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L’œuvre d’Aḥmad ibn Furṭū, du manuscrit à l’édition

Représentations du sultanat du Borno

B. L’œuvre d’Aḥmad ibn Furṭū, du manuscrit à l’édition

De retour en Allemagne, Heinrich Barth rédige son récit de voyage, qui paraît en anglais et en allemand entre 1857 et 1858. S’il utilise les textes d’Aḥmad ibn Furṭū, il n’en propose pas de traduction ou d’édition. Néanmoins, il propose un résumé du K/K en annexe du volume 3 de l’édition anglaise51. Intitulé Geographical details contained in « the Divan, » or account given by the Imám Áhmed ben Sofíya or the expeditions of the King Edrís Alawóma from Bórnu to Kánem, l’appendice décrit sous la forme d’un carnet de voyage les différentes étapes du sultan Idrīs ibn ‘Alī (1564-1596) telles qu’elles sont

47 Voir annexe 2.

48 Pour les graphies, lire NOBILI, « Arabic scripts… », 2011, p. 121-124. Voir annexe 2. 49 Voir annexe 2.

50 HIRIBARREN, « A European and African Joint-Venture… », 2013, p. 44. 51 BARTH, Travels and Discoveries…, 1857, vol. 3, p. 498-520.

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rapportées dans le K/K. Les toponymes sont retranscrits en arabe et certains passages jugés importants sont édités en arabe également, sans traduction cependant. Déjà, H. Barth décèle une grande diversité dans les graphies des toponymes, diversité qui se retrouve dans les deux manuscrits analysés52.

Par la suite, les textes d’Aḥmad ibn Furṭū ont fait l’objet de plusieurs éditions en arabe et de traductions en anglais53. La première traduction est publiée en 1862 dans le Journal of the Royal Asiatic Society54. Elle est l’œuvre de l’orientaliste James William Redhouse (1811-1892). Celui-ci, plus connu pour son dictionnaire ottoman-anglais, a traduit de nombreux textes, dont le poème du Manteau d’al-Būṣīrī55. La traduction est réalisée dès l’arrivée des textes au Foreign Office, où J. W. Redhouse est employé en 1854 comme « traducteur oriental ». Il rejoint la même année la RAS, dont il devient le secrétaire de 1861 à 1864. C’est durant son mandat que sa traduction d’Aḥmad ibn Furṭū est publiée. Bien que très bon arabisant, J. W. Redhouse ne connaît pas la région du lac Tchad et offre une traduction sans numérotation, souffrant d’une trop grande linéarité, avec de nombreux contresens56.

Herbert Richmond Palmer est le second auteur à avoir proposé une édition et une traduction des textes d’Aḥmad ibn Furṭū durant la période coloniale. H R. Palmer n’en est pas à son coup d’essai, puisqu’il a publié de nombreuses traductions de textes du Nord Nigeria et édité certains d’entre eux. Il a notamment publié la traduction de la chronique de Kano en 190857, ou encore les traductions de nombreux maḥram, sur lesquels je reviendrai58.

Le premier ouvrage paru est la traduction du K/B, en 1926, la même année que le don du manuscrit d’Aḥmad ibn Furṭū à la SOAS59. Les deux événements sont intimement

52 H. Barth cite l’exemple de la ville de Māw (BARTH, Travels and Discoveries…, 1857, vol. 3, p. 500). 53 Les passages traduits dans les ouvrages d’Y. Urvoy et J.-C. Zeltner sont des traductions réalisées à partir

des traductions anglaises.

54 REDHOUSE, « Translation … Land of Kānim… », 1862, p. 43-123 pour le K/K et REDHOUSE,

« Translation … Various Tribes His Neighbours… », 1862, p. 199-259 pour le K/B.

55AL-BUṢIRI,REDHOUSE, J. W. (trad.), « El-Būsīrīs poem of the mantle », 1881.

56 C’est l’avis de Dierk Lange à propos du K/B. On peut en déduire qu’il en est de même pour le K/K :

LANGE, « Communication de M. Dierk Lange… », 1978, p. 45 ; LANGE, A Sudanic Chronicle…, 1987, p. 14. Malheureusement, mon niveau d’arabe ne me permet pas de confirmer ou d’infirmer cette analyse.

