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Représentations du sultanat du Borno

D. Une hiérarchisation politique du monde

La dernière carte dessinée à partir de l’étude lexicométrique du texte d’Aḥmad ibn Furṭū est politique. Elle concerne la vision de soi et la vision de la partie adverse, ainsi que la hiérarchisation par l’auteur des différents acteurs politiques en présence331. Reconnaître l’autre est une première étape dans le dialogue et l’étude de la titulature des acteurs politiques apporte des éléments pour savoir où se situe la frontière entre « partenaires acceptables332 » et les communautés politiques mises au ban du dialogue. Certes, titulature et statut diplomatique ne sont pas toujours en adéquation, mais le choix du titre apposé à un souverain est porteur d’un message politique et reflète l’état des rapports à un moment donné.

Il existe dans les représentations politiques de l’islam une hiérarchisation très forte des différents types de souverains, qui ressort à travers les titres utilisés333. Selon l’ordre ainsi proposé, sous le Prophète Muḥammad se succèderaient le calife, puis l’émir, le sultan, le roi (ou malik334) et enfin le tyran. Un autre terme est également présent dans les textes : il s’agit de ṣāḥib335. C’est un terme relativement neutre qui était généralement utilisé pour désigner le souverain d’un peuple ou d’un pays étranger336. Il désigne aussi

331 ALEXANDROWICZ, « Le droit des nations… », 1964, p. 875. 332 LE JAN, « Les relations diplomatiques… », 2011, p. 17.

333 Un ḥadīṯ donne la liste, dans l’ordre décroissant de mérite, de certains des principaux titres de

souveraineté utilisés par les musulmans (LEWIS, The Political Language of Islam, 1988, p. 43).

334 Ce titre est utilisé pour nommer le sultan Idrīs ibn ‘Alī à plusieurs reprises. Cependant, associé à d’autres

titres, ce terme n’a rien de péjoratif.

335 Le mot ṣāḥib est le terme arabe qui est le plus employé pour signifier « maître » (LEWIS, The Political

Language of Islam, 1988, p. 18). Cependant, le sens premier de ce mot est « compagnon ». Aḥmad ibn

Furṭū utilise les deux sens. Par exemple, al-ḥāğğ ‘Umar est à la fois le compagnon et ami de l’auteur et le

ṣāḥib de la ville de Fayā, située très probablement aux marges du Borno (RAS, K/K, f. 68r, 91r, 92r, 94r. ;

PALMER, Tārīḫ may Idrīs…, 1932, p. 76, 104, 105, 108).

167 un chef de second rang337. Enfin, plusieurs acteurs politiques ne sont pas nommés ou n’ont pas de titre. Ces acteurs, comme Kano, les populations Ngizim, les Saw ou encore les différentes tribus du Kanem, ne semblent pas avoir noué de relations diplomatiques avec le sultanat du Borno338.

La titulature islamique est systématiquement appliquée par Aḥmad ibn Furṭū pour les différents souverains évoqués. La proximité de l’auteur avec le milieu de la chancellerie permet de penser qu’il utilise la titulature en vigueur à la cour du Borno lorsqu’il évoque à plusieurs reprises les différents souverains et États dont il est question. Leur utilisation par Aḥmad ibn Furṭū pour décrire l’ordre politique et diplomatique du monde pose un certain nombre de jalons permettant une meilleure compréhension de la place du Borno dans le monde.

Le Borno au centre du monde

Le Borno est aux marges du monde islamique : La Mecque, cœur du monde religieux, est éloignée et contrôlée par les Ottomans depuis le début du XVIe siècle. Les sultans du Borno en ont pleinement conscience, ainsi qu’en témoigne l’échange de courriers diplomatiques entre le sultan Murad III et Idrīs ibn ‘Alī (1564-1596) au sujet du ḥaǧǧ339. Cette marginalité du sultanat du Borno dans le monde islamique ne doit cependant pas induire en erreur. En effet, le vocabulaire politique utilisé par Aḥmad ibn Furṭū montre que le sultan du Borno est, pour l’auteur, au centre du monde géopolitique et, dans une certaine mesure, religieux. C’est du moins ce qui transparaît très nettement à travers l’utilisation du titre califal par Idrīs ibn ‘Alī.

