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Vers une carte du monde tel qu’il est perçu à la cour du sultan du Borno

Représentations du sultanat du Borno

C. Vers une carte du monde tel qu’il est perçu à la cour du sultan du Borno

L’étude des noms propres permet de reconstruire une vision du monde non- européo-centrée et donc de s’immerger dans le monde tel qu’il était perçu au XVIe siècle dans le bassin du lac Tchad. Plusieurs mondes se juxtaposent dans les représentations d’ibn Furtu. Un monde du vécu, un monde des contacts et un monde des livres. La recension des lieux ainsi que des termes usités pour les décrire permet de remplir la carte du monde connu d’Aḥmad ibn Furṭū. Sont-ce pour autant les seuls qu’il connaisse ? Très probablement non, d’autant que d’autres documents mettent en relation le Borno avec le monde. Je parle des représentations du monde, car il existe plusieurs représentations, notamment une représentation de la géographie physique du monde, ainsi qu’une représentation humaine et politique de celui-ci, montrant de manière qualitative les espaces connus par l’auteur et par déduction les limites du monde connu. Ces représentations définissent les limites de cette étude, ainsi que ses caractéristiques géographiques et humaines telles qu’elles sont vues par un auteur bornouan du XVIe siècle n’ayant jamais quitté le bassin du lac Tchad, mais faisant partie des cercles de décision de la cour. Aux cartes ainsi dessinées, j’ajouterai d’autres régions que l’auteur n’évoque pas, mais qui figurent dans la documentation évoquant les relations entre le Borno et ses voisins, entre 1391 et 1710.

Trois niveaux de description du monde

Aḥmad ibn Furṭū met en scène le monde tout au long de son récit. La description de celui-ci est le résultat de la transcription du savoir accumulé sur l’espace, qu’il soit imaginaire ou vécu. L’ensemble des informations acquises par Aḥmad ibn Furṭū permet de comprendre la cosmologie et l’étendue de « son » monde connu. La description de ce monde reflète plusieurs niveaux d’expérience qui produisent des représentations variées de l’espace, allant du plus éloigné au plus proche, de l’abstrait au concret.

Le monde des livres

Aḥmad ibn Furṭū est un savant dont les références littéraires sont nombreuses. Celles-ci montrent qu’il a sa place dans la communauté savante du dār al-islām. Les livres qu’il évoque dans son récit proviennent d’auteurs variés, du Maghreb à l’Irak. ‘Ulamā’ accompli, Aḥmad ibn Furṭū est également un fin connaisseur du Coran et de la tradition coranique. Sa vision du monde est construite à partir de la cosmologie musulmane. Cette science centrée sur l’islam explique pourquoi la connaissance nominale

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du monde s’étend à tout le monde islamique vers le nord et l’est, quand les frontières du monde connu s’arrêtent relativement tôt au sud : le monde des livres permet à Aḥmad ibn Furṭū de dépasser le cadre géographique du bassin du lac Tchad.

Deux régions du monde sont directement liées à des livres consultés par l’auteur. Il s’agit du Maghreb oriental et du Proche-Orient. Ces territoires se retrouvent dans des titres d’ouvrages que mentionne Aḥmad ibn Furṭū : les kitāb al-Šām et kitāb al-Ifrīqiyā283. Les autres références viennent pour la plupart de la tradition coranique. Ainsi, la mention du « peuple de Sodom284 » vient du Coran285, tout comme les Qurayš286, les Banū Israël287, La Mecque288 et Médine289. Les mentions des batailles de Waddān et Tabūk290, ainsi que du terme de Ḥiǧāz (Hedjaz)291, la chaîne montagneuse où se trouvent La Mecque et Médine, proviennent de la littérature de sīra qui dépeint les actions du Prophète Muḥammad. La connaissance lointaine de l’Irak, mentionné à une reprise, ainsi que de la ville de Koufa292, est issue très probablement de cette même tradition prophétique. Plusieurs lieux font également référence aux origines supposées yéménites de la dynastie293. Ces connaissances renvoient aux références littéraires étudiées précédemment. Elles sont une caisse de résonnances de la transmission des savoirs, via le pèlerinage à La Mecque et les contacts transsahariens vers l’Égypte.

