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Représentations du sultanat du Borno

C. Les spécialistes de l’Afrique

De l’autre côté du Sahara, les historiens de la région du bassin du lac Tchad s’intéressèrent également au texte et de nombreux auteurs reconnurent sa pertinence, à l’image de Bradford G. Martin ou de John E. Lavers63. Cependant, si aucune critique ne concerna l’honnêteté du « chirurgien esclave », les chercheurs mirent à jour des incohérences chronologiques, à la lumière des sources endogènes du sultanat du Borno.

C’est peu de temps après l’édition de la chronologie des sultans du Borno par F. Fresnel qu’Heinrich Barth mentionne ce texte dans la rédaction de son chapitre sur l’histoire du sultanat du Borno dans son ouvrage Reisen und Entdeckungen in Nord und Centralafrika64. Heinrich Barth n’est pas le premier Européen à voyager dans la région, mais il est le premier à effectuer des recherches historiques et à trouver des sources écrites endogènes, à les traduire pour écrire une histoire du Kanem-Borno de ses origines à son arrivée dans la région. H. Barth n’écrit pas sur le Borno par hasard et possède une solide formation universitaire de géographe. Universitaire d’origine allemande, spécialiste en archéologie, en histoire, botanique et géographie, H. Barth fait sa thèse de doctorat sur le commerce de Corinthe65. Contrairement au « chirurgien esclave », H. Barth est allé au Borno et a pu consulter des sources historiques endogènes. Celles-ci dominent la

63 MARTIN, « Kanem, Bornu, and the Fazzan… », 1969 ; LAVERS, « Adventures in the chronology… »,

1993.

64 Son ouvrage, Reisen und Entdeckungen in Nord und Centralafrika, fut rédigé en cinq volumes entre 1855

et 1858. sa version anglaise, Travels and Discoveries in North and Central Africa, fut écrite simultanément en 1857-58. J’utilise cette dernière, hormis pour quelques passages qui ne figurent que dans la version allemande. En effet, quelques divergences entre les différentes éditions ont été pointées par la suite. L’ouvrage dirigé par Paulo de Moraes Farias se penche sur cette question dans une étude comparative entre l’édition allemande et française : RICARD et SPITTLER, « Sur l’édition française de Barth », 2006.

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rédaction de son histoire et relèguent le manuscrit au statut de source subsidiaire. Si H. Barth n’a visiblement pas consulté le manuscrit, la lecture du passage présent dans le Bulletin de la Société de Géographie lui permet de poser de manière très synthétique l’intérêt du texte ainsi que la problématique qu’il pose : pour les trois règnes les plus proches de l’auteur, à savoir ‘Abdallāh ibn Dūnama, ‘Umar ibn Ibrāhim et ‘Alī ibn ‘Umar, les dates et informations du texte correspondent à celles des listes dynastiques endogènes ; pour les règnes plus anciens, H. Barth considère que les informations sont peu précises66. H. Barth se propose donc d’utiliser le texte du « chirurgien esclave » pour vérifier la chronologie établie à travers les sources endogènes, comme les manuscrits d’Aḥmad ibn Furṭū ou le dīwān al-salāṭīn Barnū.

Après ce vœu non réalisé, les études sur le sultanat du Borno « oublient » le manuscrit jusqu’aux années 1960, lorsque celui-ci est réincorporé dans le corpus documentaire à la faveur du renouveau sur les études de l’histoire ancienne de l’Afrique qui suivit la décolonisation. Ce n’est pas un hasard si le premier à mentionner le texte est un spécialiste du commerce et des relations diplomatiques entre Tripoli et le Borno. Dans deux articles, Bradford G. Martin fait un état des lieux de la littérature sur le Discours historique de l’Estat du Royaume de Borno67. Il étudie tout particulièrement le récit d’une ambassade bornouane qui aurait été envoyée à Tripoli en 1578 par le sultan ‘Abdallāh ibn Dūnama68, s’attardant sur la mention d’un don d’armes à feu à l’émissaire du Borno par Ja’far69. Cependant, l’utilisation par B. G. Martin de la chronologie d’Yves Urvoy pour la dynastie sefuwa pose de sérieux problèmes de précision, comme le fait remarquer Dierk Lange dans sa thèse70. B. J. Martin considère que les dates trouvées dans le texte sont

66 « As for the document mentioned above as No. 5, it contains a few valuable dates with regard to those

Bornu kings who reigned near the time when the author obtained his information in Tripoli, while for the older times, about which the people could only inform him "par tradition des leurs peres" his information is of little value. The most important dates which it contains are those which have reference to the time of the accession to the throne of the three Bornu kings, ‘Abdallah ben Dunama, Haj 'Omar, and Haj 'Ali ; and these vary but little from the dates computed from the chronicle, and serve therefore to confirm its accuracy » in BARTH, Travels and Discoveries…, 1857, vol. 2, p. 267.

