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Représentation des structures politiques dans le récit d’Aḥmad ibn Furṭū

Représentations du sultanat du Borno

B. Représentation des structures politiques dans le récit d’Aḥmad ibn Furṭū

De nombreux acteurs peuvent être identifiés dans le récit d’Aḥmad ibn Furṭū, dont la description ainsi que les mots utilisés pour les qualifier permettent de mieux comprendre la façon dont ils étaient perçus et considérés par les Bornouans. Au cours du récit des douze premières années du règne d’Idrīs ibn ‘Alī, les contacts le Borno et différentes communautés transparaissent entre les différents épisodes guerriers relatés par l’auteur. Le texte apporte des informations sur la part objective des organisations

248 Coran, S. 49, v. 13, trad. française BERQUE, Le Coran…, 1990, p. 561 ; voir aussi BOULEGUE et

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politiques de la région du bassin du lac Tchad à la fin du XVIe siècle, mais également sur un pan des structures mentales et des représentations relatives à ces entités politiques249.

La classification des populations a soulevé plusieurs débats, notamment dans le contexte africain. Le plus virulent fut celui sur la validité du terme « ethnie » pour classer les différents groupes humains, dans le but de les différencier les uns des autres250. Comme a pu l’écrire Jean-Pierre Chrétien, « le concept véhiculé par le mot « ethnie » se situe quelque part entre les groupes de parenté et les collectivités organisées en États251 ». La classification ethnique, pris dans son sens vague, par les auteurs autochtones donne autant d’informations sur l’auteur lui-même que sur les populations concernées. J’ai classé les différents acteurs exogènes du sultanat du Borno mentionnés par Aḥmad ibn Furṭū dans trois types de structures politiques : les communautés pouvant être qualifiées de sociétés transfrontalières ou « sociétés sans États », des « cités-États » et des « États ». Le Borno, le Kanem, Kano, trois États territorialisés ?

Parmi les communautés humaines les plus citées dans l’œuvre d’Aḥmad ibn Furṭū, le Borno est le premier en nombre d’occurrences, suivi par le Kanem. Ce classement n’est pas étonnant, puisque le Borno et le Kanem sont les deux acteurs d’un conflit qui est au centre du second récit de l’auteur. Ils rentrent dans la catégorie des « États ». Comment en arriver à cette conclusion ? La répartition des épithètes permet d’en avoir une idée.

Le graphique ci-dessous montre que le vocabulaire arabe utilisé pour définir le terme Borno est très varié. Par ailleurs, la répartition entre les termes les plus utilisés, à savoir ’ahl (14+1 %), balad (26 %) et ’arḍ (19 %) est assez homogène. Le Borno est, aux yeux d’Aḥmad ibn Furṭū, à la fois un lieu, ou une entité (balad), un peuple (’ahl) et un territoire (’arḍ, mais aussi ’iqlīm, qui signifie climat ou région, dans son sens le plus vaste)252.

Nom [s.t.] ’ahl ’ahl al-

balad ’arḍ ’aṭrâf balad ‘imāl ’iqlîm ǧamā’a mulk nāḥiya raṭāna ṣāḥib sūq TOTAL

Borno 31 16 1 22 1 31 1 7 1 1 1 1 1 1 116

249 En effet, ces acteurs exogènes existent « d’une part dans l’objectivité à l’état de structures matérielles et

d’institutions, et dans la subjectivité, dans les structures mentales et les représentations sous forme de principes de vision, de systèmes de classement… » in LENOIR, « Bourdieu et l’État », 2012, p. 121.

250 Une vaste littérature a été produite au sujet de la valeur historique d’un tel concept ; voir notamment

AMSELLE et M’BOKOLO, Au cœur de l’ethnie, 1985 et CHRETIEN et PRUNIER, Les ethnies ont une histoire, 2003.

251 CHRETIEN et PRUNIER, Les ethnies ont une histoire, 2003, p. 13.

252 Le terme ’iqlīm est un terme géographique hérité du grec. Il a longtemps été utilisé pour découper le

monde, le découpage allant de sept à vingt-six entités en fonction des traditions. Le terme ’iqlīm sert tour à tour à définir un continent, ou un climat dans le sens ptoléméen du terme, ou encore un pays avec en son centre une capitale et formant un tout (MIQUEL, « Iklīm », EI², vol. 3, p. 1076-1078).

