionnel participe au processus d’appropriation cognitif en commun. Dans la même veine, le projet INTERREG SIG GR a été mobilisé afin de développer les cartes ci-‐dessus, documents adoptés par le Sommet. Cette démarche d’ « apprentissage », de « familiarisation » et « d’intériorisation cognitive » (Ripoll & Veschambre, 2005) résulte donc d’un processus transfrontalier. Cette dimension est importante dans la mesure où elle témoigne de la tentative d’appréhender un espace transfrontalier avec les mêmes outils. Cette démarche n’est pas uniquement entreprise dans un contexte interrégional, entre l’ensemble des partenaires associés, elle est aussi pilotée par un projet transfrontalier. Si l’ensemble des membres y sont associés, il est géré au quotidien par le Luxembourg et la Rhénanie-‐Palatinat. Cette faible institutionnalisation dénote que la délégation d’un mandat est envisagée dans certains cas, en particulier pour des raisons opérationnelles. Ainsi, nous pouvons en déduire qu’une appropriation cognitive transfrontalière est actuellement à l’œuvre.
Après l’appropriation idéelle de l’espace transfrontalier, émerge la question d’une appropriation matérielle. Si implicitement ces représentations graphiques laissent entrevoir l’importance des territorialités nationales, qu’en est-‐il de l’appropriation matérielle ? Par quels acteurs est-‐elle exercée et quel rôle joue le Mandatsraum dans ce contexte ?