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Représentations du sultanat du Borno

A. Aḥmad ibn Furṭū, un ‘ālim à la cour du Borno

Les deux textes conservés sur les manuscrits « mettent en histoire72 » les douze premières années de règne d’Idrīs ibn ‘Alī (1564-1596). Aḥmad ibn Furṭū est un ‘ālim, un intellectuel musulman qui a reçu une éducation religieuse, juridique et intellectuelle au Borno à partir d’un corpus de textes issus de la littérature arabe. Fort de cette formation, il a reconstruit l’histoire récente de son sultan, un processus que les études ont quelque peu négligé. L’analyse des références littéraires utilisées par Aḥmad ibn Furṭū permet de jeter un regard nouveau sur cet auteur et notamment sur de possibles liens entre le savant

71 Il existe un ouvrage en hausa qui dresse une carte de la région du Kanem selon les campagnes d’Idrīs ibn

‘Alī. Cette carte a servi de base à l’élaboration des cartes du Kanem présentes dans ce travail (EAST,

Labarun Hausawa da Makwabtansu…, 1933 (1971), p. 134).

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bornouan et le soufisme à travers la diffusion des textes šāḏilī du nord au sud du Sahara. Aḥmad ibn Furṭū et son œuvre, étude d’une entreprise politico­religieuse

La prise en compte d’Aḥmad ibn Furṭū en tant qu’acteur politico-religieux fut progressive. Les historiens s’intéressent d’abord au contenu de son oeuvre. H. Barth, historien et géographe de formation, saisit le caractère unique des textes dès qu’al-Bašīr, le vizir qui l’accueille à Kukawa73, évoque leur existence. De retour en Europe, il contrôle la véracité des informations données par Aḥmad ibn Furṭū, notamment pour les périodes antérieures et pour lesquelles il ne disposait que d’informations orales74. Pour cela, il compare les listes dynastiques de trois textes trouvés à la cour du Borno : le dīwān al- salāṭīn Barnū et les récits des campagnes militaires d’Idrīs ibn ‘Alī, écrits par ibn Furṭū. Leur proximité, malgré quelques variantes, confirme leur authenticité75. À propos d’Aḥmad ibn Furṭū, Barth reste lapidaire : « L’imām Ahmed [est] un homme savant et intelligent de haut rang et en connexion constante avec la cour76 ». Par la suite, peu de chercheurs s’attarderont à étudier l’auteur. Tout au plus, Yves Urvoy note-t-il l’intérêt des « remarques incidentes » reportées par le savant77. En 1977, dans un article dressant la synthèse des études sur Idrīs ibn ‘Alī, Jean-Louis Triaud pousse plus loin l’analyse sur Aḥmad ibn Furṭū78 et affirmant que l’auteur est d’une partialité volontaire dans son récit en faveur du sultan Idrīs, il confère un rôle plus actif à Aḥmad ibn Furṭū, non plus simple compilateur mais acteur d’un document à caractère plus politique.

Jean-Claude Zeltner, spécialiste des tribus arabes du Tchad, est le premier auteur à proposer une étude détaillée sur Aḥmad ibn Furṭū, dans son ouvrage sur l’histoire du Kanem, Pages d’histoire du Kanem, pays Tchadien, en 198079. Il date avec précision la rédaction des deux textes, à partir des dates qu’Aḥmad ibn Furṭū donne : « Les dates principales sont notées. Certes, l’auteur ne donne jamais l’année de l’Hégire, mais il précise le jour de la semaine et le quantième du mois. Les tables de correspondance permettent de savoir en quelle année tel jour de la semaine tombait tel quantième du mois80 ». Il date la rédaction du récit des campagnes du Borno du 21 octobre 157681 et de

73 Kukawa fut la capitale du Borno après l’abandon de Birni Ngazargamu en 1814. 74 BARTH, Travels and Discoveries…, 1857, vol. 2, p. 255-256.

75 BARTH, Travels and Discoveries…, 1857, vol. 2, p. 255-256.

76 « The Imam Ahmed, a learned and clever man in a high position, and in constant connection with the

court ». in BARTH, Travels and Discoveries…, 1857, vol. 2, p. 257.