139 L’identification d’un territoire du Borno à un peuple du Borno montre que l’espace prend une forte dimension identitaire, qui se traduit au niveau politique et diplomatique. Ce rapport entre société et espace à travers la fusion entre noms de groupes et noms de lieux est une caractéristique de la construction identitaire, tout comme la définition de l’altérité. Pour reprendre les termes de l’analyse de G. Di Méo, il apparaît que le rapport que la société à laquelle appartient Aḥmad ibn Furṭū entretient avec son espace, ses lieux et territoires, comporte une forte dimension identitaire : l’identité Bornouane est, dès lors, socio-spatiale253.

Aḥmad ibn Furṭū définit sa propre communauté politique par son appartenance religieuse, notamment lorsque l’altérité s’exprime à travers l’opposition entre les musulmans et les infidèles. Ainsi, à de nombreuses reprises, Aḥmad ibn Furṭū parle de balad muslimīna, le « pays des musulmans254 », ou de al-nās al-muslimīna, « les gens musulmans255 » ou encore du ’ahl al-islām, le « peuple de l’islam256 » pour évoquer le peuple du sultanat du Borno257. Est-ce à dire que tous les musulmans, selon l’auteur, appartiennent au Borno, ou que tous les habitants du Borno sont musulmans ? La réponse est non. Cependant, en usant de ce vocabulaire, Aḥmad ibn Furṭū cherche à faire passer son sultan comme le protecteur de tous les musulmans.

253 DI MEO, « L'identité : une médiation essentielle… », 2002, p. 175. 254 RAS, K/B, f. 39r ; LANGE, kitāb al-ġazawāt…, 1987, p. 53. 255 RAS, K/K, f. 51r ; PALMER, Tārīḫ may Idrīs…, 1932, p. 57. 256 RAS, K/B, f. 26r ; LANGE, kitāb al-ġazawāt…, 1987, p. 35. 257 LANGE, A Sudanic Chronicle…, 1987, p. 39 n. 45.

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Le terme « Borno » est également associé à pouvoir politique, puisqu’Idrīs ibn ‘Alī est le « Calife et Commandeur des Croyants sur la région (iqlīm) du Borno »258. De sorte qu’Aḥmad ibn Furṭū associe les sujets du sultan au territoire du Borno, écartant de facto les autres populations vivant dans la région et leurs représentations politiques. Ces populations sont représentées comme autant de figures d’altérité259, à l’image des Saw, dont le lien avec le territoire du Borno est effacé. Ainsi, les guerres contre les Saw ou les Bulālah sont des guerres opposant le Borno tout entier à des populations sans territoire, transfrontalières. Aḥmad ibn Furṭū développe à propos du Borno un discours qui construit une unité entre le territoire et sa population : le Borno est un « État » qui « produit le territoire et le peuple260 ». Les mots mulk (« royaume ») et ṣāḥib (« seigneur »)261 renvoient quant à eux à l’organisation politique du Borno. Ils renforcent le lien entre la dynastie au pouvoir et le Borno, qui s’incarne ainsi à travers un peuple, un territoire et une autorité politique représentée par la dynastie des Sefuwa.

On retrouve à peu près la même répartition des termes pour deux autres entités politiques : Kanem et Kano.

Nom [s.t.] ’ahl ’ahl al-balad ’aḥrār ’arḍ balad ’iqlīm ġazwa nāḥiya sulṭān TOTAL

Kanem 24 9 4 1 12 26 1 1 1 1 80

258 RAS, K/K, f. 47r ; PALMER, Tārīḫ may Idrīs…, 1932, p. 52.

259 Sur le rôle de l’identité et de l’altérité dans les rapports diplomatiques, voir LE JAN, « Les relations

diplomatiques… », 2011, p. 17-18.

