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Représentations du sultanat du Borno

B. Les Antiquisants

Bien que le manuscrit du « chirurgien esclave » traite principalement des XVIe et XVIIe siècles, aucun spécialiste de l’histoire de Tripoli à l’époque moderne n’a entrepris la démarche d’éditer le texte, partiellement ou entièrement52. Le travail partiel d’édition fut assuré pour l’étude de deux domaines qui furent traités en marge par le « chirurgien esclave », à savoir la description épigraphique et archéologique de la Tripolitaine et les relations entre Tripoli et le sultanat du Borno. Le texte suscita d’ailleurs un certain intérêt parmi les Antiquisant et souleva un premier problème le concernant, à savoir la crédibilité des informations fournies par le « chirurgien esclave ».

Une des principales critiques rencontrées concerne la fabrication de fausses inscriptions épigraphiques de l’époque romaine à partir d’ouvrages classiques. En 1925, Jacques Zeiller, futur membre de la commission de publication des documents archéologiques de l’Afrique du Nord, rejette catégoriquement la valeur des informations données par le « chirurgien esclave », les qualifiant de « simples faux [dont il] n'y a absolument rien à tirer, au point de vue épigraphique du moins53 ». À partir de ce constat sans appel, J. Zeiller en conclue que les déplacements du « chirurgien esclave » à travers la région de Tripoli sont suspects et que la méfiance est de mise concernant le reste de son récit. Quant à ses méthodes de travail, l’auteur aurait écrit « un récit historique, qu'il a pu rédiger sans bouger de son cabinet54 ».

La conclusion de J. Zeiller, « de ne pas considérer cette relation comme une source très sûre55 » est reprise la même année par Franz Cumont56. Néanmoins, son étude est plus approfondie que celle de son collègue. F. Cumont est le premier à tenter d’identifier l’auteur du texte en croisant les informations fournies dans le manuscrit avec d’autres sources57. S’il est tout aussi critique à propos des inscriptions épigraphiques latines, F. Cumont se réserve de porter un jugement sur le récit historique dans son

51 LARONDE, « D. Girard et la Cyrénaïque… », 2003, p. 229, n. 1.

52 Cette absence d’édition tient peut-être au fait que Charles Féraud s’appuya largement sur ce manuscrit

pour écrire ses Annales Tripolitaines et en tira la substantifique moelle (BONO, Storiografia e fonti

occidentali…, 1982, p. 32).

53 ZEILLER, « Scéance… », 1925, p. 183. 54 ZEILLER, « Scéance… », 1925, p. 183. 55 ZEILLER, « Scéance… », 1925, p. 183.

56 CUMONT, « Les antiquités… », 1925, p. 3-18. Lire à son sujet BONNET, « Cumont, Franz », 2008. 57 CUMONT, « Les antiquités… », 1925, p. 5.

29 ensemble et notamment sur l’époque et la région étudiées. Au-delà des citations épigraphiques factices, il s’attarde sur une inscription épigraphique punique dont l’auteur « avoue rien n’y comprendre à ces deux lignes, bien qu’il en ait deviné la langue58 ». Grâce à cette inscription, Franz Cumont montre l’intérêt que peut avoir le texte pour les historiens : il propose une traduction d’une stèle néo-punique reproduite à l’envers par le « chirurgien esclave59 ». Cette stèle apporte la preuve que Tripoli est l’ancienne Leptis. Ainsi F. Cumont affirme que le « chirurgien esclave » est le premier Européen à prouver la filiation entre la ville de Tripoli et la ville romaine. De plus, F. Cumont ajoute en note, à la fin de son article (p. 19), un appendice regroupant les références de « quelques documents relatifs à la Tripolitaines conservés à la Bibliothèque Nationale de Paris », comme le manuscrit du consul Pétis de la Croix, qui apporte un complément sur les relations entre Tripoli et le sultanat du Borno60. Pour F. Cumont,

Il faut donc distinguer parmi les inscriptions latines celles qui méritent créance, de celles qu'il faut rejeter, et un critère assez sûr s'offre à nous pour cette discrimination. Les faux que Girard a commis ont surtout été imaginés par lui pour prouver les thèses - d'ailleurs exactes - qu'il soutient. […] Comme un avocat trop habile qui à côté des bons arguments en fait valoir des mauvais, s'il les croit propres à frapper les juges, il a fabriqué des documents qui établissent péremptoirement ce qu'il a entrepris de démontrer. De plus, il veut faire montre de sa science, il invente des dédicaces mentionnant des noms fameux et il allègue pour les commenter les passages mêmes qui lui ont suggéré l'idée d'accorder à ces personnages une place dans l'épigraphie de la Tripolitaine. Tout cela est si puéril, que personne ne pourra s'y tromper61.