Dans un article, J. E. Lavers a écrit que le titre de calife fut attribué aux sultans du Borno en 1484, lors de la visite de ‘Alī ibn Dūnama (1465-1497) au Caire340. Cependant, un titre équivalent est présent dans la lettre du sultan ‘Uṯmān ibn Idrīs (1389-1421) transcrite par al-Qalqašandī et datée de 1391341. Deux siècles plus tard, Aḥmad ibn Furṭū

337 LEWIS, The Political Language of Islam, 1988, p. 125 n. 39.

338 Néanmoins, il existe des traces de dialogues entre ces populations et les autorités du Borno.

339 MD XL, s. 40, hüküm 138 ; ORHONLU, « Osmanli-Bornu… », 1969, 128 ; voir annexe 8. BARKINDO,

« The Royal Pilgrimage Tradition… », 1992, p. 12-13.

340 LAVERS, « Islam in the Bornu Caliphate… », 1971, p. 30. Cette hypothèse se fondait sur un manuscrit

édité par H. R. Palmer en même temps que l’édition arabe du K/K et prénommé a Brief Diwan (PALMER,

Tārīḫ may Idrīs…, 1932). Jusqu’à aujourd’hui, ce manuscrit a toujours été considéré comme étant une liste

entière. Pourtant, une étude comparative des noms des souverains Sefuwa présents montre qu’il s’agit de deux versions de la même liste. Aussi, la seconde liste commence par ‘Alī ibn Dūnama (1465-1497) et la phrase suivante : « Ceci est l’histoire des califes Barnāwiyā [Bornouans] qui construisirent le pays et ils construisirent la ville nommée Ġasrakmûâ [Birni Ngazargamu] » (PALMER, Tārīḫ may Idrīs…, 1932, p. 12).

341 « نينمؤملاٌ ريمأٌ جاحلاٌ سيردإٌ نباٌ ،ٌ كلملاٌ نامثعٌ ورْمَع » (« Abu 'Amr 'Uthman roi, fils de feu Idris al-Hadjdj,

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utilise le terme de calife pour désigner son sultan. Ainsi, Idrīs ibn ‘Alī est « le sultan, commandeur des croyants et calife seigneur de la Terre al-ḥāǧǧ342 ». L’utilisation de cette titulature est rare dans le texte d’Aḥmad ibn Furṭū : en effet, à part lui, seul Idrīs ibn ‘Alī (1497-1519), grand père du roi régnant, se voit attribuer le titre de calife, ou encore de commandeur des croyants343. Par ailleurs, à partir de Dāwud ibn Ibrāhīm (1366-1376), tous les sultans sefuwa cités par Aḥmad ibn Furṭū gouvernent ce qu’il appelle un califat344.

L’utilisation de tels termes est très probablement liée au caractère panégyrique des deux textes. De plus, le titre de calife n’a plus au XVIe siècle le même sens que durant les périodes omeyyade et abbasside. En effet, après la destruction de Bagdad par les Mongols en 1258 et l’établissement d’un califat de papier par les Mamlūk, le titre de calife perdit de son prestige et entra dans les usages, de sorte que chaque souverain musulman pouvait se revendiquer calife345. Aussi, si les titres de califes ou de commandeur des croyants sont fréquents, le terme sultan lui est préféré, ici comme dans les autres documents bornouans.ٌ

Néanmoins, il ne faut pas sous-estimer le poids de cette titulature. Lorsque l’on compare la titulature du sultan Idrīs ibn ‘Alī (1564-1596) avec ses prédécesseurs et les autres souverains, on s’aperçoit que le sultan se pose comme le souverain légitime de la communauté musulmane dans le bassin du lac Tchad, voire au-delà. Se faisant, il s’arroge le droit d’ingérence dans les affaires des autres sultanats, droit qu’il mobilise à de nombreuses reprises.