Hormis l’Ifrīqiyā, les termes provenant des livres qu’a pu consulter l’auteur concernent la Péninsule arabique et le Moyen-Orient. Néanmoins, il est impossible de savoir comment ces termes mentionnés par Aḥmad ibn Furṭū s’organisent dans l’espace, bien que la grande variété des noms évoqués montre que l’auteur a une certaine connaissance géographique de ce qui était considéré dans la cosmologie islamique comme le centre du monde.

283 RAS, K/K, f. 47v, 48r ; PALMER, Tārīḫ may Idrīs…, 1932, p. 53-54. 284 RAS, K/K, f. 105v ; PALMER, Tārīḫ may Idrīs…, 1932, p. 120. 285 Coran, s. 15 v. 67.

286 RAS, K/B, f. 3v ; LANGE, kitāb al-ġazawāt…, 1987, p. 3 ; RAS, K/K, f. 47rv, 48rv, 112r ; PALMER,

Tārīḫ may Idrīs…, 1932, p. 53, 54, 128 ; Coran, s. 105.

287 RAS, K/K, f. 113r ; PALMER, Tārīḫ may Idrīs…, 1932, p. 129 ; Coran, s. 2 v. 40, 47, 83, etc.

288 RAS, K/B, f. 3rv, 5r, 35v ; LANGE, kitāb al-ġazawāt…, 1987, p. 2, 3, 5, 49 ; RAS, K/K, f. 50r ; PALMER,

Tārīḫ may Idrīs…, 1932, p. 56 ; Coran, s. 3, v. 96 ; s. 6 v. 92, etc.

289 RAS, K/B, f. 5v ; LANGE, kitāb al-ġazawāt…, 1987, p. 6 ; RAS, K/K, f. 50r ; PALMER, Tārīḫ may

Idrīs…, 1932, p. 56 ; Coran, s. 9 v. 101 ; s. 9 v. 120…. Ces deux villes sont cependant également connues

par d’autres canaux, puisqu’elles sont l’étape finale du pèlerinage annuel à La Mecque.

290 RAS, K/B, f. 42v ; LANGE, kitāb al-ġazawāt…, 1987, p. 58. 291 RAS, K/K, f. 47v ; PALMER, Tārīḫ may Idrīs…, 1932, p. 53. 292 RAS, K/K, f. 48r ; PALMER, Tārīḫ may Idrīs…, 1932, p. 53.

293 RAS, K/B, f. 3v ; LANGE, kitāb al-ġazawāt…, 1987, p. 3 ; RAS, K/K, f. 47rv, 48r, 112r ;PALMER, Tārīḫ

151 Le monde des relations et du savoir

Le second niveau de description du monde est modelé par les récits oraux, passant d’homme à homme. Ce canal d’information regroupe aussi bien les connaissances acquises auprès des voyageurs traversant de longues distances que celles ramenées des campagnes militaires du Borno contre ses voisins. Ainsi, ‘ulamā’, marchands, ambassadeurs et migrants apportent à Aḥmad ibn Furṭū une connaissance topographique de territoires aussi lointains que proches, de la ville d’Istanbul aux localités des montagnes du Mandara. Par conséquent, l’échelle géographique concernée par ce niveau de description varie énormément. La connaissance topographique liée au discours rapporté va du très vaste – à l’échelle d’un pays entier – au très local.

En fait, les connaissances glanées auprès de commerçants et d’ambassadeurs sont très éclectiques et concernent des localités situées à de très longues distances294. De la même manière, les connaissances provenant des šayḫ et des « anciens » évoquent des territoires éloignés, à l’image de ce récit évoquant la superficie du Borno :

نيفراعلاٌخئاشملاٌرابخاٌنمٌانيلاٌلقُنو نمٌمهتكلممٌةياغٌنا ٌ يلاٌةيقرشلاٌِةهجلا ٌُضٌ ِدلبلا يو لاٌنموٌفيرلاٌ دﻼبٌنمٌلينلاٌىلاو ةيهتنمٌةيبرغلاٌةهج رحبلاٌىلا نيضاملاٌرباكﻻاٌنمٌانعمسٌاذكهٌهَسوُمَرَبٌيمسملا Et les šayḫ (al-mušā’iḫ) nous ont dit que leur royaume s’étendait en direction de l’est jusqu’au pays de Dhūī et au Nil dans le pays de Rīf et en direction de l’ouest jusqu’à une rivière appelée Baramūsah. C’est ainsi que nous l’apprîmes des aïeuls295.