260 LENOIR, « Bourdieu et l’État », 2012, p. 122.

141 Les termes associant le Kanem à un peuple représentent ainsi 12 à 17 % des occurrences, tandis que ceux l’associant à un territoire représentent 15 % et à un « pays » représentent 33 % des occurrences. Enfin, le terme « sultan » est associé à Kanem, laissant entendre qu’Aḥmad ibn Furṭū considère qu’il existe un représentant politique pour cette formation socio-spatiale. La ressemblance structurelle entre le Kanem et le Borno n’est pas étonnante, compte tenu de l’histoire partagée entre les deux territoires. Le cas de Kano, situé à l’ouest du Borno en pays hausa est plus surprenante.

Nom [s.t.] ’ahl ’ahl al-balad ’arḍ balad šawkiya TOTAL

Kano (État) 2 4 1 2 1 1 11

Recensé à onze reprises dans le texte, Kano est identifié à un peuple, un « pays » et un territoire. Il semble donc qu’Aḥmad ibn Furṭū considère Kano, où il ne s’est jamais rendu lui-même, comme une entité socio-spatiale avec un territoire262.

À la lecture de ces données, il semble qu’Aḥmad ibn Furṭū (se) représente le Borno, le Kanem et Kano comme des États, à savoir une institution qui, pour reprendre la définition d’Hedley Bull, est une communauté politique indépendante qui possède un gouvernement et exerce une souveraineté sur une portion particulière de la surface de la Terre et un segment particulier de la population263. Cet aspect conditionne les rapports qu’ont ces sociétés entre elles, mais également avec les autres entités politiques et spatiales, dans les contextes locaux ou inter-régionaux. Ainsi, les sujets diplomatiques concernent à la fois le groupe humain identifié comme bornouan et son rapport avec l’étranger, mais aussi le territoire et ses limites. D’autres communautés politiques sont probablement identifiées à un territoire, à l’image du Mandara, du Margi ou des

262 Il existe un contraste entre l’idée que l’on se fait de Kano dans l’historiographie moderne et la façon dont

les termes renvoient à une structure de type étatique. Ainsi, le terme de Kano est associé à un territoire, à un peuple et à une structure défensive. La ville de Kano elle-même est nommée différemment : le terme de

dalā lui est préféré et se réfère aux fortifications de la ville (RAS, K/B, f. 5r, 23r ; LANGE, kitāb al-

ġazawāt…, 1987, p. 5, 31). La ville est également associée au terme de fāġih (RAS, K/B, f. 29v ; LANGE,

kitāb al-ġazawāt…, 1987, p. 40), qui semble être associé au marché de la ville (voir LANGE, A Sudanic

Chronicle…, 1987, p. 125-126). Par ailleurs, le « pays » de Kano semble être un territoire, structuré,

organisé par sa population. La construction d’un système de fortifications tournées contre le Borno tend à confirmer l’idée qu’au courant du XVIe siècle, Kano, du moins du point de vue de la cour du Borno, est moins une « cité-État » qu’un État auquel sont associés une population et un territoire. Par ailleurs, les autres cités Hausa ne sont pas mentionnées par Aḥmad ibn Furṭū, comme si le nom de Kano était utilisé pour l’ensemble des cités Hausa, ou peut-être parce que Kano est alors la seule cité à être l’objet d’une campagne militaire du sultan du Borno.

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principautés Kotoko264. Cependant, le faible nombre de références ne permet pas de tirer les mêmes conclusions que pour le Borno, le Kanem et Kano.

Les acteurs sans territoire, des réalités au discours ?

À côté des États, ou plutôt à travers ceux-ci, de nombreuses populations se déplacent et vivent. Ces populations migrantes, nomades ou semi-nomades, représentent une grande partie des populations vivant dans le bassin du lac Tchad. Aḥmad ibn Furṭū les identifie dans son récit comme étant des populations sans territoire. Les termes utilisés pour les qualifier sont dénués de toute référence au sol. C’est tout particulièrement le cas pour les Teda/Tubu, populations nomades effectuant une transhumance de longue distance entre le massif du Tibesti et les rives du lac Tchad265.