Ainsi, dans le cadre des relations interétatiques du sultan du Borno avec les autres souverains musulmans, l’utilisation de termes renvoyant au califat sonne comme une volonté d’affirmer la supériorité religieuse et politique d’Idrīs ibn ‘Alī. De par son

tradition établissant la hiérarchie des différents titres de souverains, le second après celui de Calife. Le titre

de Commandeur des Croyants fut cependant introduit par le calife Rašīdūn ‘Umar et devint rapidement le titre le plus courant des califes. Aussi, on peut l’associer à la titulature califale (LEWIS, The Political

Language of Islam, 1988, p. 50).

342 « ٌجاحلاٌنيملاعلاٌبرٌةفيلخوٌنينمؤملاٌريمأٌناطلسلا», RAS, K/K, f. 47r ; PALMER, Tārīḫ may Idrīs…, 1932, p. 52. 343 L’utilisation d’une titulature califale pour le sultan Idrīs ibn ‘Alī (1497-1519) est très probablement

justifiée par le prestige encore vif de ce sultan à la cour du Borno. En effet, c’est lui qui reconquit pour la première fois le Kanem, 122 ans après que les Sefuwa aient quitté cette région. Est-ce à partir de là que le titre de calife trouva sa justification ?

344 Le Borno est qualifié de califat lorsqu’Aḥmad ibn Furṭū évoque l’arrivée au pouvoir de Dāwud ibn

Ibrāhīm (1366-1376), Idrīs ibn ‘Alī (1497-1519), Muḥammad ibn Idrīs (1519-1538), ‘Alī ibn Idrīs (1538- 1539) et ‘Abdallāh ibn Dūnamā (1557-1564) (RAS, K/K, f. 48v, 49v, 50rv ; PALMER, Tārīḫ may Idrīs…, 1932, p. 54, 55, 56, 57).

345 Cette diminution de la portée politique et symbolique du terme calife est très bien explicitée par le

rapport qu’entretinrent les sultans ottomans avec le califat : suite à la prise du Caire par les Ottomans et à la disparition de la dynastie fantoche des Abbassides, il faut attendre la fin du XVIIIe siècle avant que les sultans ottomans n’utilisent la titulature califale (LEWIS, The Political Language of Islam, 1988, p. 48-49 ; VEINSTEIN, « Réfléxions sur l’universalisme… », 2010).

169 activisme diplomatique, religieux et guerrier, Idrīs ibn ‘Alī semble se donner les moyens d’apparaître comme un sultan primus inter pares, affichant ainsi ses volontés d’hégémonie dans la région du lac Tchad. Cette hégémonie passe par la célébration de ses actes346, mais aussi par une hiérarchisation des titulatures. Cette différentiation, que l’on retrouve dans les documents plus tardifs347, est un phénomène récent qui semble témoigner d’un changement dans les rapports de force au sein de la région.

Autour du « sultan­calife », le premier cercle des sultans

Autour du « sultan-calife » Idrīs ibn ‘Alī, Aḥmad ibn Furṭū procède, à travers la titulature utilisée, à un ordonnancement politique du monde. Celui-ci institue une hiérarchie des États avec à sa tête le sultanat du Borno, tout en renseignant sur l’état des relations diplomatiques entre le Borno et ses interlocuteurs au moment où écrit l’auteur.

Le premier cercle des États gravitant autour du sultanat du Borno, qui correspond au niveau inférieur selon la hiérarchisation des titres de souverains dans la tradition islamique, concerne les autres sultanats. Dans le vocabulaire politique de l’islam, le terme de sultan devint, suite à la perte progressive d’influence de la part des califes Abbassides, le terme générique pour définir un souverain musulman indépendant et légitime348. C’est par ailleurs le terme qui est utilisé le plus souvent pour Idrīs ibn ‘Alī (1564-1596). D’après l’étude du lexique, quatre sultanats différents peuvent être identifiés, le cas du sultan Bulālah étant particulier : ceux du Kānem, du Mandara, de Yamtih et du Maġayh. Ils sont le plus souvent vus comme des partenaires, théoriquement égaux avec le Borno.