Ce savoir fixe les limites connues du monde tel que le connaît Aḥmad ibn Furṭū, selon ce qui est rapporté par les deux textes. C’est le cas de nombreux territoires qui s’étendent du bassin du lac Tchad à la Péninsule arabique, en passant par l’Anatolie et les étapes de la route transsaharienne reliant le Borno à la mer Méditerranée. La carte ci- dessous montre que les zones connues du monde par les discours rapportés vont principalement vers l’est et le nord, mais également vers l’ouest, en direction du Niger.

À une toute autre échelle, Aḥmad ibn Furṭū décrit des territoires dont l’existence et la localisation lui furent rapportées par des témoins oculaires dans le cadre des campagnes militaires d’Idrīs ibn ‘Alī. Les zones concernées sont très différentes de celles évoquées précédemment. Celles-ci sont directement connectées au contexte politique local et il s’agit pour la plupart d’entre elles de régions limitrophes du Borno. Ces régions

294 RAS, K/K, f. 111v ; PALMER, Tārīḫ may Idrīs…, 1932, p. 127. 295 RAS, K/K, f. 47v ; PALMER, Tārīḫ may Idrīs…, 1932, p. 53.

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sont situées au sud et à l’ouest, où il semble qu’Aḥmad ibn Furṭū ne s’est jamais rendu. Le « pays de Kano » en est l’exemple le plus frappant. Aḥmad ibn Furṭū liste dix localités appartenant à cet ensemble politique296. Leur grande majorité est dénommée šawkiyā, ou fortification, sans savoir s’il s’agit de simples positions fortifiées ou de villages. Leur énonciation se fait au gré des souvenirs de l’auteur et ne suit aucune logique territoriale. La seule certitude réside dans l’emplacement de ces villes, à l’ouest de Maǧiyah, première ville à être conquise par Idrīs ibn ‘Alī.

Figure 13 Carte du monde des relations

Ces deux niveaux de description du monde restent abstraits aux yeux de l’auteur. Si la toponymie est bien connue, il n’a que très peu d’indications sur leur emplacement précis ou encore sur les caractéristiques de ces différentes localités. Tout au plus sait-il si ce sont des villes fortifiées ou de simples étapes. Le nombre d’occurrences de ces localités est également très faible. Cette caractéristique donne une première indication sur la place de ces territoires dans les échanges : il s’agit de l’Autre, de l’Étranger ou du

296 Aǧiyāǧiyâ, Awazāki, Dalā (Kano), Dulūh, Fāġih, Kalmasanh, Ġalakī, Maǧiyah, Sa'iyā et Ukluyah (RAS,

K/B, f. 5r, 22rv, 23r, 29v ; LANGE, kitāb al-ġazawāt…, 1987, p. 5, 29, 30, 31, 40). Hormis la ville de Majiyah (RAS, K/B, f. 22rv, 23r ; LANGE, kitāb al-ġazawāt…, 1987, p. 29, 30 ; LANGE, A Sudanic

153 lointain. Ils représentent l’altérité ou l’éloignement, par rapport auquel le monde du vécu tranche nettement.

Le monde du vécu

Le troisième et dernier niveau de description du monde est le monde du vécu. Il est lié à l’expérience empirique du territoire par Aḥmad ibn Furṭū. L’opposition entre expériences sensitive et cognitive a une influence sur la manière dont l’auteur perçoit le monde, mais aussi sur la structure même du récit. Cette dichotomie entre expérience indirecte et « véritable certitude297 » est mise en avant dans de nombreux travaux sur les récits de voyageurs298. Ainsi, à plusieurs reprises, Aḥmad ibn Furṭū met en avant ses propres souvenirs pour être au plus proche de la vérité. Sa mémoire est par ailleurs une limite qu’il invoque pour justifier les manques dans son récit299.