57 PALMER, « The Kano Chronicle », 1908. La date de rédaction ainsi que la crédibilité du document ont fait

l’objet de plusieurs interprétations. Alors que Murray Last pense que la chronique fut rédigée au milieu du XVIIe siècle, John Hunwick affirme que le document fut écrit dans les années 1880 à partir de listes royales et de traditions orales dans le contexte de l’occupation de la ville par le califat de Sokoto (LAST, « Historical metaphors… », 1980, p. 161 ; HUNWICK, « Not yet the Kano… », 1993, p. 95-96 ; HUNWICK, « A historical whodunit… », 1994, p. 129). Pour les relations entre le Borno et Kano, les indications présentes dans les autres documents permettent de croiser certaines des informations qui y sont présentes.

58 PALMER, « A Bornu Mahram… », 1922, p. 197-199.

99 liés, puisque le travail de traduction a eu lieu simultanément à la période d’écriture du manuscrit de la SOAS, à partir des photos de la copie d’H. Barth. Sa connaissance du Borno lui permet de faire plusieurs interprétations utiles et de donner au texte un contexte géographique. H. R. Palmer n’a pas eu connaissance des traductions de J. W. Redhouse, qui auraient pu le mener jusqu’aux manuscrits de la RAS. Dans l’introduction à sa propre traduction du K/B, D. Lange est très critique vis-à-vis de ce travail60. Il va même jusqu’à suggérer qu’un collaborateur d’H. R. Palmer le traduisit en hausa avant que celui-ci ne le traduise en anglais61.

Deux ans plus tard, H. R. Palmer publie une traduction du K/K dans un volume intitulé Sudanese memoirs, three volumes in one, un imposant recueil de traductions de manuscrits et traditions orales du Nord Nigeria62. H. R. Palmer y écrit qu’il utilise deux manuscrits : celui du Foreign Office et celui de Jos. S’il s’est en fait servi de la copie privée d’H. Barth, la trouvaille par H. R. Palmer d’un nouveau manuscrit est une avancée majeure pour la connaissance des travaux d’Aḥmad ibn Furṭū. Aussi H. R. Palmer ajoute- t-il trois passages se trouvant dans le manuscrit de Jos et qui diffèrent ou s’ajoutent à la version d’H. Barth63 :

Des informations verbales mineures qui diffèrent ou des informations complémentaires absentes du manuscrit de Barth ; une traduction du texte du manuscrit A a été ajoutée entre crochets après la traduction du texte du manuscrit de Barth. Toutefois, ces passages sont rares, le seul d’importance étant l’exorde final64.

Le principal intérêt de ces passages concerne leur érudition, puisque de nombreux livres ou auteurs arabes y sont cités, à l’image d’al-Qayrawānī (m. 996). Cela pose néanmoins la question de savoir si le texte original d’Aḥmad ibn Furṭū a été modifié et réécrit par la suite et quel crédit accorder à l’une ou l’autre des versions, notamment pour la fin du K/K, qui évoque les origines de la dynastie des Sefuwa65.

60 LANGE, « Communication de M. Dierk Lange… », 1978, p. 45. 61 LANGE, A Sudanic Chronicle…, 1987, p. 18, n. 23.

62 PALMER, Sudanese Memoirs…, 1928 (1967).

63 PALMER, Sudanese Memoirs…, 1928 (1967), vol. 1, p. 35-37, 71-72.

64 « minor verbal different information or further information not in Barth's manuscript, a translation of the

text of manuscript A has been added in brackets after the translation of the text in Barth's manuscript. These passages are however few in number, the only one of importance being the final exordium » in PALMER,

Sudanese Memoirs…, 1928 (1967), vol. 1, p. 13.

65 Malheureusement, en l’absence du texte arabe du manuscrit de Jos, il est prématuré de réaliser un travail

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Dans l’introduction à sa traduction, H. R. Palmer nomme deux de ses collaborateurs, P. G. Butcher et R. C. Abraham, qui l’aidèrent notamment pour la fin du travail :

Je suis également extrêmement reconnaissant à M. P. G. Butcher et au capitaine R. C. Abraham du Nigerian Political Service pour leur très grande aide dans la préparation de traductions indépendantes de la majorité de la seconde partie des Kanem Wars, qui furent d’une grande utilisé dans la révision final de l’ensemble du travail66.