77 URVOY, Histoire de l’Empire du Bornou, 1949, p. 75. 78 TRIAUD, « Idris Alaoma », 1977, p. 47.

79 ZELTNER, Pages d’histoire…, 1980. 80 ZELTNER, Pages d’histoire…, 1980, p. 135.

103 celui des campagnes du Kanem de la fin 1578, corrigeant la première estimation d’H. Barth82. Il livre également une description plus détaillée d’Aḥmad ibn Furṭū : c’est un « homme pieux, courageux, soucieux de l’équité, ardent promoteur des réformes inspirées du Coran et de la Sunna83 » et un homme cultivé dont la « spécialité est le droit84 ». De même, J.-C. Zeltner montre l’influence de l’auteur de la Risāla, Abū Muḥammad ‘Abdallāh ibn Abī Zayd al-Qayrawānī (m. 996), sur la pensée d’Aḥmad ibn Furṭū85 et estime qu’Aḥmad ibn Furṭū est un « témoin lucide [qui] fait preuve de discernement dans l’usage des traditions86 ». S’inscrivant en porte à faux vis-à-vis de ses prédécesseurs, il voit dans les deux récits de campagne des documents historiques, bien qu’il interroge peu les motivations d’Aḥmad ibn Furṭū à entreprendre un tel projet littéraire, ni la relation entre savoir et pouvoir.

Ces questions sont largement reprises par Dierk Lange dans l’introduction de sa remarquable édition critique du K/B87. Soulignant le rôle de la famille d’Aḥmad ibn Furṭū dans l’histoire du royaume sefuwa, D. Lange touche du doigt les liens entre le lettré soudanais et le pouvoir88. Selon lui, le K/B est plus un récit panégyrique à la gloire du sultan qu’une description fidèle des événements89. En parallèle, D. Lange s’attarde sur l’homme de lettres. Si Aḥmad ibn Furṭū a participé à certaines expéditions guerrières, ses principales activités étaient les prières, le sermon du vendredi et les lectures pieuses. Il est décrit comme un savant ayant eu une éducation classique, mais ayant de surcroît développé une certaine « sophistication intellectuelle90 ». Celle-ci est mise en lumière à travers l’identification des citations littéraires présentes dans le K/B. Les principales conclusions de D. Lange concernent la construction linguistique et littéraire de son récit et mettent en avant sa précision technique dans la description des actions militaires et de la culture matérielle. D. Lange ajoute que des parties du K/B se rapprochent du sermon91. Finalement, la démarche de D. Lange reste confinée à l’étude du K/B et se contente d’étudier l’auteur pour pouvoir tirer les informations de son récit : « l’apport d’Aḥmad

81 ZELTNER, Pages d’histoire…, 1980, p. 136. 82 ZELTNER, « Le may Idris Alaoma… », 1971, p. 36. 83 ZELTNER, Pages d’histoire…, 1980, p. 16.

84 ZELTNER, Pages d’histoire…, 1980, p. 16. 85 ZELTNER, Pages d’histoire…, 1980, p. 124-125. 86 ZELTNER, Pages d’histoire…, 1980, p. 17. 87 LANGE, A Sudanic Chronicle…, 1987, p. 18-25.

88 « Descending from Muḫammad ibn Mani, he belonged to a widespread and famous family. It would

appear that during the period covered by his writings he held the important office of Grand Imam, in which capacity he led the Friday prayers » in LANGE, A Sudanic Chronicle…, 1987, p. 19.

89 LANGE, A Sudanic Chronicle…, 1987, p. 20. 90 LANGE, A Sudanic Chronicle…, 1987, p. 19. 91 LANGE, A Sudanic Chronicle…, 1987, p. 22.

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ibn Furṭū devrait ainsi être valorisé non seulement en tant que narration historique, mais aussi comme une base sûre pour la reconstruction historique92 ».

Cette analyse, sévèrement qualifiée d’orientaliste par Augustin Holl93, fait la part belle à l’étude philologique, sans chercher à comprendre le milieu culturel dans lequel évolue l’auteur. A. Holl appelle à adopter une approche interdisciplinaire, en prenant en compte la paléoclimatologie, l’anthropologie ou l’histoire des mythes, tout en reconnaissant la difficulté d’une telle démarche94. Afin de mener à bien une telle entreprise, l’analyse des références littéraires présentes dans l’œuvre d’Aḥmad ibn Furṭū me paraît être une première clef pour tenter de mieux cerner Aḥmad ibn Furṭū, sa formation intellectuelle et sa place dans la société du Borno au XVIe siècle.