Nom [s.t.] ġazwa qabīla TOTAL

Tubu 4 1 23 28

Les Teda/Tubu sont presque systématiquement qualifiés de qabīla, ou « tribu ». Population en majorité pastorale et nomade, il n’est pas étonnant qu’Aḥmad ibn Furṭū les voie ainsi, de la même manière que pour les populations arabes, qualifiées de qabīla ou de ḍayf (« visiteur »)266 ou encore les Touareg ou Berbères267. Ces populations parcourent toutes une zone de transhumance partagée entre le désert et le Sahel et sont caractérisées par une présence saisonnière dans le bassin du lac Tchad, ce qui n’est pas sans influence sur les rapports politiques, commerciaux et diplomatiques qu’elles entretiennent avec les autorités du Borno.

Le cas des Bulālah est différent. L’étude du vocabulaire utilisé pour cette population pourtant bien implantée au Kanem montre qu’il n’existe pas, pour Aḥmad ibn Furṭū, de « territoire Bulālah » :

264 Ces trois entités ont la caractéristique d’être nommé qabīla et balad à la fois, se situant à la marge des

modèles territoriaux d’Aḥmad ibn Furṭū. Ce n’est pas étonnant, compte tenu de leur éloignement géographique par rapport l’auteur.

265 À propos des Teda/Tubu, voir CHAPELLE, Nomades noirs…, 1957 (1983) ; BAROIN, Gens du roc et du

sable…, 1988 ; BELTRAMI, Tubu, Una etnìa nomade…, 2007.

266 RAS, K/K, f. 63r, 64r, 70v, 96r, 108v ; PALMER, Tārīḫ may Idrīs…, 1932, p. 71, 72, 79, 110, 123. 267 RAS, K/B, f. 5r, 23v, 25v, 26rv ; LANGE, kitāb al-ġazawāt…, 1987, p. 5, 31, 34-36 ; RAS, K/K, f. 93v,

98r ; PALMER, Tārīḫ may Idrīs…, 1932, p. 107, 112. On trouve néanmoins une évocation d’un « territoire des Berbères » (RAS, K/B, f. 26v ; LANGE, kitāb al-ġazawāt…, 1987, p. 35). De plus, Aḥmad ibn Furṭū identifie des Berbères étrangers au Borno (RAS, K/B, f. 5r ; LANGE, kitāb al-ġazawāt…, 1987, p. 5) et des Berbères faisant partie des armées du sultan (RAS, K/K, f. 93v. ; PALMER, Tārīḫ may Idrīs…, 1932, p. 107).

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Nom [s.t.] ’ahl ǧamā‘a ǧayūš masākin qabīla šawkîya sulṭān TOTAL

Bulâlah 34 1 1 4 1 27 1 3 72

38% des mentions des Bulālah sont accompagnée du terme qabīla, soit une forte proportion. D’autres termes désignent les Bulālah comme une population, à l’image de ‘ahl, ou ǧayūš (« troupes »), ǧamā‘ā (« l’assemblée »)268. Ainsi, les Bulālah sont un groupe humain parmi d’autres dans le Kanem. Cette séparation entre le Kanem et le groupe particulier des Bulālah a un objectif politique. C’est un moyen pour Aḥmad ibn Furṭū d’isoler les Bulālah, contre qui le sultan du Borno est en guerre, du reste des populations du Kanem.

Les mots choisis par l’auteur pour qualifier les populations dont il parle peuvent par conséquent avoir une portée très politique. L’exemple des populations Saw est le plus frappant. Le graphique ci-dessous montre qu’une grande partie des qualificatifs utilisés associe le mot de Saw à une population et notamment à une qabīla (43%), à la manière des populations sans territoire. D’autres termes qualifiant des populations sont utilisés pour souligner la conflictualité extrême entre les populations sous l’autorité du sultan Idrīs ibn ‘Alī et les Saw : comme les mots ’a‘dā’ (« ennemis ») et kuffār (« infidèles »).

268 On remarquera également qu’à trois reprises (4%), le terme Bulālah est accompagné de sultan : Aḥmad

ibn Furṭū semble donc reconnaître à cette population « sans territoire » une autorité politique islamique et légitime.

