• Aucun résultat trouvé

Quand les calendriers s’en mêlent : vers une nouvelle chronologie des événements rapportés par le « chirurgien esclave »

Représentations du sultanat du Borno

B. Quand les calendriers s’en mêlent : vers une nouvelle chronologie des événements rapportés par le « chirurgien esclave »

Qu’est ce qui peut expliquer le décalage existant entre les deux chronologies, ainsi que la mise en relation entre les événements politiques de Tripoli et ces ambassades dont les dates semblent fausses ? Ces questions renvoient à la nature des informations utilisées par le « chirurgien esclave » pour établir cette chronologie. Chaque date sert de support à un récit historique construit qui mélange temporalités et contextes européens, tripolitains et bornouans. Que se passe-t-il si l’on dégage les informations qui ne concernent que le Borno, en supposant que l’auteur a dû composer avec pour faire un récit historique possédant une logique propre ?

La mise en valeur d’une césure dans la chronologie du « chirurgien esclave »

Dans le texte, les événements de Tripoli sont liés à ceux du Borno. Cependant, il est fort probable que cette relation ait été construite par l’auteur à partir de données

Comparaison des dates de début de règne entre le dīwān et celles du « chirurgien esclave »

Souverain « chirurgien esclave » dīwān D. Lange (H. R. Palmer) Écart (années)

‘Alī ibn Idrīs 1534 1465 + 69

Muḥammad ibn Idrīs 1550 1519 (1526) + 31 (24)

‘Abdallāh ibn Dūnama 1578 1557 (1555) + 21 (23)

Idrīs ibn ‘Alī 1612 1564 (1570) + 48 (42)

‘Umar ibn Ibrāhim 1634 1619 (1625) + 15 (9)

74

erronées et notamment les dates. Pour vérifier cette hypothèse, il est nécessaire de répondre, pour chaque ambassade, à plusieurs questions permettant de déceler, si possible, une architecture commune entre les différentes dates proposées. Je me suis concentré sur quatre questions : Qui est à l’initiative de l’ambassade et qui du Borno ou de Tripoli envoie l’ambassadeur, d’où vient l’événement déclencheur, quelles sont les motifs et les conséquences de l’ambassade et quel type d’information le récit du « chirurgien esclave » donne-t-il ? À partir de ces questions, j’ai dessiné le tableau suivant :

Il existe une séparation nette entre le récit des ambassades de 1512 à 1627 et le récit des ambassades suivantes, de 1636 à 1672. Cette séparation avait déjà été évoquée dans la section précédente et s’en trouve confirmée. La première partie semble stéréotypée. Elle est composée de passages brefs dont les caractéristiques sont similaires. Il s’agit dans tous les cas d’une ambassade dont l’initiative est bornouane et dont le motif est le renouvellement d’alliances commerciales, hormis pour l’ambassade de 1564, où il

Caractéristiques des ambassades entre Tripoli et le Borno

Date Souverains de Tripoli Souverains du Borno Initiative de l’ambassade Lieu de l’événement déclencheur Raisons

1512 Espagnols Mussa Borno Tripoli Renouvellement

d’alliance commerciale

1538 Chevaliers de

Malte Haly Borno Tajura

Renouvellement d’alliance commerciale

1555 Dragud Mahomet Borno Tripoli Renouvellement

d’alliance commerciale

1564 Dragud Mahomet Borno Tripoli

Remerciement pour l’envoi de denrées européennes 1579 Giaffer Abdallah Borno Borno Renouvellement

d’alliance commerciale

1589 Bassa Abdallah Borno Tripoli Renouvellement

d’alliance commerciale

1614 Bassa Idris Borno Borno Renouvellement

d’alliance commerciale

1627 Mustafa Idris Borno Borno Renouvellement

d’alliance commerciale

1636 Mahomet Hamour Tripoli Tripoli Instauration d’un monopole commercial 1648 Mahomet Haly Tripoli Borno Rupture du commerce 1653 Osman Haly Tripoli Tripoli Rétablissement du

commerce

1655 Osman Haly Borno Borno Renouvellement

d’alliance commerciale 1669 Osman Haly Borno Borno Libération de Médicon 1672 Bailly Haly Tripoli Tripoli Confirmation d’alliance

75 s’agit d’un remerciement pour l’envoi de denrées européennes. Dès 1636, date à laquelle l’auteur a manifestement plus d’informations et notamment des témoignages oraux, les récits sont plus longs et plus détaillés, chaque ambassade ayant des raisons particulières. L’initiative est partagée, les raisons et conséquences des ambassades sont variées. Ainsi, l’ambassade de 1636 est envoyée par Tripoli afin d’instaurer un monopôle entre le souverain de Tripoli et le sultan du Borno. Celles de 1648 et de 1653 relatent la rupture puis le rétablissement des relations commerciales et diplomatiques, étant toute deux à l’initiative de Tripoli également. Enfin, les ambassades de 1669 et de 1672 sont bien documentées, puisque le « chirurgien esclave » est présent à Tripoli à ce moment-là. La séparation entre les deux périodes avait déjà été mise en évidence par F. Cumont pour les événements concernant la ville de Tripoli241. Pour les événements concernant le Borno, le schéma est logiquement le même.