Les références littéraires d’Aḥmad ibn Furṭū95

La question des sources utilisées par Aḥmad ibn Furṭū a déjà été largement discutée, notamment pour s’assurer de leur validité96. D’une manière plus large, les historiens ont dressé un premier portrait de l’homme de lettres. Aḥmad ibn Furṭū est un homme cultivé dont la langue maternelle est le kanuri97 : cette affirmation repose sur les origines ancestrales qu’il invoque, faisant remonter sa famille aux origines de la présence musulmane dans la région. Aḥmad ibn Furṭū est né et a été éduqué au Borno, compte tenu de la position dont il bénéficie à la cour sefuwa. Il n’aurait quitté le pays que pour le Kanem, lors des expéditions du sultan Idrīs ibn ‘Alī contre les Bulālah. N’ayant pas fait le ḥaǧǧ, le pèlerinage à La Mecque, il est peu probable qu’Aḥmad ibn Furṭū soit allé dans le monde arabe avant la rédaction de ses ouvrages. Cependant, il maîtrise l’arabe classique. Cette maîtrise est assurée par une longue tradition au Soudan de lettrés formés aux modèles dérivés de la tradition historiographique et littéraire arabe. Il est difficile cependant d’avoir une idée précise de la formation intellectuelle d’Aḥmad ibn Furṭū. Il n’y a pas, contrairement à d’autres savants soudanais, de biographie d’Aḥmad ibn Furṭū et un document comme le Fatḥ al-Šakūr fī ma‘rifāt a‘yān ‘ulamā’ al-Takrūr, qui présente la biographie la plus riche d’Aḥmad Bābā de Tombouctou98, manque cruellement. Quelques pistes d’étude peuvent néanmoins être cependant à partir des citations trouvées

92 LANGE, A Sudanic Chronicle…, 1987, p. 24. 93 HOLL, The Diwan Revisited… 2000, p. 41. 94 HOLL, The Diwan Revisited… 2000, p. 41-42. 95 Voir DEWIERE, « Aḥmad ibn Furṭū… », 2012.

96 BARTH, Travels and Discoveries…, 1857, vol. 2, p. 255-257 ; ZELTNER, Pages d’histoire…, 1980, p. 16 ;

LANGE, A Sudanic Chronicle…, 1987, p. 24.

97 LANGE, A Sudanic Chronicle…, 1987, p. 19.

105 dans les kitāb. Les textes d’Aḥmad ibn Furṭū regorgent d’expressions coraniques99, ainsi que de la mention d’un ḥadīṯ de Mu‘aḏ ibn Ǧabal100. Un autre ḥadīṯ est utilisé par le savant en introduction au K/B :

ريثكٌهركاذٌاماعٌنيتسٌةدابعٌيواسيٌادحاوٌامويٌكلملاٌنمٌهعوقوو Et si [la justice] est pratiquée par le roi un jour, elle équivaut à soixante années de prière ; plusieurs le rapportèrent101.

Ce ḥadīṯ, rapporté par Ibn ‘Abbās (m. 687) et recueilli par Muslim ibn al-Ḥaǧāǧ (m. 875), a notamment été mis en avant par le Syrien Ibn Taymiya102 (m. 1328) pour défendre la pensée politique de al-siyāsā al-šari‘ā, la politique de la Loi103, positions dont Aḥmad ibn Furṭū semble assez proche lorsqu’il décrit l’action d’un sultan ou encore la politique d’Idrīs ibn ‘Alī104.

En plus du Coran et des ḥadīṯ qui sont la base de l’éducation d’un homme religieux105, Aḥmad ibn Furṭū cite de nombreux auteurs classiques dans ses deux textes. La diffusion des manuscrits dans le monde arabe demeure mal connue, plus encore à travers le Sahara106. Cependant, les recherches récentes commencent à étudier ce phénomène107.

Au Soudan central, cette connaissance littéraire suit trois voies de diffusion : celle des ‘ulamā’ venant au Borno, celle des pèlerinages à La Mecque et celle des routes transsahariennes. Les traces de cette diffusion des savoirs se retrouvent dans de nombreux témoignages : ainsi, lors d’un pèlerinage à La Mecque, le souverain sefuwa ‘Alī Ġāǧī (1465-1497) s’arrête-t-il au Caire pour consulter al-Suyūṭī, qui rapporte qu’« ils étudièrent avec moi un certain nombre de mes œuvres, plus de vingt, […] et d’autres

99 Voir par exemple le début du K/B, qui comporte douze références différentes au Coran ; RAS, K/B, f. 2v-

3r ; LANGE, kitāb al-ġazawāt…, 1987, p. 1-2 ;LANGE, A Sudanic Chronicle…, 1987, p. 32- 34.