En reconnaissant leur titre de sultan, Aḥmad ibn Furṭū considère de facto que ces États font partie du dār al-islām. Ils semblent traditionnellement être des alliés du sultanat du Borno ; en témoigne de nombreux passages du K/B :

ٌاناكٌهنميٌبحاصٌيلعٌناطلسلاوٌيزربٌنبٌهمغيكٌناٌتاقثلاٌنمٌهانعمسٌاميفو ٌدلبٌلكٌىلعٌنيعمتجمٌاوزغي رافكلاٌدﻼبٌنم

ٌ

Et nous avons entendu de source sûre que Kayġamah ibn Burzī349 et le

sultan ‘Alī, ṣāḥib de Yamtih, s’alliaient pour conquérir tous les pays des mécréants350.ٌ

346 Voir par exemple le passage dans lequel Aḥmad ibn Furṭū vante l’exploit de la prise d’Amsakā, un acte

qu’aucun autre sultan n’avait accompli auparavant (RAS, K/B, f. 21v ; LANGE, kitāb al-ġazawāt…, 1987, p. 28).

347 À l’image de A Brief Diwan.

348 LEWIS, The Political Language of Islam, 1988, p. 53. 349 Un officier au service des souverains du Borno.

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Est-ce que cela signifie qu’ils sont réellement musulmans ? Il est difficile de le savoir. L’exemple du Mandara est le plus parlant. Le titre de sultan est utilisé pour le nommer, mais il semble que les souverains de cet État ne se convertissent à l’islam qu’au début du XVIIIe siècle351. Tout du moins, ils sont perçus comme musulmans par les autorités du Borno.

Très rapidement, une relation de type inégale s’installe entre les sultanats de Mandara, Marġayh et Yamtih. Le premier signe est un passage à la fin d’un raid contre la tribu des Gamergu, contre laquelle Idrīs ibn ‘Alī organise une expédition. En effet, Aḥmad ibn Furṭū écrit à la fin de celui-ci :

ٌنمٌ دحاٌ مهيلعٌ ازغٌ امٌ اوقرمغٌ ةليبقٌ ناٌ هربخبٌ قثويٌ نممٌ هانعمسٌ اميفو اردنمٌناطلسٌﻻوٌهيغمٌناطلسﻻوٌهتميٌناطلسٌﻻٌنيطﻼسلا Et d’après ce que nous avons entendu d’une source crédible, la tribu de Ġamarquwā ne fut conquise ni par le sultan de Yamtih, ni par le sultan de Maġayh, ni par le sultan de Mandara352.

L’accumulation des victoires militaires d’Idrīs ibn ‘Alī renforce certes la puissance du sultanat du Borno, mais elle est aussi instrumentalisée pour créer un déséquilibre par rapport aux autres. Les guerres permettent à Idrīs ibn ‘Alī de revendiquer une position de leader de la ’umma, sur le modèle muḥammadien :

ًٌاريذنوًٌارشبموٌماصمصلاٌماسحلاوٌنانسلاوٌناسللابٌداهجلاٌيفًٌادحتجمٌلزيٌملف مﻼسلاٌلُبُسٌىلاًٌايعادو Il [Muhammad] persévéra dans le ǧihād par la bouche, par la lance et par le sabre impitoyable, avertissant et apportant la nouvelle de la paix [l’islam]353.ٌ

Cette hiérarchisation a également des conséquences pratiques dont le discours d’Aḥmad ibn Furṭū permet la légitimation. Ainsi, à plusieurs reprises, Idrīs ibn ‘Alī est sollicité ou intervient directement dans des conflits dynastiques des sultanats en question. C’est le cas pour le sultanat du Margi, ou encore le prince de Mandara, qui réclame l’assistance du sultan du Borno354. Le cas du sultanat de Kanem, le puissant voisin situé à l’est du sultanat du Borno, est la parfaite illustration de ce phénomène.

