Chapitre 1: Cadre conceptuel
1. La régionalisation, grille de lecture des enjeux frontaliers
2.1. Territorialité et gouvernance: définition et enjeux
La territorialité et le territoire, sont des concepts largement mobilisés non seulement en géographie, mais aussi dans d’autres disciplines de sciences sociales. Dans le langage courant, c’est son interprétation juridique qui prévaut. Le territoire est une donnée essentielle de l’état, c’est la manifestation spatiale de sa souveraineté. Elle est le « cadre spatial dans lequel est établi toute communauté humaine, matérialisant sa fixation au sol et déterminant ses contours ainsi que les limites de sa souveraineté » (Badie, 1995 : 9). En ce sens, le territoire est un élément fixe, établi sur le long terme. Contester le territoire d’un état revient à contester son existence. Régionalisation et mondialisation posent d’importantes questions sur la définition de ce concept dans le cadre juridique. Si des réflexions existent sur la validité de ce concept dans l’ordre international contemporain, celui-‐ci reste éminemment opérationnel et constitue un des fondements de l’ordre international. Aussi, « État et territoire (restent) indissolublement liés quelles que soient les transformations, (ils) se consolident mutuellement et forment toujours la pierre angulaire du droit international » (Flory, 1996: 5). Ce constat mène ainsi Agnew à dénoncer un « piège territorial » méconnaissant la plupart des défis territoriaux auxquels les états sont confrontés (‘territorial trap’, Agnew, 1994).
En géographie politique de même que dans les sciences sociales en général, le territoire résulte de la construction sociale d’un groupe d’acteurs, elle est donc évolutive dans le temps et l’espace. Ainsi, « territoriality (is) defined as the attempts by an individual or group to affect, influence, or control people, phenomena, and relationships, by delimiting and asserting control over a geographical area. This area will be called territory » (Sack, 1986 : 19). Plusieurs éléments sont présents dans cette définition. D’abord, le territoire n’est pas donné, il est construit. Cette construction résulte de l’intention d’un groupe d’acteurs d’exercer un contrôle sur l’aire géographique qu’il a préalablement délimitée. L’espace ainsi construit peut donc cesser d’être territoire dès lors que cette emprise disparaît. Raffestin précise encore davantage cette définition en mettant à jour la notion de pouvoir que celle-‐ci induit.
« Le territoire est généré à partir de l'espace, il est le résultat d'une action conduite par un acteur syntagmatique (acteur réalisant un programme) à quelque niveau que ce soit. En s'appropriant concrètement ou abstraitement (par exemple la représentation) un espace, l'acteur "territorialise" l'espace. [...] Le territoire, dans cette perspective, est un espace dans lequel on a projeté du travail, soit de l'énergie et de l'information, et qui, par conséquent, révèle des relations toutes marquées par le pouvoir. Si l'espace est la "prison originelle", le territoire est la prison que les hommes se donnent » (Raffestin, 1980 : 129).
Le territorialisation résulte donc de l’appropriation d’un espace par un acteur. Entre l’espace et l’acteur, la territorialisation se manifeste par deux étapes.
• Le développement d’une stratégie : les acteurs définissent une stratégie dont la réalisation est projetée dans l’espace.
• Le processus de territorialisation résulte d’une relation de pouvoirs qui se manifeste par l’emprise sur l’espace. C’est donc à l’aune de cette appropriation qu’un espace devient territoire ou qu’un territoire redevient espace. Cette dimension relationnelle entre un groupe d’acteurs et un espace est fort complexe. Elle a tantôt été qualifiée de « contrôle » (Paasi, 2009 : 124), d’« appropriation » (Debarbieux, 2003 : 911), ou encore de « souveraineté » (Gottmann, 1975 : 44). Cette notion permet donc de mettre en lumière le caractère graduel de la territorialité et par conséquent la possibilité de constater la coexistence de plusieurs formes d’appropriations (Vollaard, 2009). C’est le cas par exemple de l’UE dont l’emprise s’ajoute à celle des états membres.
Appliquée au contexte transfrontalier, cette définition permet de s’interroger sur la possible émergence d’une territorialité transfrontalière4 (voir Figure 1). En effet, en définissant des stratégies de coopération transfrontalière ayant l’ambition de se positionner dans un contexte européen, ces espaces transfrontaliers initient-‐ils un processus de territorialisation transfrontalière ? La singularité du contexte transfrontalier interroge alors deux éléments. Tout d’abord, le « titulaire » de l’appropriation territoriale transfrontalière. Celle-‐ci pourrait être exercée par l’ensemble des partenaires par le biais de leur coopération transfrontalière institutionnalisée. Cette hypothèse interroge alors la possibilité d’une appropriation commune sur un espace transfrontalier alors que chaque partenaire institutionnel peut assimiler l’espace sur lequel il est compétent comme relevant de sa souveraineté propre. Ici ressurgissent les deux définitions de la territorialité. La territorialité transfrontalière qui ne peut être que construction, limitée à des questions transfrontalières, interroge donc directement la territorialité des partenaires associés, pris individuellement. L’appropriation territoriale peut également être exercée par chaque partenaire institutionnel sur « son » propre territoire, après que la stratégie transfrontalière a été décidée collégialement. La première étape évoquée précédemment (stratégie) est donc transfrontalière, la seconde (appropriation) est régionale. Peut-‐on alors parler de territorialité transfrontalière ? Cette question est étroitement liée à la notion d’appropriation.
4 Le concept de territorialité est mobilisé dans cette étude comme un élément analytique permettant de cerner les ambitions de la stratégie RMPT en Grande Région. Nous préférons employer le terme de territorialité ou de territorialisation à celui de territoire puisqu’il s’agit moins d’étudier un résultat que la structuration d’un
La prégnance de la territorialité dépend de la nature et du degré de l’appropriation. Dans le cadre d’une stratégie commune de coopération, celle-‐ci peut se manifester de multiples façons. Elle peut être symbolique comme par exemple la représentation cartographique de la stratégie commune sur le périmètre transfrontalier. Elle peut se manifester plus directement, par le biais de la mise en place de données communes permettant d’établir comment la stratégie devra être mise en place sur chaque espace. Elle peut enfin être visible et avoir un impact plus significatif, comme par exemple la définition d’un plan d’actions transfrontalières mettant en œuvre une stratégie de développement territorial transfrontalier. Se pose dans ce cas immédiatement la question de la gouvernance et du «titulaire» de cette appropriation.
Pour des raisons d’effectivité dans la prise de décision, mais aussi et surtout pour des raisons de légitimité, une mise en œuvre par un organe transfrontalier commun semble peu envisageable ; les partenaires préfèreront alors une mise en œuvre régionale.
Nous constatons ainsi que territorialité et gouvernance sont étroitement liées, en particulier dans le contexte transfrontalier. Nous nous interrogerons donc autant sur la dimension spatiale ou territoriale de la stratégie Metroborder qu’à sa concrétisation, par le biais de la gouvernance. Nous proposons de définir la gouvernance comme l’ « ensemble des processus et des institutions particip(ant à) la gestion politique d’une société » (Le Galès, 2003 : 418). Cette définition est assez large. Elle permet de prendre en compte les processus formels et informels participant à la prise de décision politique. Nous proposons ainsi de lire le développement des stratégies de coopération transfrontalière à la lumière des trois concepts mentionnés précédemment, régionalisation, territorialité et gouvernance.
Source : E. Evrard
Figure 1: Vers l’émergence d’une territorialité transfrontalière?