100 Compagnon du prophète et compilateur du Coran, il est acteur dans de nombreux ḥadīṯ (voir JUYNBOLL,

Encyclopedia of Canonical Hadith, 2007, p. 22, 40, 93, 114, 134, 163, 224, 265, 272, 346, 428, 479, 487,

528, 545, 664). Il aurait fait parti des six appelés Kuttāb al-Waḥī, qui ont compilé le Coran sous l’autorité du Prophète. Ce ḥadīṯ se trouve dans la version de Jos et Ibadan (PALMER, Sudanese Memoirs…, 1928 (1967), vol. 1, p. 36).

101 RAS, K/B, f. 4r ; LANGE, kitāb al-ġazawāt…, 1987, p. 3.

102 BEN ACHOUR, « Le Livre, la Balance et le Glaive… », 2005, p. 10, n. 53.

103 A propos de la pensée politique d’Ibn Taymiya, voir BLACK, The History… 2001 (2005), p. 154-159. 104 RAS, K/B, f. 5v, 6r ; LANGE, kitāb al-ġazawāt…, 1987, p. 6 ; LANGE, A Sudanic Chronicle…, 1987,

p. 38.

105 Dierk Lange mentionne également le fiqh, la jurisprudence islamique.

106 A ce propos, voir DEROCHE, Le livre manuscrit arabe…, 2004, p. 57-60 ; URVOY, « Modes de

présence… », 1985, p. 125.

107 LYDON, On Trans-Saharan Trails…, 2009, p. 100. Pour une etude plus approfondie, consulter LYDON et

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ouvrages108 ». La traversée du Sahara par des savants du Maghreb vers le Borno est attestée par Lorenzo d’Anania en 1576109. Cette circulation des savants est également attestée dans le territoire sahélien : ainsi Joseph Cuoq cite un passage de la chronique de Kano où « entre 1452 et 1463, des šayḫ peuls, venant du pays hausa […] arrivèrent au Bornou, apportant avec eux des livres de théologie et de grammaire110 ».

Ces trois voies de diffusion se trouvent dans les kitāb. Aḥmad ibn Furṭū a certainement eu l'occasion d'étudier différents textes d’auteurs arabes. Il a également mémorisé de nombreux ouvrages au même titre que le Coran. L’analyse des références utilisées dans les kitāb permet de d’avancer qu’Aḥmad ibn Furṭū a développé un large savoir à propos de la philologie et de la grammaire arabes, dont on peut retracer une partie de la chaine de transmission des enseignements jusqu’au septième siècle. Cinq auteurs cités dans le K/K et le K/B peuvent être regroupés. Le plus récent est Maǧd al- Dīn al-Fīrūzābādī (m. 1415)111, dont le nom et l’ouvrage utilisés sont cités à la fin du K/K. ‘Ālim d’origine iranienne, il est l’auteur de Qāmūs, un dictionnaire qu’Aḥmad ibn Furṭū mentionne. Proche des malikites, s’il ne l’est pas lui-même, al-Fīrūzābādī construit une petite école malikite à la Mekke lors de son deuxième pèlerinage, en 1400. Il est spécialiste de la lexicographie, mais aussi d’histoire, de tafsīr et de ḥadīṯ. Son dictionnaire est le plus connu et répandu en Afrique, si bien qu’il n’est guère étonnant de le trouver comme référence chez Aḥmad ibn Furṭū112. Autour de cet auteur classique gravitent de nombreuses autres références classiques présentes dans les kitāb. Ainsi, Imru’ al-Qays ibn Huǧr (m. 550)113, poète préislamique faisant partie d’une liste de poètes nommés entre autres par al-Suyūṭī et al-Fīrūzābādī, y figure. Aḥmad ibn Furṭū cite également Ibn Fāris, philologue du Xe siècle (m. 1004), dont il a lu des passages du kitāb al-‘Afrād. La connexion entre Ibn Fāris et al-Fīrūzābādī se retrouve dans le texte, où Aḥmad ibn Furṭū écrit :

108 CUOQ, Histoire de l’islamisation…, 1984, p. 254-5 ; SARTAIN, « Jamal ad-Din al-Suyuti… », 1971,

p. 195.

109 « Dove arrivano hoggidì molti Turchi, che van cercando lor ventura, et anco molti Mori di Barbaria, che

son lor Dottori » in D’ANANIA, L’universale fabrica del mondo…, 1576, p. 296. Les marchands étaient également des savants, dont le commerce permettait de vivre et de dégager du temps pour la connaissance religieuse (LAST, « The book and the nature of knowledge… », 2011 , p. 182).