351 BARKINDO, The Sultanate of Mandara…, 1989, p. 126-127. 352 RAS, K/B, f. 21v ; LANGE, kitāb al-ġazawāt…, 1987, p. 28. 353 RAS, K/K, f. 46v ; PALMER, Tārīḫ may Idrīs…, 1932, p. 52.

354 À cette occasion, le futur sultan du Mandara est appelé Amīr. Cette appellation correspond à la titulature

171 Sur le terrain, il s’agit de l’État le plus capable de faire face à l’hégémonie des Sefuwa dans la région. En lisant les textes d’Aḥmad ibn Furṭū, les rapports diplomatiques entre les sultans Idrīs ibn ‘Alī et ‘Abd al-Ǧalīl ibn ‘Abd al-Ǧalīl semblent se faire sur un pied d’égalité : les échanges sont nombreux au début du conflit et relatés en détail par l’auteur, qui en fut probablement un des acteurs355. Cependant, la titulature utilisée par Aḥmad ibn Furṭū montre que dès le départ, le sultan Idrīs ibn ‘Alī installe un rapport inégal avec son vis-à-vis. Le point de départ du conflit entre les sultans du Kanem et du Borno intervient lors de la transition dynastique des sultans Bulālah. À la faveur de la mort du sultan ‘Abdallāh ibn ‘Abd al-Ǧalīl, alors allié avec le sultan du Borno, son frère ‘Abd al-Ǧalīl ibn ‘Abd al-Ǧalīl décide d’usurper le pouvoir. Le fils du défunt sultan, Muḥammad ibn ‘Abdallāh, obtient alors le soutient d’Idrīs ibn ‘Alī d’autant plus facilement que le nouveau souverain adopte une politique très agressive face au Borno.

Dès lors, la titulature change. Durant le règne de ‘Abdallāh ibn ‘Abd al-Ǧalīl, le sultan Bulālah était le « sultan du Kanem356 », c'est-à-dire de toutes les composantes du territoire du Kanem. Le changement de la nature des relations diplomatiques entre les deux États rabaisse alors le statut et la légitimité du sultan du Kanem, puisque celui-ci, tout en conservant son titre, devient le « sultan des Bulālah357 ». De cette manière, Aḥmad ibn Furṭū réduit la légitimité du nouvel homme fort du Kanem à celle d’une tribu et non plus d’un territoire entier. Cette vision correspond à la stratégie engagée par Idrīs ibn ‘Alī pour mettre fin à l’emprise de ‘Abd al-Ǧalīl ibn ‘Abd al-Ǧalīl sur le Kanem en fédérant l’ensemble des autres populations, notamment les Teda/Tubu et les Arabes, autour du sultan « pro-Borno » Muḥammad ibn ‘Abdallāh. De la même manière, la titulature utilisée pour nommer ‘Abd al-Ǧalīl ibn ‘Abd al-Ǧalīl est toujours identique et se résume à sultan. À l’opposé, le sultan Muḥammad ibn ‘Abdallāh est nommé plusieurs fois « le sultan, le juriste358 ». Ce qui apparaît comme étant un détail témoigne d’une reconnaissance de son statut, le plaçant juste au-dessous du sultan du Borno dans la hiérarchie des souverains.

355 Sa connaissance des noms des ambassadeurs Bulālah ainsi que des scribes ayant écrit les lettres de

l’autre côté de la frontière démontre une connaissance des différents acteurs de la diplomatie. De là à penser qu’il en fut acteur, il n’y a qu’un pas.

356 RAS, K/K, f. 51r ; PALMER, Tārīḫ may Idrīs…, 1932, p. 57.

357 RAS, K/K, f. 72v, 87r ; PALMER, Tārīḫ may Idrīs…, 1932, p. 82, 99.

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Entre histoire et conflictualité : les « royaumes » au nord du Sahara

Toujours selon la tradition telle qu’elle a été recueillie à propos de la hiérarchie des souverains, le titre suivant celui de sultan est celui de malik, ou de roi. Ce titre marque la troisième et avant-dernière étape avant la tyrannie. Durant les premiers siècles de l’islam, le titre de roi était connoté de manière négative359. La royauté était considérée comme un mode de gouvernance personnelle et arbitraire, sans base religieuse ou légale. Avec la dislocation du califat, le terme de roi fut progressivement adopté par des souverains musulmans de dynasties locales qui, sans se revendiquer à l’égal des califes ou des sultans, proclamaient une autonomie vis-à-vis des autres pouvoirs. Ce terme était aussi employé pour les souverains non-musulmans.

