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Chapitre III Interpréter les nabol : lieux de narration, régimes de vérité et genres discursifs

III. a.2 La veillée

Un soir à Bwenarai, la vieille Limeten a accepté de raconter quelques nabol. Limeten est une vieille de la communauté nisvaie, la dernière à avoir passé des grades du Navurvur, la société des femmes du Malesip. Elle est décrite par les autres locuteurs comme une bonne oratrice qui connaît de nombreuses nabol. Bwenarai est un village éloigné d’une dizaine de kilomètres des côtes, ce qui, à l’échelle de Malekula, en fait un village situé à l’intérieur des terres123. Kalbatik et son frère cadet

Aven ont préparé du kava à l’occasion de ma venue. Le kava est consommé dans une maison encore en construction, à l’écart des enfants qui eux se tiennent dans la maison dédiée aux repas. Une fois le kava terminé, l’épouse de Kalbatik et la vieille Limeten servent le dîner, que les adultes dégustent sur des tables en bois. Les enfants mangent sur le sol. Après le repas, Limeten s’installe au sol dans un coin de la maison. Les enfants la suivent et s’allongent ou s’assoient sur le sol, les uns près des

autres. Limeten débute une nabol124 avec le dialogue quasi formulaïque125, prononcé par les

membres de la communauté nisvaie lorsqu'ils commencent une nabol : « Rugrug bi ? » : " Est-ce que vous m'ouvrez le chemin ?"126

L’auditoire répond :

– « Rugrug sal. » : " Nous t'ouvrons le chemin. " Alors l’oratrice poursuit avec :

– « Bulbul qac […] »127 : " L’herbe pousse […]"

124 Il s'agit du texte T30.

125 Il s’agit d’un anglicisme signifiant que la signification des termes prononcés n’est pas saisie par les locuteurs. 126 La traduction de « Rugrug bi ? » et « rugrug sal. » pose problème aux locuteurs nisvais. La proposition présentée ici

est une hypothèse qu'un des vieux a émise quant à la signification de ce dialogue.

127 La narration débute parfois par la forme transitive du verbe qac : " pousser ", c’est-à-dire : Bulbul hac. Les orateurs nisvais ne sont pas d'accord sur la forme à employer dans ce cas.

Illustration 17: Portrait de la famille Varilu, résidant à Bwenarai, juillet 2015. La « vieille » Limeten se trouve à droite, en blanc. À sa gauche, en rouge, se trouve son fils Kalbatik.

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Ce dialogue est abscons pour les locuteurs du nisvai : aucun n’a pu le traduire ou fournir une signification sans contexte. Le sens est clair pour les locuteurs cependant : débuter le temps de la narration et s’assurer de l’attention de l’auditoire. Elle introduit ensuite les personnages que l’auditoire suivra au cours de la narration. Alors que Limeten narre la nabol, le groupe est disposé en quart de cercle autour d’elle, les enfants, allongés au plus près d’elle, et les adultes assis derrière les enfants ou à table. Une fois son texte terminé, Limeten conclut par la formule suivante :

« Drogdrog laim, drogdrog hamel. Kusve. » : " Cherche le village, cherche le nakamal.

Kusve ! "

Et l’auditoire reprend le mot employé pour chasser les esprits attirés par la pratique narrative : – « Kusve ! » : " Kusve ! "128

Une fois la fin de cette première narration marquée, Aven, un adulte, prend la parole et raconte à son tour une nabol129. Elle se déroule sans anicroche et lorsqu'Aven la termine, c'est le moment de

narrer une nouvelle nabol. Les enfants discutent entre eux afin de s’accorder sur celle qu’ils souhaiteraient entendre. L’un d'eux demande à Limeten si elle se souvient d’une avec Ambat et ses frères130, mais Limeten annonce alors qu’elle va entonner un chant de la cérémonie du Navurvur. Le

chant ne possède pas de formule introductive ou conclusive. Après ce chant, une des enfants souhaite prendre la parole à son tour. Elle demande l’autorisation, et après l’acquiescement du groupe, prend le microphone. Elle narre d’abord de manière hésitante, impressionnée par l’utilisation du microphone et la présence du chercheur étranger131. Cependant, la jeune fille est

habituée à narrer et, après un début difficile, retrouve une parole spontanée.

Au cours de la veillée narrative, une dizaine de nabol, d’une durée comprise entre 5 à 12 minutes, sont racontées. Alors que les narrations se suivent, les enfants s’endorment peu à peu, les uns serrés aux autres. Lorsque plus personne ne répond à la question : « Rugrug bi ? », la veillée prend alors fin. Certains enfants préfèrent rester dormir sur place, d’autres se lèvent et vont dormir dans leurs chambres. Les adultes, de leur côté, se dirigent tous vers leur lit.

Les veillés sont des situations qui ont lieu en fin de journée, après le repas et avant d'aller se coucher. Elles se déroulent dans les maisons-cuisines. Toutes les personnes présentes, quelle que 128 Le terme kusve n'a pas de signification claire, mais son sens est de faire fuir les esprits qui ont été attirés par la

pratique narrative.

129 L’enregistrement est contenu dans le fichier 1105 du corpus d'enregistrements sonores (voir chapitre II). Cette « nabol » qui avait d’ailleurs déjà été enregistrée en 2013 et correspond à la « nabol » du texte T16 du corpus annoté avec ELAN.

130 Voir également Deacon, 1934, p. 617, pour une description d'Ambat à Malekula. 131 Il s'agit du texte T44.

soit leur classe d'âge, peuvent prendre la parole. Il arrive que les enfants demandent des nabol particulières aux adultes et aux vieux. Pour cela, ils peuvent identifier la nabol grâce à des éléments de son contenu qui lui sont associés, comme le nom de ses personnages, la mélodie de la séquence poétique ou encore en résumant l'intrigue132. Enfin, les enfants, les adultes et les vieux disent

apprécier cette situation. Deux vieux ont déclaré que, lorsqu'ils étaient enfants, ils considéraient la pratique des nabol comme une forme de jeu.