110 CUOQ, Histoire de l’islamisation…, 1984, p. 251.

111 RAS, K/K, f. 113r ; PALMER, Tārīḫ may Idrīs…, 1932, p. 129. Sur ce poéte, consulter FLEISCH,

« Fīrūzābādī », EI².

112 HALL et STEWART, « The historic “Core Curriculum”… », 2011, p. 120.

113RAS, K/B, f. 44r ; LANGE, kitāb al-ġazawāt…, 1987, p. 60 ; LANGE, A Sudanic Chronicle…, 1987, p. 105

n. 35 ; K/K, f. 88v ; PALMER, Tārīḫ may Idrīs…, 1932, p. 101. Sur ce personnage, consulter également BOUSTANY, « Imru’ al-Ḳays », EI².

107 يهٌنآرقلاٌيفٌةنيكسٌلكٌناٌسرافٌنباٌهفنصٌيذلاٌدارفﻻاٌباتكٌيفٌانيأرو

ٌاذكهوٌناحانجٌهلٌ ةرهلاٌسأركٌيشٌنمفٌ تولاطٌةصقٌيفٌيتلاٌﻻاٌ ةنينامطلا سوماقلاٌيفٌانيأر Nous avons vu dans le kitāb al-’Afrād, composé par Ibn Fāris, que dans le Coran la sérénité signifie systématiquement la tranquilité sauf dans l’histoire du ṭalūt où il fait référence à un chat avec deux ailes. C’est ainsi que nous avons pu le vérifier dans le dictionnaire114.

Cette connexion est confirmée par la biographie d’al-Fīrūzābādī, qui a fait une étude critique des travaux d’Ibn Fāris et a repris des éléments de ses ouvrages. Abū Bakr Muḥammad ibn Durayd (m. 933)115, qui fut l’autorité intellectuelle d’Ibn Fāris, est également cité à deux reprises par Aḥmad ibn Furṭū dans le K/B. Ce lexicographe et philologue irakien, également poète, a pour maître un certain Hišām ibn Muḥammad ibn al-Sā’ib al-Kalbī Abū al-Munḏir, appelé Ibn al-Kalbī (m. 821)116 dont le nom est cité dans la version de Jos et Ibadan du K/K :ٌ

Également dans les commentaires du Coran al-Kalbiyin dit que « la tranquilité de ton Seigneur » signifie « l’Arche d’Alliance ». Kalbiyin dit que lorsque l’Arche était présente, elle tranquillisait leurs cœurs117.

Il est possible qu’Aḥmad ibn Furṭū n’ait lu que l’ouvrage Qāmūs d’al-Fīrūzābādī, compte tenu des liens plus ou moins forts que tous les autres auteurs anciens ont avec ses travaux. Cette hypothèse n’enlève rien à l’importance de la philologie et de la grammaire pour l’auteur. Il s’inscrit bien dans une tradition littéraire arabe classique qui remonte aux origines de la littérature arabe avec Imru’ al-Qays ibn Huǧr. Toutes ces références, venues du Machrek et tout particulièrement d’Iraq, attestent d’une diffusion de la culture arabe via le pèlerinage des élites bornouanes et plus généralement soudanaises. Elles profitent de leurs passages au Caire pour acheter de nombreux biens, dont des livres très

114 RAS, K/K, f. 113r ; PALMER, Tārīḫ may Idrīs…, 1932, p. 129. Sur ce savant, voir FLEISCH, « Ibn Fāris »,

EI².

115 RAS, K/B, f. 8v, 44v ; LANGE, kitāb al-ġazawāt…, 1987, p. 10, 61 LANGE, A Sudanic Chronicle…,

1987, p. 43 n. 3. Sur ce personnage, consulter FÜCK, « Ibn Durayd », EI². Les poèmes d’Ibn Durayd sont également largement diffusés en Afrique sub-saharienne (HALL et STEWART, « The historic “Core Curriculum”… », 2011, p. 121).

116 Voir ATALLAH, « al-Kalbī… », EI².

117 PALMER, Sudanese Memoirs…, 1928 (1967), vol. 1, p. 72 ; L’auteur pourrait être confondu avec un

autre auteur cité par Aḥmad ibn Furṭū, maghrébin celui-ci : Ibn Ǧuzzay, de son nom complet Abū ‘Abdallāh Muḥammad ibn Muḥammad ibn Aḥmad ibn Ǧuzay al-Kalbī. Cependant, l’utilisation d’une citation évoquant l’Arche d’Alliance laisse à penser qu’il s’agit de l’auteur Hisham ibn Muḫammad ibn al- Sā‘ib al-Kalbī Abū al-Munḏir, appelé Ibn al-Kalbī. En effet, celui-ci est l’auteur d’une histoire universelle, et il « citait des spécialistes qui avaient accès aux sources bibliques et de Palmyre » (ATALLAH, « al- Kalbī… », EI², vol. 4, p. 495).