Une seule archive pour les dates de 1512 à 1627 ?

Ainsi, les sept premières ambassades, en enlevant celle de 1538, suivent le même schéma narratif. Ces événements diplomatiques proviennent vraisemblablement d’un modèle d’archive écrite pour la première période, voire d’un seul et même document. Celui-ci a pu avoir la forme d’un registre concernant les relations diplomatiques et commerciales entre Tripoli et ses différents partenaires, dont le Borno et mentionnant le nom du sultan, l’année du traité et la nature des cadeaux échangés. Le passage d’une liste sèche à une narration historique mélangeant les différents contextes et temporalités serait le fruit d’un travail a posteriori, mêlant événements locaux et informations provenant de la littérature trouvée en France à son retour, comme pour le récit de l’ambassade de 1579 :

Peu de temps après qu'Abdalla fût reconnu Roy de Borno, il envoya un ambassadeur à Giaffer, bassa de Tripoly, pour renouveller l'alliance entre les deux estats en 1579 ; Et Giaffer lui envoya à la suite un de ses officiers comme ambassader, avec un présent de beaux chevaux, et d'armes à feu. C'est sans doutes de cet Abdalla que Lorenzo Dannania parle en la 3e Part. de sa Cosmogr., quand il dit que les Roy de Borno se servent de la langue Arabique dans les lettres qu'ils écrivent à ler alliés, et qu'un des amis de cet auther, quî estoit esclave dans Tripoly au temps

76

que l'ambassadeur de Borno y arriva, eut occasion de voir la lettre quil avoit apportée au Bassa242.

L’utilisation d’un registre écrit en arabe permet de comprendre pourquoi l’ordre des souverains du Borno est juste, puisqu’il suit la chronologie de la liste. Le caractère arabe de ce registre permet de dessiner une hypothèse sur les erreurs de correspondance avec les dates de règne du dīwān pour la période allant de 1512 à 1627.

Hypothèse des dates fausses

Durant ces recherches, le « chirurgien esclave » a été confronté aux problèmes de traduction des documents arabes auxquels il a eu accès. Il est également très probable que l’auteur n’avait que très peu de connaissances concernant la culture musulmane, notamment le calendrier de l’hégire. Pourquoi, dès lors, ne pas penser que l’origine des erreurs concernant les dates est un problème de correspondance entre la datation de l’hégire et le système de datation chrétien243 ? Cette différence aurait très bien pu ne pas avoir été prise en compte par l’auteur, ce qui expliquerait que les dates proposées soient toutes en avance par rapport aux règnes donnés par le dīwān. Ainsi, la comparaison entre les dates présentes dans le manuscrit du « chirurgien esclave » et les règnes des souverains du Borno dans le dīwān montre qu’aucune date ne concorde pour les quatre premiers règnes :

Comparaison des dates présentes dans le manuscrit français avec les règnes des souverains du Borno correspondant dans le dīwān (selon la chronologie de Dierk

Lange) Souverain (dates)

Événements correspondant au souverain dans le manuscrit français Nombre de dates concordantes ‘Alī (1465-1497)244 1538 0 sur 1 Muḥammad (1519-1538) 1550 ; 1555 ; 1564 0 sur 3 Abdallāh (1557-1564) 1579 ; 1589 0 sur 2 Idrīs (1564-1596) 1612 ; 1615 ; 1627 0 sur 3 ‘Umar (1619-1639) 1636 ; 1638 2 sur 2

‘Alī ibn 'Umar (1639-1677) 1647 ; 1652 ; 1655 ; 1656 ; 1667 ; 1669 ; 1672 ; 1677 8 sur 8

242 BnF, MF 12220, f. 320rv.

243 Le calendrier musulman est un calendrier lunaire, basé sur une année de 12 mois lunaires de 29 à 30

jours chacun (pour être précis : 29,53059 jours solaires). Une année hégirienne est donc plus courte qu’une année grégorienne d’environ onze jours. Il en résulte un décalage entre les deux calendriers : le calendrier musulman, étant plus court que le calendrier grégorien, le rattrape progressivement et gagne une année tous les trente ans.

244 Pour la démonstration, J’ai maintenu la correspondance entre le premier Haly et ‘Alī (1465-1497), bien

77 Une occurrence présente dans le texte des Remarques viendrait confirmer cette méconnaissance des particularités du calendrier hégirien. En effet, l’auteur des Remarques, en citant Jean-Léon L’Africain, écrit :

Ce mesme autheur [Jean-Léon L’Africain] en la preface du liv. 7 dit que Bicri et Meshudi historiens africains n'ont parlé en nulle manière de tout le pays des noirs à la reserve de Griechet, et de Cano, à cause que leur devanciers n'en avoient en aucune connoissance ; que ces terres avoient esté pourtant découvertes l'an 380 de l'Egyre, qui est de J.C. 970245.