Cette étude ne rétablit pas l’honnêteté du « chirurgien esclave », mais ajoute un fait notable : la qualité de certaines informations, à l’image de cette inscription qu’il recopie fidèlement mais à l’envers, démontrent l’intérêt du texte. La démarche de l’auteur est originale puisqu’au-delà des fausses inscriptions, son texte est le fruit d’un vrai travail de recherche historiographique, qui lui sert à appuyer et compléter ce qu’il trouve sur place, jusqu’à inventer des arguments. La méconnaissance des périodes anciennes et de l’intérieur de l’Afrique pousse l’auteur à approfondir ses recherches durant sa captivité. À

58 CUMONT, « Les antiquités… », 1925, p. 6. 59 CUMONT, « Les antiquités… », 1925, p. 6. 60 LANGE, « Un document… », 1981. 61 CUMONT, « Les antiquités… », 1925, p. 6.

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son retour en France, ce manque d’informations le conduit à recueillir des données sur la région dans la littérature européenne en essayant de leur donner une certaine validité à l’image de cette inscription punique. Ainsi, L’Histoire chronologique du royaume de Tripoly de Barbarie est pour F. Cumont un texte dont la richesse du discours montre – certes parmi beaucoup d’erreurs et d’inventions – une certaine logique dans la démarche et les conclusions qu’il offre.

En 2003, le dossier des épigraphies est de nouveau ouvert par A. Laronde. Il revient sur le personnage qu’il nomme lui aussi D. Girard et sur les controverses qui agitèrent les chercheurs à propos de la validité des informations dont il fait part. À nouveau, la critique est animée par un spécialiste de l’Antiquité. Celui-ci confirme que le « chirurgien esclave », bien qu’ayant pu inventer des inscriptions, est l’auteur d’une source essentielle. A. Laronde s’intéresse tout particulièrement aux passages concernant la Cyrénaïque, à l’est de la Lybie actuelle. Il se sert du texte comme d’un témoignage direct tout en questionnant sa source par des croisements tant littéraires qu’archéologiques. À travers son discours, il redonne au texte un certain crédit scientifique en insistant sur la démarche intellectuelle de son auteur tant dans le récit de sa captivité, avec les limites que l’on connaît, que dans le travail documentaire effectué en aval :

Il est évident que D. Girard avait lu les Anciens, qu'il cite à diverses reprises. […] il est familier de la Bible, dont il fait d'abondantes citations. Si ces références suffisent à faire de D. Girard un homme cultivé, rien n'indique que ce soit lors de son séjour en Libye que notre auteur ait mis à profit ces informations, dont il a pu fort bien enrichir son récit par la suite. En effet, il est clair que l'Histoire chronologique fut mise en forme au retour de captivité, en France, comme je l'ai déjà indiqué précédemment. Nous en avons la preuve, fol. 46 R°, au chapitre 15 de la première partie, qui traite des finances, et où D. Girard dit avoir composé sur place un mémoire qu'il perdit ensuite : ce seul fait suffit à attester que D. Girard conçut sur place l'idée de rassembler toutes ses observations. Les fait notés sur place sont de première importance, mais il va de soi que la partie historique, largement compilatoire, perd beaucoup de son intérêt. Est-ce à dire que ces développement soient aujourd'hui à rejeter d'emblée62 ?

31 A. Laronde clôt en quelque sorte la polémique en 2003, en montrant qu’une analyse fine du texte permet de dégager des éléments majeurs de l’histoire de la région.

Les travaux des Antiquisants sont remarquables concernant le manuscrit et son auteur. En effet, si les sources du « chirurgien esclave » sont rapidement remises en question, un travail attentif a permis de montrer que le « chirurgien esclave » fut le premier à localiser les villes romaines de la côte nord-africaine, comme Leptis, Leptis Magna ou encore Oea. Cette justesse d’analyse, qui contraste fortement avec l’invention délibérée de sources pour étayer son argumentation, questionne les chercheurs. Ce paradoxe servit de point de départ à une étude approfondie des méthodes de l’auteur ainsi que de son discours, qui culmine avec l’article d’A. Laronde.