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Nom [s.t.] ’a‘dā’ ’ahl ’arḍ ḥiṣn ǧins kuffār manāzil qabīla qariya TOTAL

Saw 1 2 3

Saw Ġafatā 3 2 1 1 2 2 11

Saw Tatālā 2 1 1 2 9 1 16

Saw 5 2 1 2 1 1 2 2 13 1 30

Pourtant, les recherches archéologiques et ethnologiques et le texte même d’Aḥmad ibn Furṭū montrent que ces populations d’agriculteurs et de pêcheurs étaient sédentaires et habitaient sur les rives de la Komadugu Yobe et du lac Tchad, dans des villages fortifiés intégrées à des zones forestières269. Quelques qualificatifs viennent le rappeler, puisqu’il est fait mention deux fois d’un « territoire » (‘arḍ), une fois d’une « fortification » (ḥiṣn) et deux fois de « maisons » (manāzil) des Saw. Cette faible présence de la notion de territoire pour qualifier les Saw contraste avec leur sédentarité. La « déterritorialisation » des populations Saw est en adéquation avec la politique du sultan Idrīs ibn ‘Alī, qui les expulse systématiquement de leurs terres et cherche à éliminer leur présence au Borno. Dans ce contexte, il n’est pas étonnant que les Saw ne soient pas associés à un territoire. Il s’agirait ici d’un processus de différenciation entre d’un côté des populations musulmanes, légitimes sur le territoire, et de l’autre des

145 populations non musulmanes à éliminer. Ce processus reviendrait ainsi à « ethniciser » les Saw Ġafātā270.

Les sociétés frontalières, entre marge et autonomie

Ce processus d’« ethnicisation » par Aḥmad ibn Furṭū des populations habitant dans la région du lac Tchad semble également s’appliquer aux populations situées en marge des États sahéliens évoqués précédemment. Ces populations ont un statut plus difficile à identifier. Cette difficulté est liée à plusieurs facteurs, notamment le peu d’informations que l’auteur donne et le biais idéologique et politique du discours qu’il tient. La nature des relations entre le pouvoir central du Borno et les populations vivant aux marges est ambiguë et changeante. La marginalité de ces populations influe directement sur les mots utilisés pour les qualifier. C’est notamment le cas pour deux populations frontalières : les Ngizim et la ville d’Amsakā.

Les Ngizim271 sont une population résidant entre le Borno et l’État de Kano, à l’ouest de Birni Ngazargamu et sur les rives de la Komadugu Yobe. Le tableau suivant montre que le terme le plus usité pour qualifier ces populations est qabīla, de la même manière que les populations transhumantes ou les populations vivant sur le territoire du Borno et du Kanem.

Nom [s.t.] ’ahl ’arḍ ǧins kabīr qabīla ra’īs TOTAL

Bīnāwah 3 1 2 5 2 13

Ngizim 1 1 1 11 14

Peuple des Ngizim 4 1 1 1 2 16 2 27

Pourtant, les Ngizim ne semblent pas être séparés d’un territoire. En effet, le terme ’arḍ, ou « territoire », est utilisé pour qualifier leur zones d’habitats272. De plus, le sultan Idrīs ibn ‘Alī mène une campagne militaire contre quatre villes frontalières, preuve que ces populations sont bien ancrées dans un territoire et ont une présence urbaine dans la

270 Jean Boulègue a émis cette hypothèse dans le cadre du Kanem décrit par Ibn Sa‘īd : « À ce traitement

spécifique des riverains du lac Tchad, on peut avancer une hypothèse : très proches du Kanem proprement dit, cœur de l’empire, et presque enclavé dans celui-ci, ils devaient être nécessairement différenciés des sujets musulmans du sultan » (BOULEGUE et DRAMANI-ISSIFOU, « La classification ethnique… », 2003, p. 37).

271 La graphie dans le texte d’Aḥmad ibn Furṭū est Ġizm. Il utilise également le terme de Bede (« Badih » in

RAS, K/B, f. 6v ; LANGE, kitāb al-ġazawāt…, 1987, p. 7), que l’on retrouve dans des documents plus tardifs (PALMER, The Bornu Sahara and Sudan, 1936, p. 269 ; HIRIBARREN, From a Kingdom to a Nigerian

State…, 2012, f. 74-75).