Or, l’an 380 de l’Hégire ne correspond pas à 970 du calendrier chrétien, mais à 990. La date de 970 est trouvée en ajoutant la date de l’an 0 de l’Hégire (621) à 380, sans tenir compte de la différence entre le calendrier lunaire de l’hégire, plus court que le calendrier solaire chrétien. Ainsi, pour les règnes de Haly, Mahommet, Abdallah et Idris, le « chirurgien esclave », ou toute personne l’ayant aidé, a pu simplement ajouter 621 années aux dates consultées dans les « mémoires arabes » pour le faire concorder au calendrier chrétien. L’absence supposée d’instruments de mesure et le manque de connaissance qu’il possédait sur le monde islamique rendent crédibles cette hypothèse. Ainsi, pour retrouver les dates originales, il faut retirer 621 aux dates que donne l’auteur pour les souverains de Haly à Idrīs. Puis, à partir de ces dates, on peut calculer la correspondance avec le calendrier grégorien. Par exemple, la date 1555 que le « chirurgien esclave » donne pour une ambassade commerciale envoyée par Mahommet/Muḥammad aurait pu avoir été 932 A.H. sur le document que celui-ci a consulté ou fait consulter. Or, 932 AH correspond à l’année 1525-1526, soit 29 à 30 ans plus tôt que ce que donne le « chirurgien esclave » dans son texte. Le tableau suivant suit le même procédé :

245 BnF, MF 12220, f. 317.

Tableau des concordances des calendriers corrigées

Souverain

Date dans le texte du « chirurgien esclave » (x) Année de l’hégire correspondant selon la formule x-621 Date chrétienne découlant du résultat de x- 621

‘Alī ibn Idrīs 1534 911 1505/1506

Muḥammad ibn Idrīs

1550 927 1520/1521 1555 932 1525/1526 1564 941 1534/1535 ‘Abdallāh ibn Dūnama 1579 956 1549/1550 1589 966 1558/1559

78

Avec ces nouvelles données, on peut remplacer les dates qui ne concordaient pas par les nouvelles dates trouvées et vérifier si celles-ci correspondent aux règnes du dīwān :

Concordance des dates présentes dans le texte du « chirurgien esclave » avec les règnes des souverains du Borno correspondant dans le dīwān (selon la chronologie de

Dierk Lange)

Souverain (dates) Événements correspondant au souverain dans le texte

Nombre de dates concordantes

‘Alī ibn Idrīs (1538-1539) 1505/1506 0 sur 1

Muḥammad ibn Idrīs (1519-

1538) 1520/1521 ; 1525/1526 ; 1534/1535 3 sur 3

‘Abdallāh ibn Dūnama

(1557-1564) 1549/1550 ; 1558/1559 1 sur 2

Idrīs ibn ‘Alī (1564-1596) 1581/1582 ; 1584/1585 ; 1595/1596 3 sur 3 ‘Umar ibn Ibrāhim (1619-

1639) 1636 ; 1638 2 sur 2

‘Alī ibn ‘Umar (1639-1677) 1647 ; 1652 ; 1655 ; 1656 ; 1667 ;

1669 ; 1672 ; 1677 8 sur 8

Le tableau montre que la majorité des dates modifiées s’inscrit dans les règnes des souverains tels qu’ils sont datés par Dierk Lange à l’aide du dīwān : les dates de Mahommet concordent avec celles de Muḥammad246, de même que celles d’Idris et Idrīs ibn ‘Alī ainsi qu’une date sur deux d’‘Abdallāh ibn Dūnama. L’absence de concordance entre la date de 1506/7 avec le règne d’‘Alī (1465-1497) vient indirectement confirmer ce que j’avais avancé à propos de l’inversion faite entre ‘Alī (1538-1539) et Muḥammad (1519-1538) dans la chronologie du « chirurgien esclave ». La correspondance exacte entre la date de l’ambassade et le très court règne du sultan du Borno, ainsi que la provenance de l’information, laissent penser que la date de cette ambassade est exacte.

Enfin, une date pose toujours problème. Il s’agit d’une des deux dates du règne de ‘Abdallāh ibn Dūnama (1578 ou 1550/1551). En effet, cette date entre dans le règne de son prédécesseur Dūnama (1539-1557), qui est absent de la chronologie du « chirurgien esclave ». Il n’est pas possible à ce stade de proposer une explication valable à cette erreur. Se pourrait-il que les erreurs viennent également des dates proposées par Dierk Lange ? Hormis ce détail cependant, la trouvaille concernant ces dates vient confirmer le

246 La date d’intronisation de Muḥammad ibn Idrīs (1519-1538) est même très proche de 1520/1521.

1615 992 1584/1585

79 travail de Dierk Lange pour la chronologie des sultans à l’époque moderne247. Le croisement de ces données avec celles du dīwān étudiées par Dierk Lange concorde et permet de replacer le document à sa juste valeur parmi les sources concernant les XVI- XVIIe siècles248.

A. Une construction erronée du récit historique, l’exemple de