Aḥmad ibn Furṭū utilise peu le titre malik ou le terme mamlaka (« royaume »). Dans le contexte des luttes inter-dynastiques, le titre malik est utilisé pour délégitimer le prédécesseur d’Idrīs ibn ‘Alī, dans l’expression « le roi, maître du Borno360 ». Le terme malik accompagné de ṣāḥib indique un mépris de la part de l’auteur, mais aussi très probablement du pouvoir alors en place :

ٌاولابيٌملفٌ]...[ٌيلتكٌدلبلاٌيفٌاثكٌامٌاونربٌبحاصلاٌكلملاٌناكٌتقولاٌكلذٌيفو ٌقيرطلاٌ كولسٌ اوعنمٌ ناٌ ىلاٌ ضرﻻاٌ لهاٌ اولغشٌ ادكهٌ ﻼصاٌ مهلكٌ ءﻻؤهب هغافٌدلبلاٌنيبوٌاونربٌنيبٌاوعطقو Durant ces jours le roi, le souverain du Borno, vivait dans la ville de Kitlī […] Mais ils [les Bornouans] ne leur [les Bīnāwah] prêtaient pas attention alors que ceux-ci s’afféraient à couper les routes, notamment la route entre le Borno et la ville de Faġih [Kano]361.

Hormis cet exemple, le titre malik n’est utilisé que pour des États du nord du Sahara. Ainsi, le Hedjaz, le Yémen et Istanbul sont les trois seules entités politiques pour lesquelles le terme de royaume est appliqué. Pourquoi de telles parties du monde ne sont elles appelées que « royaume » ? En effet, le Hedjaz est le centre religieux du monde islamique et les récits d’origines retracent l’origine des Sefuwa au Yémen. Quant à Istanbul, sa puissance et le contrôle de La Mecque et Médine lui assurent un prestige et une légitimité inégalés dans le monde islamique.

Les réponses à cette question se trouvent tant dans le texte que dans le contexte historique. Le terme de malik est utilisé dans deux contextes différents. Le premier

359 LEWIS, The Political Language of Islam, 1988, p. 55.

360 « اونربٌبحاصٌكلملا », RAS, K/B, f. 29r ; LANGE, kitāb al-ġazawāt…, 1987, p. 40. 361 RAS, K/B, f. 29v ; LANGE, kitāb al-ġazawāt…, 1987, p 40.

173 contexte concerne le Hedjaz et le Yémen. Les deux royaumes sont cités par Aḥmad ibn Furṭū à propos de l’origine supposée de la dynastie sefuwa et sur ses liens avec la Péninsule arabique et le Yémen en particulier. Son récit se situe dans la période pré- islamique et évoque les relations entre le roi du Yémen Ḥimyar et le roi du Hedjaz, Luway ibn Ġālib362. N’ayant toujours pas été convertis à l’islam, ces souverains étaient dès lors appelés malik. De fait, l’éloignement par rapport au Borno et la perte d’indépendance de ces espaces font que ni le Yémen, ni le Hedjaz ne sont considérés comme des partenaires diplomatiques.

Le cas d’Istanbul est différent. En effet, la titulature utilisée par Aḥmad ibn Furṭū est identique à celle utilisée pour qualifier de manière dépréciative le sultan ‘Abdallāh ibn Dūnama (1557-1564). Ainsi, Aḥmad ibn Furṭū écrit « Le roi le seigneur du pays d’Istanbul363 ». Les raisons d’une telle titulature sont à chercher dans les relations entre l’Empire ottoman et le sultanat du Borno durant les années 1570. Une lettre envoyée par la Porte aux autorités de Tripoli et de Tunis montre que les deux États ont un conflit