Figure 14 Carte du monde du vécu

Le monde expérimenté de manière sensible est le plus précis des niveaux de description. La région qu’il a parcouru se concentre sur les rives de la Komadugu Yobe,

297 Coran, s. 69 v. 51.

298 DANKOFF, An ottoman mentality…, 2006, p. 188-189.

299 RAS, K/B, f. 42r ; LANGE, kitāb al-ġazawāt…, 1987, p. 58 ; LANGE, A Sudanic Chronicle…, 1987,

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la rivière qui fut le cœur du sultanat du Borno jusqu’au XVIIIe siècle et le Kanem, qu’il a parcouru du temps des campagnes d’Idrīs ibn ‘Alī. Hormis une expédition au sud où Aḥmad ibn Furṭū se met en scène, celui-ci semble s’être peu déplacé à l’ouest ou au sud du Borno300. La grande variété des noms qualifiant les toponymes et ethnonymes dans les régions du Borno et du Kanem montre qu’Aḥmad ibn Furṭū a une connaissance précise des noms et peut les décrire.

Cette floraison d’indications géographiques suit un schéma bien défini, qui épouse la forme des itinéraires empruntés301. Aḥmad ibn Furṭū représente l’espace sous forme de « listes d’itinéraires302 » qu’il reproduit dans son manuscrit. Ainsi, lors de la première expédition d’Idrīs ibn ‘Alī en 1574, Aḥmad ibn Furṭū, qui l’accompagne, écrit :

ٌيلاٌ َلحتراٌ مثٌ اوربْمغٌ دلببٌ لزنوٌيِنرُببٌ ِِِةامسملاٌةريبكلاٌ ِةنيدملاٌنمٌجرخف ٌلقتناوٌِهبٌلزنوٌ ْمَتْنَز ٌماقٌكلاذٌدعبٌمثٌ]...[ٌِبرغلاٌيلاٌاًهّجوتمٌهوْمِسَكٌيلاٌهنم ٌ]...[ٌ َمَتنَزبٌلزنوٌةيقرشلاٌِةهجلاٌيلاٌاًرئاسٌهومسكٌنمٌسيرداٌ ُجاحلاٌانُناطلس ٌيرَبَبٌَلزنٌيتحٌهدﻼبٌِطْسوٌيفًٌﻼهمٌﻼهمٌاًرئاسٌلزيٌملٌاذكهوٌْهَوُتَغٌِدلبلابٌلزنو ٌ دلبٌوُهوٌهِقِتاَغبٌيمستٌٍةيكوشٌلَوحب ٌ دلبٌيلاٌبهذبٌنمٌلكٌدنعٌ روهشم مناك

Et il [Idrīs ibn ‘Alī et son armée] sortit de la grande ville appelée Burnī [Birni Ngazargamu] et il se rendit à Ġambaruwā, puis il se mit en route pour Zantam et il s’y rendit ; puis il se transféra de là jusqu’à Kasimūh en se dirigeant vers l’ouest [...] Puis après cela notre sultan al-ḥāǧǧ Idrīs quitta Kasimūh en direction de l’est et se rendit à Zantam […] Et il se rendit à Ġatūh et de cette manière après les autres il passa très lentement au milieu de son pays jusqu’à se rendre à Barī aux alentours de l’enceinte fortifiée appelée Ġātifih. C’est un pays connu par tous ceux qui vont au pays du Kānim303.

300 Aḥmad ibn Furṭū est notamment présent lors de l’expédition qui conduit le sultan Idrīs ibn ‘Alī à la ville

d’Amsakā. Dierk Lange affirme qu’il est également présent lors de la conquête des quatre villes Ngizim, situées à l’ouest du Borno. Cette affirmation repose sur l’utilisation de la première personne du singulier dans le récit (LANGE, A Sudanic Chronicle…, 1987, p. 24, 83 n. 32). Néanmoins, la construction du récit de la conquête de ces quatre villes nous amène à douter de la réelle présence de l’auteur auprès des troupes bornouanes : celle-ci suit un procédé de narration schématique facilement identifiable, où l’on retrouve plusieurs topoi qui accompagnent le récit d’Aḥmad ibn Furṭū : les villes conquises sont ainsi de plus en plus grosses et leur conquête suit à chaque fois la même trame (voir RAS, K/B, f. 30-35 ; LANGE, kitāb al-

ġazawāt…, 1987, p. 41-49).