67 MARTIN, « Kanem, Bornu, and the Fazzan… », 1969 ; MARTIN, « Mai Idris of Bornu… », 1972.

68 BnF, MF 12219, f. 151r ; BnF, MF 12220, f. 320rv. Il faut noter que Martin situe l’ambassade en 1577-

78, alors que le « chirurgien esclave » mentionne une transition dynastique cette année là, l’ambassade du nouveau souverain bornouan ayant lieu en 1579.

69 MARTIN, « Kanem, Bornu, and the Fazzan… », 1969, p. 27 n. 2 ; MARTIN, « Mai Idris of Bornu… »,

1972, p. 472-3 n. 2.

70 « La chronologie la plus récente, due à Urvoy, est paradoxalement la moins correcte. Son auteur utilise

une traduction défectueuse du dīwān […] à laquelle il ajoute par inadvertance une faute très grave en réduisant de 40 à 14 ans la durée du règne de Dūnama Dībalāmi. Il a d'autre part recours aux listes dynastiques ce qui l'amène à introduire quatre règnes fictifs […] et à changer de nombreuses indications chronologiques données par le dīwān […]. A l'instar de Palmer, il adopte plusieurs indications chronologiques données dans des documents Bornouans […] En revanche, il rejette la correction que Barth

33 exactes, sans s’attarder sur les problèmes de correspondance avec les noms des sultans dans le récit. Ainsi, bien qu’en 1578 les sources endogènes affirment que le souverain du Borno est Idrīs ibn ‘Alī (1564-1596), B. G. Martin considère que le « chirurgien esclave » s’est tout simplement trompé de roi : « La narration du prisonnier français affirme que Ja’far (ou peut-être Yahya) Pasha de Tripoli envoya un de ses officiers avec un présent de ‘beaux chevaux, et d'armes à feu’ au Borno à la fin de 1577 ou en 1578, il est clair que l’alliance formelle rapporta peu de choses, et apporta au Mai71 Idris72 peu des bénéfices qu’il espérait73 ».

B. G. Martin met également en avant l’intérêt du manuscrit en tant que compilation de sources européennes sur le Borno. Il met en lumière l’utilisation par le « chirurgien esclave » de l’ouvrage de Lorenzo D’Anania, L’universale fabrica del mondo overo cosmografia74. Le « chirurgien esclave » est mentionné plusieurs fois par les historiens comme étant « le premier qui, à notre connaissance, ait utilisé cette source75 ». Dierk Lange et Silvio Berthoud font une édition critique des passages concernant le Borno76 de même que Jean-Louis Triaud, dans son article sur Idrīs ibn ‘Alī (1564-1596). Jean-Louis Triaud, dans le même article, reprend également un passage décrivant le sultan ‘Alī ibn ‘Umar (1639-1677), en le comparant avec les descriptions des souverains du Borno faites par les voyageurs européens du XIXe siècle :

Il faut noter que, deux siècles plus tard, les voyageurs européens qui visitent le Bornou décrivent le costume du souverain en termes identiques. Une telle permanence indique bien qu'il s'agit là, non d'une tenue de circonstance, mais de l'un des insignes rituels et traditionnels du pouvoir77.

apporta au dīwān en réduisant la durée du règne d'Idrīs Alawoma de 53 à 33 ans (cf. § 54, 59) » in LANGE,

Le Diwan des Sultans du (Kanem-) Bornu…, 1977, p. 84.

71 Le titre Mai est le terme kanuri utilisé pour la titulature des Sefuwa. Le terme de Mai n’apparaît pas dans

les documents endogènes durant la période étudiée, ceux-ci utilisant la titulature islamique. Le terme est néanmoins utilisé depuis le XVIIe siècle au moins, où Evliya Celebi et le « chirurgien esclave » l’évoquent : « Son peuple, ainsi qu'il l'est lui-même, est pieux et fidèle au Dieu unique. Il nomme ses souverains ‘May’ »

in CIECIERSKA-CHLAPOWA, 1964, p. 242 ; « Les Bornois donnent à ler Roy le titre de Mahi, quî est tiré du mot Arabique, Melec » in BnF, MF 12220, f. 319r.

72 Il s’agit du Mai Abdallah dans le Discours Historique de l’Estat du Royaume de Borno (BnF, MF 12220,

f. 320r).

73 « the Narrative of the French Prisoner claims that Ja'far (or perhaps Yahya) Pasha of Tripoli sent one of

his officers with a gift 'of fine horses and firearms' to Bornu in late 1577 or in 1578, it is clear that the formal alliance amounted to very little, and brought to Mai Idris few of the benefits he had expected ». in MARTIN, « Kanem, Bornu, and the Fazzan… », 1969, p. 25.

74D’ANANIA, L’universale fabrica del mondo…, 1582.