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probablement, comme le laissent suggérer le récit d’al-Suyūṭī, ou encore une lettre du consul de Venise au Caire le 25 septembre 1565, à propos du pèlerinage du fils d’un souverain noir, identifié par John E. Lavers comme Idrīs ibn ‘Alī :

… un fils du Roi des Nègres, retourné du pèlerinage à La Mecque [...] Qui a dépensé jusqu’à trois-cent mille ducats en diverses choses qu’ils font pour son pays118.

La connaissance d’autres ouvrages ou références a sans doute également emprunté cette voie. Dans l’introduction du K/K, Aḥmad ibn Furṭū mentionne le Futūh al-Šām sans mentionner l’auteur, tout comme le kitāb ’Ifrīqīyā119.

D’autres références confirment les liens étroits entre l’Afrique de l’Ouest et le Maghreb, via le commerce transsaharien. De nombreux auteurs ont déjà mis l’accent sur la diffusion du mālikisme en Afrique à travers l’œuvre d’Abū Muḥammad ‘Abdallāh ibn Abī Zayd al-Qayrawānī, que l’on retrouve dans le K/K, manuscrit de Jos120. L’auteur de la Risāla, basé à Kairouan, est incontournable pour les lettrés malikites : l’étude de cet ouvrage fait partie de la formation initiale d’Aḥmad Bābā121 et sa lecture par le premier souverain des Sefuwa au Kanem scellait sa conversion au malikisme, sous les auspices de Muḥammad ibn Mānī, ancêtre revendiqué d’Aḥmad ibn Furṭū122. J.-C. Zeltner avait déjà mis en exergue les influences d’al-Qayrawānī dans les kitāb. Cette influence n’est pas surprenante compte tenu de sa très large diffusion en Afrique sub-saharienne123.

118 « un figliuolo del Rè de’ Negri, ritornato di pellegrinaggio dalla Mecha, [...] ha speso in diversi robbi,

che fanno per il suo paesi, da ducati trecentomila » in Archivio di Stato di Venezia, Venise, Senato Dispaci

Consoli Egitto 1565, 25 sett. 1565, d. 49, f. 122 (LAVERS, « Adventures in the chronology… », 1993, p. 258).

119 RAS, K/K, f. 48r ; PALMER, Tārīḫ may Idrīs…, 1932, p. 53-54 ;PALMER, Sudanese Memoirs…, 1928

(1967), vol. 1, p. 16 ; plusieurs auteurs classiques ont écrit une futūḥ al-Šām (la conquête de la Syrie) : al- Wāqidī (m. 822), Abū Ismā‘īl al-Azdī (m. 816), ‘Abdallāh ibn Muḥammad ibn Rabī‘a al-Qudāmī (v. VIIIe siécle). La plus connue aujourd’hui est celle d’al-Wāqidī. Il est possible que ces ouvrages soient des productions locales.

120 PALMER, Sudanese Memoirs…, 1928 (1967), vol. 1, p. 36. Voir IDRIS, « Ibn Abī Zayd al-Ḳayrāwanī »,

EI². A ce propos, Jean-Claude Zeltner écrit : « Il [Aḥmad] se contente de noter : ‘aucun ne fut sauvé par

l’amân’. L’allusion au texte de la risâlat est évident » in ZELTNER, Pages d’histoire…, 1980, p. 124.

121 HUNWICK, « A new source… », 1964, p. 582. 122 PALMER, The Bornu Sahara and Sudan, 1936, p. 14.

123 « Le personnage principal de ce premier islam est représenté par l’homme du droit musulman, le faqīh,

qui constitue l’élite d’une classe cléricale présente surtout dans les petites agglomérations urbaines du Sahara de l’ouest (Wadân, Walâta, Tombouctou etc). C’est l’âge d’or du pouvoir socio-religieux des

fuqahâ’, sous le règne des Almoravides du Sud, des souverains du Mali et du Songhaï, entre les XIe et

XVIIe siècles, approximativement. Les textes juridiques qui règnent en maître sont tous basés sur le