R. C. Abraham fait partie des collaborateurs remerciés par H. R. Palmer dans le cadre de l’édition arabe des deux textes d’Aḥmad ibn Furṭū, publiés en 193267. À leurs côtés, les copistes africains réalisent les copies entreposées aujourd’hui à la SOAS. Cette équipe participa au recopiage des textes, à leur édition et à leur traduction en anglais. De la réception des photographies envoyées par les archives d’Hambourg à la parution des éditions en arabe, onze ans se sont écoulés, durant lesquelles la machine à produire du savoir colonial a fonctionné à plein régime68.

Dierk Lange est le dernier à s’être penché sur les textes d’Aḥmad ibn Furṭū, dans les années 1980. Avec pour objectif initial de proposer une édition et une traduction nouvelles des K/B et K/K, il n’a finalement réalisé ce travail que pour le K/B69. Pour ce faire, il s’est basé sur le manuscrit de la RAS, dont il a proposé un découpage en chapitres et paragraphes et qu’il a publié avec de très nombreuses notes de contextes. Ce travail de référence s’accompagne d’un répertoire géographique, qui recense les toponymes trouvés par D. Lange lors d’un terrain au Nord Nigeria et les accompagne d’une notice regroupant l’ensemble des informations archéologiques, orales et scripturaires connues à ce jour70.

Ainsi les deux textes n’ont pas reçu la même attention. La qualité des traductions ainsi que l’avancée des recherches sur les textes et par conséquent sur leur contenu diffèrent. En effet, le K/B, grâce à la traduction de Dierk Lange et à ses nombreuses annotations, offre de nouvelles perspectives et de nombreuses annotations linguistiques pour les chercheurs. Ce travail n’a pas été fait pour le K/K, dont la traduction date des

66 « I am also greatly indebted to Mr. P. G. Butcher and Captain R. C. Abraham of the Nigerian Political

Service for their very great assistance in preparing independent translations of much of the second half of the Kanem Wars, which have been of great service in the final revision of the whole work » inPALMER,

Sudanese Memoirs…, 1928 (1967), vol. 1, p. 13.

67 PALMER, Tārīḫ may Idrīs…, 1932.

68 STOLER, « Colonial archives… », 2002, p. 89.

69 L’édition et la traduction sont regroupées dans le même ouvrage mais comportent deux titres différents :

LANGE (trad.), A Sudanic Chronicle…, 1987 et LANGE (éd.), kitāb al-ġazawāt…, 1987.

101 années 1920. Enfin, rien n’a été fait en Europe sur la localisation des toponymes au Kanem ou la recherche des références littéraires71. Ainsi, si la traduction du K/B par Dierk Lange peut être utilisée et interprétée sans problèmes, il faut prendre avec précaution celle du K/K et considérer qu’une nouvelle traduction serait susceptible de nuancer les interprétations. C’est dans ce contexte qu’une étude portant sur l’ensemble de l’œuvre d’Aḥmad ibn Furṭū prend son sens.

II. Aḥmad ibn Furṭū, place et œuvre d’un intellectuel au service d’Idrīs

ibn ‘Alī

Reconstruire la trajectoire intellectuelle d’Aḥmad ibn Furṭū permet d’épouser son point de vue, en partant du postulat que sa position et la place de sa famille dans les affaires religieuses, politiques et diplomatiques de la cour en font un observateur pertinent du monde tel qu’il était vu depuis le Borno, sa description du monde permettant de définir le cadre géographique cette étude. Ainsi, en se plaçant dans une perspective locale, j’espère offrir un point de vue neuf sur ce document et son auteur.

Aussi, je chercherai à replacer Aḥmad ibn Furṭū, savant musulman bornouan, au sein des cercles de pouvoir constitués autour du sultan Idrīs ibn ‘Alī, mais également dans les dynamiques sociales liées à l’islam dans le bassin du lac Tchad. Ses deux ouvrages s’inscrivent dans un mouvement littéraire en écriture arabe déjà présent dans la région. La portée politique et littéraire de ces textes livre un témoignage de choix sur la diplomatie des sultans du Borno et les rapports que le pouvoir central entretenait avec les autres populations de la région.