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région située entre les États hausa et le Borno. Mieux encore, les Ngizim, contrairement à ce que laisse entendre le vocabulaire utilisé par Aḥmad ibn Furṭū, possèdent une organisation hiérarchique reconnue par les Bornouans273. Le graphique suivant montre la somme des termes qualifiant les populations Ngizim, en comptant les villes où ils s’abritent et qui sont considérées comme Bedde274. La grande variété des termes repose sur le flou qui entoure ces populations et la diversité des relations que les Bornouans entretiennent avec elles.

Nom [s.t.] ’ahl ’ahl al-

balad ’arḍ balad ǧins ḥiṣn ḥiṣn al-balad kabīr kuffār qabīla ra’īs Rajul al-kabîr TOTAL

’Aġam 1 1 1 5 9   1     18 Bānī 1 3 1       5 Bīnāwah 3 1   2 5 2   13 Ġaǧambanā 2 1 2 8 3 1   2 19 Ġizm (Ngizim) 1 1   1   11     14 Māwah 1 3 1 7 9 1       22

Villes des Ngizim 2 6 4 17 26 2 3 2   2 64

Peuple des Ngizim 4 1 1   1 2 16 2   27

TOTAL Ngizim 6 7 4 1 17 1 26 2 5 2 16 2 2 91

273 L’utilisation de kabīr (RAS, K/B, f. 29v, 34v ; LANGE, kitāb al-ġazawāt…, 1987, p. 41, 47) et raǧūl al-

kabīr (RAS, K/B, f. 34v ; LANGE, kitāb al-ġazawāt…, 1987, p. 47) désigne les autorités des villes Ngizim.

274 Le terme Bedde n’est utilisé qu’à deux reprises, pour parler des « forteresses » Bedde et de la « tribu »

147 La dernière structure politique étudiée est la ville d’Amsakā. Cette ville bénéficie d’un statut unique. Sa place dans le récit d’Aḥmad ibn Furṭū laisse à penser que la ville a une grande influence au sud du Borno. Ainsi, le siège et la prise de cette ville forment un chapitre spécifique du texte et Aḥmad ibn Furṭū insiste sur l’inviolabilité de la ville avant sa conquête par Idrīs ibn ‘Alī275. D’après lui, c’est uniquement grâce aux armes à feu que celle ville put être prise et la première tentative du sultan du Borno, pourtant accompagné du sultan de Yamtih, une ville Kotoko du sud du lac Tchad, s’était soldée par un échec276. L’étude du vocabulaire montre la particularité d’Amsakā par rapport aux autres structures politiques :

Nom [s.t.] ’ahl ’ahl al-balad balad ḥiṣn šawkîya TOTAL

Amsakâ 5 3 2 4 2 5 21

L’étude du lexique laisse transparaître que, à l’image du Borno, du Kanem et de Kano, le terme Amsakā peut être associé à sa population (’ahl et ’ahl al-balad), à une localité (balad) et à une forteresse (šawkiya et ḥiṣn). Cependant, la notion d’espace, marquée notamment par le terme ’arḍ (« territoire »), est totalement absente, ce qui n’est pas sans évoquer une organisation de type « cité-État », qui n’aurait pas de contrôle sur un territoire, mais uniquement sur une ville et ses alentours proches. La description par l’auteur des populations y habitant ainsi que leur organisation politique confirme le particularisme d’Amsakā :

لٌاكسْمأٌلهأ ٌريمأٌمهيفٌنكيٌملوٌفانصأٌنمٌنوطلتخمٌ موقٌلبٌ ٍةليبقٌنمٌاوسي

ٌ دحاو Le peuple d’Amsakā n’appartient pas à une tribu, mais ce sont des gens mélangés, de tout genre, et sans chef (’amīr) à leur tête277.ٌ

Cette phrase montre qu’Aḥmad ibn Furṭū a trois niveaux de classification des