301 Cette caractéristique a déjà été évoquée par Dierk Lange : « les indications géographiques sont le plus

souvent données en fonction du trajet parcouru par l'armée du sultan » (LANGE, « Préliminaires… », 1989, p. 194).

302 LEFEBVRE, « Itinéraires de sable… », 2009, p. 811.

155 Les itinéraires menant au Kanem sont d’autant plus précis qu’Aḥmad ibn Furṭū les emprunte à plusieurs reprises et qu’ils remontent à un passé récent304. La distance de l’un à l’autre est parfois indiquée grâce à des indications temporelles, mais la plupart du temps, Aḥmad ibn Furṭū reste évasif sur ce point. Comme Camille Lefèbvre a pu le démontrer à partir de listes d’itinéraires recueillies durant le XIXe siècle au Soudan central, « ces listes organisées de noms de lieux s’apparentent à un art de la mémoire, destiné à permettre de conserver le souvenir du plus grand nombre d’itinéraires305 ». Ainsi, la mémoire est le matériau d’origine de ces itinéraires pour Aḥmad ibn Furṭū.

L’étendue du monde, espaces connus et inconnus au Borno dans la longue durée

Entre le monde du vécu et celui reconstitué à partir de sa culture livresque, plusieurs types d’espaces d’entremêlent dans les représentations d’Aḥmad ibn Furṭū. La carte du monde « borno-centrée » serait cependant incomplète sans les espaces non mentionnés par l’auteur mais qui apparaissent dans d’autres documents.

Ainsi, Aḥmad ibn Furṭū ne cite jamais l’Égypte qui fut pourtant un interlocuteur diplomatique majeur jusqu’à la prise du Caire par les Ottomans en 1516. Une lettre du sultan du Borno ‘Uṯmān ibn Idrīs (1389-1421) datée de 1391 et adressée au sultan mamlūk Al-Malik al-Ẓāhir Sayf al-Dīn Barqūq (1382-1399) montre que l’Égypte, étape obligatoire pour les pèlerins vers La Mecque, fait partie du monde connu à la cour du Borno306. Il en est de même pour le Maroc, la Tripolitaine et plusieurs oasis sahariennes non mentionnées, comme celle du Twat, dans le sud de l’Algérie. Les relations du Borno vers l’ouest sont peu connues, notamment vers le Maroc et l’oasis du Twat. Cependant elles existent, comme en témoignent plusieurs documents des XVe et XVIe siècles307. Quant aux relations avec la Tripolitaine et la ville de Tripoli, plusieurs textes l’évoquent, à commencer par celui du « chirurgien esclave ».

Le XVIIe siècle ainsi que le début du XVIIIe siècle voient le regard des Bornouans s’ouvrir à de nouelles régions. Cela coïncide avec l’émergence d’États souverains, souvent concurrents du Borno, au sud et à l’est de la région du lac Tchad. Dans la zone se

304 Voir notamment annexe 5.

305 LEFEBVRE, « Itinéraires de sable… », 2009, p. 812.

306 AL-QALQASANDI, kitāb ṣubḥ al-aʿšā, 1915, vol. 8, p. 117, trad. in CUOQ,Recueil des sources arabes…,

1975(1985),p. 377-378.

307 MARTIN, Les oasis sahariennes…, 1908, p. 122-123 ; AL-FISTALI, KARIM (éd.), Manāhil al-ṣafā…,

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trouvant entre le lac Tchad et le Nil, plusieurs États apparaissent. Il s’agit du Baguirmi308, du Waday et du Darfur. Si aucun document n’évoque clairement des relations diplomatiques entre ces États et le Borno, la proximité culturelle, politique et institutionnelle ainsi que le développement des mouvements migratoires du Borno jusqu’au Darfur en font des espaces connus à la cour du Borno. Enfin, au sud, des États comme le Kebbi ou le Kwororofa, situé au sud de la rivière Gongola et le long de la Benué, développent des contacts avec le Borno : une source consulaire française de Tripoli apporte la preuve d’échanges diplomatiques entre la cour du Borno et le Kwororofa au début du XVIIIe siècle309. D’autres sources, orales cette fois-ci, évoquent des liens entre le Borno et le sud-ouest, des États hausa au Ghana actuel, le long des routes commerciales du sel et de la noix de kola310.