75 LANGE et BERTHOUD, « L’intérieur de l’Afrique Occidentale… », 1972, p. 304. 76 LANGE et BERTHOUD, « L’intérieur de l’Afrique Occidentale… », 1972. 77 TRIAUD, « Idris Alaoma », 1977, p. 53.

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Si l’intérêt du texte est relevé par Jean-Louis Triaud également, celui-ci ne l’utilise pas pour les périodes antérieures au XVIIe siècle. Pourtant, Idrīs ibn ‘Alī (1564- 1596), qui est l’objet de son article, est mentionné par le « chirurgien esclave » à plusieurs reprises. Les problèmes de chronologie ainsi que le statut de source secondaire sont sûrement la raison pour laquelle Jean-Louis Triaud ne l’utilise pas pour le XVIe siècle. D’autres chercheurs utilisent le texte, sans pour autant apporter un regard critique sur celui-ci78.

Le premier à proposer une approche croisée des sources en incluant le travail du « chirurgien esclave » est Dierk Lange en 197779. Son étude est très succincte mais a le mérite d’avoir mis en lumière la question principale que pose le manuscrit de la BnF :

Les premiers écrits européens comportant quelques renseignements sur l'histoire des Sefuwa datent d'une époque beaucoup plus récente. D. Girard compose en 1685 un Discours historique de l'Estat du Royaume

de Borno dans lequel il indique les noms de six souverains du Bornu,

notant aussi quelques faits qui se rapportent à leurs règnes ; toutefois les dates qu'il avance sont toutes erronées80.

À l’opposé de la démarche de Bradford G. Martin, Dierk Lange met en avant la justesse des noms mais discrédite les dates avancées : il cite en notes des références au texte du « chirurgien esclave » en les insérant dans le contexte du dīwān et en cherchant à les mettre en relation avec les souverains de la liste. Jusqu’au sultan ‘Umar ibn Idrīs (1619-1639), aucune des dates proposées par le « chirurgien esclave » ne concorde avec la datation de Dierk Lange. Dans ce travail dont la principale contribution fut de proposer une nouvelle chronologie des sultans de la dynastie des Sefuwa, les dates avancées par le « chirurgien esclave » sont donc écartées, même si D. Lange reconnaît la justesse de certaines informations, comme les noms des sultans. Cependant, il ne cherche pas à s’interroger sur les raisons d’un tel paradoxe, pensant alors clore pour un temps les controverses liées à la chronologie de l’histoire du sultanat du Borno. Récemment, Augustin Holl a remis en question ces recherches81, notamment à propos de la validité de la datation proposée par Dierk Lange. Cependant, il n’utilise pas le texte du « chirurgien esclave » dans sa tentative de démonstration. Aussi, la question de la validité de la chronologie de la dynastie des Sefuwa reste plus ouverte que jamais et la simple

78 Voir par exemple FISHER et ROWLAND, « Firearms in the Central Sudan », 1971, p. 21 ; DAHIRU,

Morocco in the sixteenth Century…, 1981 ; MASONEN, The Negroland Revisited…, 2000.

79 LANGE, Le Diwan des Sultans du (Kanem-) Bornu…, 1977. 80 LANGE, Le Diwan des Sultans du (Kanem-) Bornu…, 1977, p. 5. 81 HOLL, The Diwan Revisited…, 2000.

35 affirmation selon laquelle toutes les dates mentionnées par l’auteur sont fausses reste encore une simple supposition.

L’historiographie montre qu’une recherche sur la construction du texte est nécessaire pour pouvoir identifier les sources utilisées par son auteur. Pour paraphraser Salvatore Bono, ce texte a en effet été étudié en tant que source pour l'histoire du Borno, mais jamais encore comme l’histoire d'un captif et encore moins comme l’histoire d’un auteur82. De même, l’étude du texte offre l’occasion de réfléchir sur les modalités qui poussèrent un chirurgien français à obtenir et retranscrire des informations sur un sultanat situé au-delà du Sahara. À partir de l’expérience de captivité de l’auteur, la question de la circulation des informations entre le sultanat du Borno et l’Europe, via Tripoli, peut être abordée. Ce travail de recherche sur l’auteur et l’environnement dans lequel il a écrit son ouvrage est primordial pour déconstruire son récit et l’analyser comme source pour l’histoire du Borno.

II. Genèse et construction d’une histoire du Borno par un captif de

Tripoli83

L’écriture d’une histoire du sultanat du Borno à la fin du XVIIe siècle par un ancien captif français à Tripoli s’inscrit dans le contexte particulier de la guerre de course en Méditerranée. Aussi, la contextualisation du récit est un moyen de mieux saisir la démarche du « chirurgien esclave » ainsi que le processus de construction de son « Discours historique de l'estat du royaume de Borno » à travers les circulations intellectuelles, tant en Europe qu’à Tripoli.