La somme de ces informations permet de dessiner une carte « borno-centrée » du monde à l’époque moderne à partir des sources existantes. Au nord, le monde connu ne dépasse guère les côtes de la Méditerranée si l’on y joint la Péninsule arabique et Istanbul. L’Europe chrétienne n’est jamais évoquée, tout comme les territoires au-delà du Proche et du Moyen-Orient. L’ouest de l’Afrique n’apparaît pas non plus dans les sources311. Au sud, le monde connu n’atteint pas le golfe du Niger. Il s’étend néanmoins en direction de la forêt soudanienne, jusqu’au nord du Ghana actuel. Enfin, la région autour du lac Tchad regroupe de nombreux niveaux de connaissance du monde. Il s’agit de la région la mieux connue au sultanat du Borno.

Trois espaces se dégagent de cette carte : le bassin du lac Tchad ; une large bande horizontale soudano-sahélienne et un monde lointain, celui du pourtour Méditerranéen. Entre les deux premiers espaces et le dernier, le Sahara fait office de lieu d’échange, de passage et de barrière. Une fois les lieux placés sur une carte moderne, il est possible, grâce à l’étude lexicométrique, de dessiner plusieurs cartes des représentations mentales d’Aḥmad ibn Furṭū afin de saisir les représentations géographiques et politiques de ces espaces, ainsi que leur hiérarchisation dans le cadre des échanges avec le Borno.

308 Le Baguirmi est déjà évoqué une fois dans les textes d’Aḥmad ibn Furṭū : le sultan Bulālah ‘Abd al-Ǧalīl

ibn ‘Abd al-Ǧalīl y mène une expédition militaire lorsque le sultan du Borno Idrīs ibn ‘Alī attaque le Kanem (RAS, K/K, f. 68r ; PALMER, Tārīḫ may Idrīs…, 1932, p. 77).

309 LEMAIRE, Claude, « Lettre du 25 mai 1707 »,SC Barbaria, vol. 3, Archivio Storico della Propaganda

Fide, Vatican, f. 505-508.

310 RAFI AUGI, « A consideration… », 1989, p. 182.

311 L’inverse n’est pas vrai, puisqu’un texte du mauritanien Aḥmad Bābā évoque le Borno et son sultan,

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Dessiner le monde physique

Les évocations de paysages traversés par Aḥmad ibn Furṭū sont nombreuses, bien que ténues. Elles peuvent décrire des paysages locaux comme de vastes espaces, ou encore des fleuves ou des montagnes dont il a entendu parler. Dresser un inventaire de ces évocations permet d’établir une première représentation du monde selon Aḥmad ibn Furṭū. Ce monde physique tel qu’il est perçu donne des éléments d’information pour saisir les grands ensembles « naturels », dans le sens où ils touchent aux caractéristiques physiques, géologiques et climatiques du monde dans lesquels le Borno s’insère.

Une partie des lieux géographiques n’ont pas de termes physique pour les qualifier. En premier lieu, il y a les territoires ou régions, comme iqlīm (« climat »), ’arḍ (« territoire ») ou ’aqṭār (« pays », « territoire » ou « région ») : ce sont des termes génériques utilisés pour une étendue, sans détail topographique ni hydrographique. Ces termes qualifient le Kanem, le Borno ou le Yémen. D’autres termes géographiques n’ont pas de qualificatifs particuliers, mais sont facilement reconnaissables, à l’image du Nil312. Les repères physiques d’Aḥmad ibn Furṭū sont les réseaux fluviaux et les reliefs entourant le versant ouest du lac Tchad. Les termes hydrographiques et topographiques sont nombreux dans le texte. Il sont composés des plaines et déserts (al-barārī, al-hawḍ)313, des reliefs (haǧr, rubuwa, ǧabal)314 ainsi que des fleuves, rivières, points d’eau et étendues liquides (ġaḏīr, baḥr, mā’, sāḥil)315. Un terme hydrographique est problématique. Il s’agit de la « mer » (baḥr) Baramūsah. L’évocation du Baramūsah va de pair avec un récit historique transmis oralement par les savants du Borno. H. Barth pense que cette rivière